Journal d’un écrivain/1876/Décembre, I

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DÉCEMBRE




I


ENCORE L’AFFAIRE SIMPLE ET COMPLIQUÉE


Vous vous rappelez cette Catherine Prokofieva Kornilova, cette marâtre qui, au mois de mai dernier, par dépit contre son mari, jeta par la fenêtre sa petite belle-fille, âgée de six ans. On s’est souvenu de cette affaire, surtout parce que la fillette, précipitée d’un quatrième étage, ne s’est rien cassé, rien abimé et se trouve aujourd’hui dans un état de santé excellent.

Je ne vais pas recommencer mon article ; peut-être mes lecteurs ne l’ont-ils pas oublié complètement. Je répéterai seulement que cette affaire m’avait paru extraordinaire et qu’on l’avait, selon moi, envisagée à un point de vue un peu trop simple.

La malheureuse criminelle était enceinte et irritée par les reproches de son mari. Mais son désir de vengeance n’était peut-être pas la cause principale du crime. Pour moi, l’état morbide de la coupable devait surtout être pris en considération. Elle avait dû connaître ces étranges crises dont souffrent les femmes enceintes, ces crises qui ressemblent à des accès de folie et qui poussent, parfois, à la perpétration d’actes abominables. Je donnais cet exemple d’une dame de Moscou qui, à une certaine époque de ses grossesses, succombait toujours à de folles tentations de voler. Elle gardait son discernement, mais ne pouvait résister à sa manie.

Quand j’écrivis ces choses, il y a deux mois, j’avais le plus grand désir de faire apporter, si cela était possible, quelque adoucissement à la peine de la Kornilova, mais je ne croyais guère y parvenir. Je ne cachais pas qu’à mon avis, après tant d’acquittements scandaleux de crimes prouvés, conscients et abominables, on aurait bien pu acquitter aussi la Kornilova. (Quelques jours à peine après la condamnation de cette malheureuse malade aux travaux forcés et à la déportation à vie en Sibérie, une meurtrière, la Kirilova était acquittée.)

Après avoir exposé le cas de cette pauvre femme, âgée de vingt ans, et arrivée à la dernière période de la grossesse, je me laissai aller à rêver à ce qui pourrait lui arriver. Vous vous rappelez que je la voyais déjà, peut-être, réconciliée avec son mari qui, malgré son droit absolu de se remarier quand il lui plairait, visitait, sans doute, la coupable dans sa prison. Je me figurais qu’ils pleuraient ensemble ; que la petite victime, oublieuse du crime de sa belle-mère, lui prodiguait ses caresses en toute sincérité. J’avais même été jusqu’à imaginer la scène de la séparation, dans la gare du chemin de fer. Selon moi, ils ne pouvaient point ne pas se pardonner mutuellement, non seulement parce que le sentiment chrétien devait les y pousser, mais encore parce qu’un obscur instinct pouvait leur dire que, peut-être, n’y a-t-il pas là crime du tout, rien qu’un acte involontaire, inexplicable, permis par Dieu pour le châtiment de leurs péchés.

Sous l’impression de ce que j’avais écrit, je fis tout mon possible pour voir la Kornilova, avant son départ de la prison. J’avoue que j’attachais un grand intérêt à savoir si je ne m’étais pas trompé dans mes imaginations de romancier. Et justement, une circonstance me permit d’aller visiter la Kornilova. Je fus tout surpris de voir que mes rêves s’étaient trouvés presque conformes à la réalité. Le mari vient bien lui rendre visite dans sa prison ; ils pleurent tout deux, se lamentent l’un sur l’autre, se pardonnent réciproquement. La fillette serait venue m’a dit la Kornilova elle-même, si elle n’était pas interne dans un pensionnat. Je ne pourrais pas raconter tout ce que j’ai appris sur cette malheureuse famille, — des volumes et des volumes. — Je me suis, certes, trompé sur quelques détails. Kornilov, bien que paysan, s’habille à l’européenne ; il est beaucoup plus jeune que je ne croyais ; il est employé dans mue imprimerie de l’État et reçoit des appointements relativement considérables, qui le font bien plus riche que je ne supposais. Quant à la femme, elle était couturière, continue à coudre dans sa prison et gagne aussi pas mal d’argent. Ils ne sont donc pas aussi préoccupés que je me le figurais, du « thé et du sucre pour le voyage »… Quand j’ai vu la Kornilova pour la première fois, elle venait d’accoucher, non pas d’un fils, mais bien d’une fille, quelques jours auparavant. Somme toute, mes erreurs ont été peu importantes ; le fond demeure vrai.

La Kornilova se trouvait, en raison de ses couches récentes, dans une section spéciale ; elle avait une chambre à part. Sur son lit, était l’enfant nouveau-né, qu’on avait baptisé la veille.

J’ai gardé une impression très consolante de cette section des femmes. Les relations des surveillantes avec les prisonnières étaient empreintes d’une grande bienveillance. J’ai vu plusieurs cellules, où des criminelles allaitaient leurs enfants. J’ai été témoin des soins et des égards qui leur étaient prodigués.

