Journal d’un écrivain/1876/Juillet-août, I

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JUILLET-AOÛT




I


LE DÉPART À L’ÉTRANGER. LES RUSSES EN WAGON


Depuis deux mois je ne me suis pas entretenu avec mes lecteurs. Après la publication du numéro de juin, j’ai pris le chemin de fer pour me rendre à Ems. Je n’y ai pas été pour me reposer, mais bien pour faire ce que l’on fait à Ems. Décidément tout ceci est trop personnel, mais il m’arrive d’écrire mon « carnet », non seulement pour mes lecteurs, mais aussi pour moi-même. C’est pourquoi, sans doute, on y peut trouver tant de choses qui peuvent paraître incohérentes, tant de pensées à moi familières qui, conçues après de longues réflexions, me paraissent naturelles et logiques, mais surprennent le lecteur, qui ne leur voit de liaison ni avec ce qui précède ni avec ce qui suit. Mais comment ne parlerais-je pas de mon départ pour l’étranger ?

Certes, si cela ne dépendait que de moi, je préférerais me rendre dans le sud de la Russie, où :


Avec sa largesse coutumière,
Le sol, pour un travail facile,
Rend au centuple, au laboureur,
Ce qu’il a semé dans les champs féconds.


Mais il paraît que les choses ne se passent plus là comme au temps où le poète rêvait du pays. Ce n’est qu’après un travail très pénible que le laboureur récolte ce qu’il a semé, et la moisson ne donne plus cent pour un !

À ce propos je viens de lire un article dans la Moskovskia Wiedomosti. Il s’agissait de la Crimée et du dépeuplement de ce pays. La Moskovskia Wiedomosti exprime cette pensée que je trouve insolente : « Il n’y a pas lieu de plaindre les Tartares qui s’expatrient. Qu’ils s’en aillent et il sera bien mieux de coloniser la Crimée à l’aide de colons russes. » Je suis choqué de l’insolence de cette pensée. La Moskovskia Wiedomosti avance comme un fait avéré que les Tartares criméens ont démontré leur incapacité comme cultivateurs et que les Russes, — les Russes du sud, s’il vous plait, — montreront une science agronomique bien supérieure. Ils en donnent comme preuve l’état actuel des terres du Caucase. — En tout cas, si les Russes ne viennent pas occuper les terrains vacants, les Juifs se jetteront sur la Crimée et la ruineront en un rien de temps.


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Le trajet de Pétersbourg à Berlin est long. Il dure près de quarante-huit heures. Aussi, ai-je pris avec moi quelques brochures et journaux. Je n’aime pas causer en wagon, — en Russie, — c’est une faiblesse que j’avoue. À l’étranger il en va tout autrement.

Si un Russe entame avec vous une conversation en wagon, il débutera toujours sur un ton confidentiel, amical, mais bientôt vous verrez naître en lui une méfiance qui ne tardera pas à se manifester ouvertement par quelque raillerie caustique ou même une grossièreté, quelle que soit l’éducation de votre interlocuteur. Il n’existe pas d’homme plus prêt que le Russe à répéter : « Je me moque de ce que l’on pensera de moi », et il n’y a pas d’être au monde qui tremble à ce point devant l’opinion générale. Cela provient d’un manque de respect envers soi-même que l’on retrouve chez presque tous les Russes, même s’ils sont d’une présomption et d’une vanité sans bornes. Il est pénible de rencontrer un Russe en wagon ou à l’étranger. Et pourtant la conversation commencera presque toujours ainsi : « Vous êtes Russe ! quel plaisir de rencontrer un compatriote loin de chez soi ! » Mais n’ajoutez pas foi à ce ton aimable. Au bout d’un instant, le compatriote sourit encore, mais vous soupçonne déjà d’on ne sait quelles intentions de raillerie peut-être méritée. Il aura tout de suite besoin de mentir pour se relever dans votre opinion. Dès ses premières phrases, il laissera négligemment tomber qu’il a récemment rencontré un tel ou un tel ; il s’agira toujours de quelque personnage haut coté de la société russe. Il parlera de cette illustration, non seulement comme d’un ami à lui, mais aussi comme d’un homme avec lequel vous ne pouvez manquer d’être en relations. Si vous déclarez ne pas connaître le phénix en question, votre interlocuteur s’en offensera ; il vous accusera en lui-même d’avoir pensé qu’il se vantait en prétendant connaître le personnage mentionné. La conversation s’arrêtera court, et le compatriote se détournera brusquement de vous. Au besoin, il se mettra à causer, non sans affectation, avec le boulanger allemand placé vis-à-vis de lui. La nuit, il s’étendra sur les coussins, ses pieds vous touchant presque, et au bout du trajet, il descendra de wagon sans vous avoir même adressé un signe de tête. Les plus ombrageux de tous sont les généraux russes. Ils ont peur, dès l’abord, que, — vous croyant avec eux sur un pied d’égalité parce que vous êtes à l’étranger, — vous ne vous avisiez de leur parler autrement qu’il ne convient avec des hauts gradés de leur importance. Aussi, dès leur entrée dans le wagon, se réfugient-ils dans une dignité sévère, marmoréenne et glaciale. Tant mieux, d’ailleurs : ils ne dérangeront ainsi personne. En tout cas, le mieux est d’être armé d’un livre ou d’une brochure contre la loquacité de la plupart des Russes. Vous avez l’air de dire : « Je lis ; laissez-moi en paix. »