Journal (Eugène Delacroix)/6 octobre 1848

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 387-389).

Samedi 6 octobre. — Ce jour, sorti tard.

Vu la cathédrale, qui est à cent lieues de produire l’effet de Saint-Ouen ; j’entends à l’intérieur, car extérieurement, et de tous côtés, elle est admirable. La façade : entassement magnifique, irrégularité qui plaît, etc… Le portail des libraires aussi beau.

Ce qui m’a le plus touché, ce sont les deux tombeaux de la chapelle du fond, mais surtout celui de M. de Brézé. Tout en est admirable, et en première ligne la statue. Les mérites de l’Antique s’y trouvent réunis au je ne sais quoi moderne, à la grâce de la Renaissance : les clavicules, les bras, les jambes, les pieds, tout cela d’un style et d’une exécution au-dessus de tout. L’autre tombeau me plaît beaucoup, mais l’exécution a quelque chose de singulier ; peut-être est-ce l’effet de ces deux figures posées là comme au hasard. Celle du cardinal, en particulier, est de la plus grande beauté, et d’un style qu’on ne peut comparer qu’aux plus belles choses de Raphaël… : la draperie, la tête, etc.

A Saint-Maclou ; vitraux superbes, portes sculptées, etc. ; le devant sur la rue a gagné à être dégagé. On a fait là depuis quelques années une nouvelle rue à la moderne qui va jusqu’au port.

Rentré d’assez bonne heure, après avoir été à Saint-Patrice, dont les vitraux sont beaux, mais m’ont ému faiblement. (Se rappeler l’allégorie de la Chute de l’homme et de la femme; le démon à côté, ensuite la Mort qui apprête son dard, et enfin le Péché, sous les traits d’une femme couverte de parures, mais les yeux fermés et liée d’une chaîne.)

Dîné à trois heures ; parti à quatre heures et demie. Cette route faite le soir par un temps riant et charmant… Dérangé par les caquetages d’un jeune avocat, insolent comme tous les jeunes gens, et de son client, bavard insupportable.

A Yvetot, désappointement. Pris un cabriolet ; arrivé tard. La grande allée du château a disparu J’ai éprouvé là l’émotion la plus vive du retour dans un endroit aimé[1]. Mais tout est défiguré… le chemin est changé, etc.

  1. L’émotion de Delacroix s’explique facilement, car c’est là, à l’abbaye de Valmont, que le maître avait passé les meilleurs moments de sa jeunesse. Son cousin, M. Bataille, officier d’état-major, attaché à la personne du prince Eugène, à la suite duquel il fit les campagnes d’Italie et de Pologne, de 1811 à 1813, était propriétaire de cette ancienne abbaye, qui avait été bâtie pour huit moines bénédictins, et qui touchait aux ruines d’une église beaucoup plus ancienne. M. Bataille avait réparé les ruines et l’habitation, puis il avait planté un parc à l’entour. A sa mort, Valmont était devenue la propriété de M. Bornot, cousin de M. Bataille et de Delacroix.