À ma première visite, j’ai passé vingt minutes avec la Kornilova. C’est une jeune femme d’aspect très agréable, au regard intelligent. Au début, elle semblait un peu étonnée de ma venue, puis elle comprit que je m’intéressais à elle et se montra tout à fait franche avec moi. Elle n’est pas très parleuse, mais ce qu’elle dit, elle le dit fermement, nettement ; on voit qu’elle est sincère ; rien de doucereux, d’insidieux, chez elle. Elle parlait avec moi, non comme avec un étranger, mais comme avec l’un des siens. Elle était encore sous l’influence de ses couches récentes et des émotions du jugement. Elle était excitée et se mit à pleurer en pensant à un témoignage mensonger que l’on avait fait sur elle. L’un des témoins lui prêtait, aussitôt après le crime, des paroles qu’elle affirme n’avoir jamais prononcées. Elle était navrée de la calomnie, mais s’expliquait sans haine et s’écria simplement : « C’était mon destin ! »

Quand je me mis à lui parler de sa petite fille, nouvellement née, elle sourit aussitôt :

— Hier, nous l’avons baptisée.

— Et comment s’appelle-t-elle ?

— Catherine.

Ce sourire de la mère condamnée aux travaux forcés et regardant son enfant, née dans la prison, peu de temps après le verdict, qui la condamnait en même temps que la coupable, ce sourire a produit en moi une impression étrange et pénible.

Je l’ai questionnée sur son crime, et le ton de ses réponses m’a plu par sa franchise. Elle, disait tout, clairement, sans tergiverser. Elle avoua sans ambages qu’elle était coupable de ce dont on l’accusait. Ce qui me frappa c’est qu’elle ne chargea aucunement son mari, bien au contraire. Alors, mon Dieu ! comment tout cela s’est-il accompli ! Elle me raconta de quelle façon elle avait commis son crime : « … Oui, j’ai voulu le mal, me dit-elle, mais c’était absolument comme si ma volonté n’avait plus été à moi, comme si elle eût été la volonté de quelqu’un d’autre… » Elle s’était rendue au commissariat très sciemment ; toutefois, il lui semblait qu’elle ne voulait pas y aller, qu’on la forçait à s’y rendre. Elle ne sait pas comment elle y arriva ; mais, dès son entrée, elle se dénonça elle-même.

La veille de cette visite, j’avais appris que le défenseur de la Kornilova, M. L…, avait signé un pourvoi en cassation, de sorte qu’il restait encore quelque espoir, bien faible il est vrai. Mais moi, j’avais encore un autre espoir, dont je ne parlerai pas actuellement, mais que je dis à la condamnée, au moment de mon départ. Elle m’écouta sans paraître croire beaucoup au succès de ce que je désirais faire faire, mais elle a cru de toute son âme à l’intérêt que je lui portais et m’en a remercié. À la question que je lui posai, pour savoir si je pouvais lui être immédiatement utile, elle répondit, devinant toute de suite ce dont je parlais, que l’argent ne lui manquait pas, et le travail pas davantage. Elle ne se montra aucunement froissée de mon interrogation à ce sujet.

Deux autres fois, je fus la voir. Entre autres choses, je lui parlai exprès de l’acquittement de la Kirilova, qui fut prononcé quelques jours après sa condamnation, à elle, la Kornilova. Elle ne montra aucune velléité de s’en indigner. Évidemment, elle se regardait elle-même comme une très grande coupable. En l’observant avec attention, j’ai remarqué au fond de ce caractère de femme, une grande égalité d’humeur, un curieux esprit d’ordre et, — ce qui m’a surtout intéressé, — une certaine dose de gaité naturelle. Néanmoins, il est clair qu’elle souffre de ses souvenirs, que c’est avec une peine sincère et profonde qu’elle regrette de n’avoir pas aimé sa petite belle-fille, de l’avoir battue, quand son mari lui avait reproché de ne pas agir comme sa première femme. Une pensée qui la trouble beaucoup, c’est que son mari peut se remarier ; ce qui la rassure, c’est que Kornilov, lui a dit récemment qu’il ne pouvait guère songer au mariage en de pareilles circonstances. Alors c’est elle-même qui lui parle de cela, pensai-je. Elle comprend très bien, qu’après le verdict prononcé contre elle, son mari n’est plus son mari ; que le mariage est dissous par le fait même de sa condamnation. Ils doivent avoir des causeries bien tristement curieuses, me dis-je encore.

Pendant ces visites, il m’arriva de parler de la Kornilova avec quelques surveillantes et aussi avec Mme A. P. B. la directrice adjointe de la prison. Je pus me rendre compte qu’elle était sympathiques à toutes ces dames. Mme A. P. B. me raconta qu’à son entrée dans la maison, la Kornilova était une tout autre femme, grossière, mal embouchée, sauvage. Au bout de deux ou trois semaines elle était devenue telle que je la voyais. Cette particularité m’eût paru très grave pour l’accusation, si le verdict n’eût été prononcé.

