Journal d’un écrivain/1876/Décembre, IV

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IV


ANECDOTE SUR LA VIE ENFANTINE


Je veux raconter ceci pour ne pas l’oublier :

Une mère demeure avec sa fille, âgée de douze ans, dans un faubourg de Pétersbourg, bien en dehors de l’agglomération principale. La famille n’est pas riche, mais la mère gagne sa vie en travaillant, et la fillette fréquente une école de Pétersbourg. Chaque fois qu’elle se rend à l’école ou revient chez elle, elle prend place dans un omnibus qui va de Gostinoï Dvor jusqu’auprès de sa maison.

Et voici qu’il y a deux mois, alors que l’hiver fit si brusquement son apparition, la mère s’aperçut que sa fille Sacha n’étudiait plus ses leçons et le fit observer à la petite :

— Oh ! maman, ne t’inquiète pas, répondit cette dernière, j’ai tout préparé déjà ; je suis en avance d’au moins une semaine.

— Si c’est ainsi, c’est bien.

Le lendemain, Sacha alla à l’école, mais à six heures du soir, le conducteur de l’omnibus apporta à la mère un mot ainsi conçu :

« Ma chère petite mère, j’ai été toute la semaine une très vilaine fille. J’ai eu trois zéros pour mes leçons ; je t’ai trompée tout ce temps-là. J’ai honte de rentrer et ne reviendrai plus chez toi. Pardonne-moi, ma chère maman, pardonne-moi. Ta Sacha. »

On peut imaginer l’affreuse inquiétude de la mère. Elle voulut abandonner ses occupations et courir à la recherche de Sacha. Mais où ? et comment ? Une personne amie s’offrit d’elle-même à faire toutes les démarches nécessaires, s’en fut prendre des renseignements à l’école, chez toutes les connaissances et courut toute la nuit. La crainte que Sacha repentante revint chez elle et repartit en ne trouvant pas sa mère, décida cette dernière à rester dans sa maison et à se fier au zèle du bienveillant ami. Si Sacha n’était pas retrouvée le matin, on irait faire une déclaration à la police. Demeurée seule, la mère passa quelques heures pénibles, que l’on peut se figurer.

Et, raconte la mère, vers dix heures du soir, j’entendis sur la neige de la cour de petits pas bien connus ; les mêmes pas montèrent l’escalier. La porte s’ouvrit et entra Sacha.

— Maman ! maman ! Comme je suis heureuse d’être revenue chez toi !

Elle joignait ses petites mains, dont elle se couvrit la figure ; puis elle s’assit sur le lit, mais dans quel état de fatigue !

Après les premières exclamation de joie, la mère ne voulut pas faire tout de suite des reproches…

— Ah ! maman ! reprit la fillette, quand je t’ai menti hier au sujet des leçons, je me suis décidée tout de suite à ne plus aller à l’école et à ne plus revenir ici ! Puisque je n’irais plus à l’école, je serais forcée de te tromper tous les jours quand je te dirais y aller !

— Mais que voulais-tu devenir ?

— Je pensais que je marcherais toute la journée par les rues. Mon vêtement fourré est chaud et si j’avais trop froid, j’irais dans un passage couvert. Au lieu de dîner, tous les jours, je me serais acheté un petit pain. Pour boire, je n’aurais pas été embarrassée : il y a de la neige, maintenant. Un petit pain m’aurait suffi pour un jour. J’ai quinze kopeks et un petit pain vaut trois kopeks. J’avais cinq jours d’assurés.

— Et après ?

— Je ne sais pas. Je n’ai pas pensé à après.

— Et où aurais-tu passé la nuit ?

