Journal (Eugène Delacroix)/31 mars 1824
Mercredi 31 mars. — Chez Leblond. — Revenu le soir avec Dufresne : il m’a donné une nouvelle ardeur. Parlé de Véronèse : il peint aussi la passion.
— Il faut dîner peu et travailler le soir seul[1]. Je crois que le grand monde à voir de temps à autre, ou le monde tout simplement, est moins à redouter pour le progrès et le travail de l’esprit, quoi qu’en disent beaucoup de prétendus artistes, que leur fréquentation à eux. Le vulgaire naît à chaque instant de leur conversation ; il faut en revenir à la solitude, mais vivre sobrement comme Platon. Le moyen que l’enthousiasme se conserve sur une chose quand, à chaque instant, on est accessible à une partie ? quand on a toujours besoin de la société des autres ? Dufresne a bien raison : les choses qu’on éprouve seul avec soi sont bien plus fortes et vierges. Quel que soit le plaisir de communiquer son émotion à un ami, il y a trop de nuances à s’expliquer, bien que chacun peut-être les sente, mais à sa manière, ce qui affaiblit l’impression de chacun. Puisqu’il me conseille et que je reconnais la nécessité de voir l’atelier seul et de vivre seul, quand j’y serai établi, commençons dès maintenant à en prendre l’habitude : toutes les réformes heureuses naîtront de là. La mémoire reviendra et l’esprit présent fera place à celui d’ordre.
— Dufresne disait, à propos de Charlet, que ce n’était pas assez naïf de manière de faire : on voit l’adresse et le procédé. Y penser[2].
- ↑ Ces questions d’hygiène favorable au travail intellectuel préoccupaient Delacroix. Baudelaire, qui le fréquentait dans l’intimité, nous le montre saisissant sa palette « après un déjeuner plus léger que celui d’un Arabe ». Dans la seconde partie de sa vie il eut cruellement à souffrir de lourdeurs d’estomac, et ce fut sans doute cette raison qui l’amena à modifier son hygiène : il déjeunait à peine et ne prenait qu’un fort repas, celui du soir.
- ↑ Il est intéressant de rapprocher cette appréciation sur Charlet formulée en 1824, de l’article que Delacroix lui consacra, après sa mort,