Mais plus récemment j’ai appris que le verdict des jurés était cassé, que l’affaire sera jugée à nouveau par une autre section du tribunal, avec le concours des jurés comme auparavant. Si bien que voici de nouveau la Kornilova simplement accusée et non plus condamnée, forçate ; elle redevient la femme légitime de son mari. L’espoir luit encore une fois pour elle. Dieu veuille que cette jeune âme, qui a déjà tant souffert, ne soit pas définitivement brisée par une nouvelle condamnation ! On n’a pas le droit de bouleverser ainsi une âme humaine. Ce serait aussi cruel que le fait de détacher un homme qui attend d’être fusillé, de lui donner l’espoir, de lui ôter le bandeau qui recouvre ses yeux, de lui montrer de nouveau le soleil, puis de le rattacher cinq minutes après en face des fusils rebraqués. N’accordera-t-on aucune attention à cette circonstance que l’accusée était enceinte lors de l’accomplissement de son crime ? L’accusation mettra en avant un argument très grave : La coupable, dira-t-elle, a agi avec discernement. Mais que vient faire le discernement ici ? La conscience pouvait être lucide mais incapable de lutter contre un désir fou, sauvagement impulsif, de commettre un acte violent. Si elle n’avait pas été enceinte elle aurait pensé au moment de la colère : « Méchante fille ! Je voudrais te jeter par la fenêtre ! » mais ne l’eût pas fait. Dans l’état de grossesse elle subit l’impulsion et fit ce à quoi elle pensait au moment où elle y pensait ; elle ne put résister à son envie morbide.

Voyez, elle est la première à s’accuser, à aggraver son cas. La veille, elle eût, dit-elle, jeté la petite par la fenêtre, si son mari ne l’eût pas retenue. Il est arrivé quelque chose d’anormal. Réfléchissez un peu. Elle regarde par la fenêtre, le crime commis ; l’enfant s’est évanouie ; elle la croit morte. Elle s’habille et va se dénoncer. Qui ou quoi l’y forçait ? Y avait-il des témoins qui pouvaient la voir au moment où elle faisait tomber l’enfant dans le vide ? Pourquoi n’eût-elle pas dit que l’enfant était tombée par accident ? Au retour du mari elle aurait raconté le malheur ; personne ne l’aurait accusée ; elle se serait vengée sans avoir eu rien à craindre. Même si elle avait pu se rendre compte que l’enfant n’était pas morte et l’accuserait plus tard, de quoi se serait-elle effrayée ? Qui eût accordé la moindre importance au témoignage d’une enfant de six ans racontant qu’on l’avait prise par les pieds pour la précipiter du quatrième étage ? Mais le premier médecin-expert venu aurait dit qu’au moment de la chute, la petite avait pu s’imaginer, sans raison, que les choses s’étaient passées comme elle le racontait ; qu’il s’agissait d’une impression nerveuse.

Pourquoi donc la coupable est-elle allée se dénoncer ? On nous répondra qu’elle était au désespoir : qu’elle voulait « en finir d’une façon ou d’une autre ». En effet, il est impossible de trouver une autre explication ; mais cela même ne démontre-t-il pas le bouleversement de l’âme de cette malheureuse, enceinte, disons-le encore une fois. Ses propres paroles sont assez caractéristiques. « Je ne voulais pas aller au commissariat et j’y suis arrivée je ne sais trop comment. » C’est-à-dire qu’elle agissait comme dans le délire, comme poussée par une volonté étrangère. D’autre part, le témoignage de Mme A. P. B. explique bien des choses. On nous dit que la Kornilova était, à son arrivée en prison, méchante, grossière, et qu’au bout de trois semaines se révéla en elle un être tout différent, timide, doux et tranquille. Pourquoi ? Parce que, terminée une certaine période de la grossesse, la période où la volonté était malade, la période de la «’folie sans folie », l’état morbide se dissipa et qu’apparut un être nouveau, inoffensif et pacifique.

Supposons qu’on la condamne encore au bagne, qu’on désespère encore cette pauvre femme si jeune, qui commence à peine à vivre et se trouve prisonnière et affligée d’un nourrisson ; que s’ensuivra-t-il ? Son âme se corrompra, deviendra féroce et cruelle. Quand le bagne a-t-il jamais amendé personne ? Je le répète comme il y a deux mois : il vaut mieux se tromper par trop de clémence que par trop de rigueur. Acquittez cette malheureuse et que son âme ne se perde pas. Elle a longtemps à vivre, cette jeune femme ; il y a de bons germes en elle, ne les étouffez pas. À présent, la leçon terrible qu’elle a reçue peut la détourner à jamais du mal et développer ces bons germes.

Supposez même que son cœur soit mauvais et aride, la clémence peut l’adoucir ; mais je vous assure qu’il n’est ni aride ni mauvais. Je ne suis pas le seul à en témoigner. Est-il donc impossible de l’acquitter, de courir le risque de l’acquitter ?