— J’y avais songé. Quand il aurait fait noir, j’aurais été à la gare du chemin de fer, mais loin, sur la voie, où il ne passe plus personne. Il y a des quantités de wagons garés qui ne partent pas tout de suite. Je me serais cachée dans l’un de ces wagons et j’y aurais dormi jusqu’au matin. Alors, ce soir, j’ai été là-bas, là-bas, sur la voie, là où l’on ne rencontre plus de monde ; j’ai vu des wagons garés tout différents de ceux qui sont pour les voyageurs. J’en ai choisi un ; j’y suis montée, mais à peine étais-je sur le marchepied qu’un gardien est apparu et m’a crié :

— Où entres-tu ? Ce sont des wagons où on transporte des morts !

Dès que j’ai entendu cela, j’ai sauté à bas et me suis sauvée. Le gardien me poursuivait en hurlant : « Qu’est-ce que tu cherches par ici ? » J’ai couru, couru ! Je me suis retrouvée dans une rue où j’ai aperçu une maison en construction. Elle n’avait pas encore de portes ; rien que des planches qui bouchaient les ouvertures. J’ai trouvé un endroit où l’on pouvait passer entre les planches ; j’ai suivi un mur à tâtons ; j’ai trouvé un coin où il y avait par terre un tas de bois sec et lisse. Je me suis couchée dessus. Mais à peine étais-je étendue que j’ai entendu parler tout bas, très près de moi. Je me suis levée et d’autres voix ont parlé et il m’a semblé que des yeux me regardaient, dans la nuit, j’ai eu affreusement peur et me suis encore enfuie. Quand j’ai été dans la rue, des gens m’ont appelé de la maison en construction que je croyais vide !

J’étais déjà fatiguée, si fatiguée ! J’ai suivi des rues ; des gens allaient et venaient. Je ne savais pas quelle heure il pouvait être. Tout à coup, je me suis trouvée sur la Perspective Nevsky, près du Gostinoï, et je me suis mise à pleurer : « Ah ! me disais-je, si je rencontrais quelqu’un de bon, un « bon monsieur qui aurait pitié d’une pauvre fillette qui ne sait où se réfugier pour la nuit ! Je lui avouerais tout, et je serais peut-être recueillie pour ce soir ! » Tout en pensant à cela, je marche toujours, et voici que j’aperçois notre omnibus qui partait pour son dernier voyage. Je le croyais bien loin depuis longtemps.

— Ah ! ai-je pensé ! Je veux aller chez maman ! Je suis montée dans l’omnibus et, comme je suis contente d’être chez toi ! Jamais je ne te tromperai plus et j’apprendrai bien mes leçons. Ah ! maman ! ah ! maman !

Je l’ai questionnée, ajouta la mère : « Sacha, est-ce bien toi qui as trouvé toute seule cette belle idée de ne plus aller à l’école et de vivre dans la rue ?

— Vois-tu, maman, il y a longtemps que j’ai fait la connaissance d’une fille de mon âge, mais qui va à une autre école. Croirais-tu qu’elle n’y va presque jamais ? Elle dit que l’école est très ennuyeuse et la rue très gaie. Moi, m’a-t-elle raconté, dès que je suis hors de la maison, je marche, je marche. Il y a quinze jours que je n’ai mis le pied à l’école. Je regarde les vitrines des magasins ; je me promène dans les passages — jusqu’au soir, jusqu’à l’heure où il me faut rentrer chez moi. — Quand j’ai su cela, j’ai pensé : Je voudrais bien en faire autant ! et j’ai été dégoûtée de l’école plus qu’avant. Mais je n’ai eu aucune intention précise jusqu’à hier soir, après t’avoir menti. Je me suis alors décidée à faire ce que j’ai fait. »

Cette anecdote est authentique. Naturellement, la mère a pris des mesures. Quand on m’a raconté la chose, j’ai pensé qu’il ne serait aucunement inutile de la faire figurer dans mon « carnet ». On va me dire que c’est un cas unique et que, sans doute, il s’agit d’une gamine très stupide. Mais je sais que la fillette est loin d’être bête. Je sais aussi que dans ces âmes jeunes, après la première enfance, mais à une époque où les moutards sont encore absolument inexpérimentés, il peut naître un tas de rêveries plus ou moins malsaines. Cet âge (douze ou treize ans) est extrêmement intéressant, encore plus chez une fillette que chez un garçon. Mais, en fait de garçons, rappelez-vous cette nouvelle parue dans un journal d’il y a quatre ans. Trois collégiens s’étaient sauvés du gymnase avec l’intention d’aller en Amérique. On ne les avait rattrapés qu’à une certaine distance de la ville ; l’un d’eux était porteur d’un pistolet. Il y a une vingtaine ou une trentaine d’années, il passait aussi bien des rêves et d’étranges fantaisies dans la cervelle des gamins et gamines, mais ceux d’aujourd’hui sont plus décidés. Leurs réflexions et leurs doutes durent moins. Autrefois, tels petits gaillards de cet âge méditaient de se sauver pour faire, par exemple, un voyage à Venise, dont ils avaient la tête farcie grâce à certains romans d’Hoffmann et de George Sand. (J’ai eu un condisciple de ce genre.) Mais ils n’exécutaient pas leur projet et se contentaient de le confier à un camarade après en avoir obtenu le serment d’être discret. Ceux d’aujourd’hui exécutent ce que les autres se bornaient à rêver. Autrefois, certains sentiments de devoir, d’obligations envers la famille avaient beaucoup de puissance. Aujourd’hui, tout cela a perdu beaucoup de sa force.

L’essentiel, c’est que ce ne sont pas là du tout des cas isolés ; et ce ne sont pas des enfants stupides qui se permettent ces escapades. Cet âge, je le répète, est très intéressant et mériterait plus d’attention de la part des éducateurs.

Combien de choses terribles peuvent arriver à nos enfants ! Réfléchissez seulement à ce passage du récit que je reproduisais tout à l’heure, au moment où la fillette fatiguée se propose de tout raconter à un passant. À un « bon monsieur », par exemple, qui aura pitié d’une pauvre fillette qui ne sait où se réfugier pour la nuit. Pensez combien cette intention, qui atteste son innocence enfantine, est facile à réaliser, Chez nous, dans toutes les rues, « les bons messieurs » fourmillent. Mais après, le lendemain, que serait devenue la fillette ?… En admettant que le « bon monsieur » fût d’une espèce trop répandue aujourd’hui, c’était… la rivière ou la honte d’avouer… Supposons qu’elle eût préféré la honte d’avouer. Peu à peu elle se fût habituée au souvenir de cette honte et qui sait si, après avoir trop songé à ce qui lui était arrivé, elle n’aurait pas eu la fantaisie de chercher une nouvelle ; aventure du même genre ?… À douze ans ! On devine tout ce qui serait advenu par la suite !… Et cette autre fillette qui, au lieu d’aller à l’école, passe son temps aux vitrines des magasins et dans les passages, et donne à la première gamine l’idée d’un nouvel emploi de son temps ? J’ai déjà entendu parler auparavant de jeunes garçons qui trouvaient que l’école était fastidieuse et que le vagabondage avait beaucoup de charme et de gaîté. La propension au vagabondage est presque nationale, en Russie ; c’est encore un de ces penchants naturels qui nous distinguent du reste des Européens, un penchant qui devient plus tard une passion maladive, dont le premier germe a été contracté dès l’enfance. Je vois qu’il y a maintenant aussi des fillettes qui vagabondent, certes bien innocemment au début. Mais fussent-elles pures comme de petits êtres primitifs évoluant dans un paradis terrestre, elles n’échapperont pas à la « connaissance du bien et du mal », même si elles ne pêchent qu’en imagination. La rue est une école où l’on apprend vite ! L’essentiel, je le répète, c’est de songer à quel point est intéressant cet âge où l’innocence encore enfantine s’allie à une incroyable aptitude à recevoir des impressions, à une extraordinaire faculté de s’assimiler toute espèce d’expérience, bonne ou mauvaise. C’est ce qui rend si dangereuse et si critique cette période de la vie des adolescents.