Journal d’un écrivain/1876/Juin, IV

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IV


L’ENTENDEMENT UTOPIQUE DE L’HISTOIRE


Pendant un siècle et demi, depuis Pierre le Grand, nous n’avons fait qu’essayer de communier avec toutes les civilisations humaines. Nous nous sommes imprégnés de leur histoire, de leur idéal. Nous nous sommes habitués à aimer les Français, les Allemands, tous les peuples, comme s’il se fût agi de frères : les autres ne nous ont jamais aimés et n’ont jamais eu le désir de nous aimer. À l’œuvre de Pierre le Grand, nous avons gagné une largeur de vues que l’on ne retrouve chez aucun peuple ancien ou moderne. La Russie d’avant Pierre était forte, bien qu’elle se fût unifiée lentement, et elle comprenait qu’elle portait en elle une chose précieuse et unique, — l’orthodoxie, — qu’elle était la gardienne de la vérité du Christ, de l’image vraie du Christ qui s’effaçait dans l’esprit de tous les autres peuples. Cette vérité éternelle, dont la Russie était la dépositaire, semblait délivrer sa conscience du souci de toute autre civilisation. On croyait alors, à Moscou, que tout contact avec l’Europe ne pouvait que porter préjudice à l’esprit russe en le pervertissant et dénaturer même l’idée russe et l’orthodoxie au point de pousser la Russie à sa ruine morale. Ainsi la Russie, en se repliant sur elle-même, était sur le point de faire tort à l’humanité entière. Elle semblait résolue à garder pour elle seule son orthodoxie et à fermer ses portes à tout élément étranger comme ces Vieux-Croyants qui ne mangeraient jamais dans de la vaisselle qui aurait servi à un autre être humain et considèrent comme un devoir saint l’obligation de posséder chacun sa tasse et sa cuiller dont aucune autre créature vivante ne peut faire usage. Et ma comparaison est strictement juste.

Dès la réforme de Pierre le Grand, les vues s’élargirent et c’est là toute l’œuvre de Pierre. En quoi consiste cet « élargissement de vues » ? Je ne fais pas allusion à l’instruction ; il n’est pas question davantage d’une renonciation aux principes moraux particuliers qui font la force du peuple russe. Je veux parler de cet amour fraternel que, seuls au milieu des nations, nous portons aujourd’hui aux autres races. Il y a chez nous un besoin d’être utiles à toute l’humanité, parfois même au préjudice de nos intérêts propres. C’est depuis longtemps que nous nous sommes réconciliés avec toutes les civilisations, que nous savons excuser, ce qui est l’idéal propre de chacune, même quand cet idéal est en contradiction avec le nôtre. Nous avons une faculté spéciale qui nous permet de comprendre à fond chaque individualité nationale européenne et de distinguer ce qui peut être vrai dans sa manière de voir particulière, en faisant abstraction des erreurs qui entachent cette vérité. C’est pour nous encore un vrai besoin que d’être avant tout justes et de rechercher partout ladite vérité ! Il y a peut-être là une première application de notre orthodoxie mise au service de l’humanité entière.

L’idée russe moscovite a trouvé sa direction ; c’est ainsi que nous avons conscience de notre importance mondiale, de notre rôle dans notre espèce, et nous ne pouvons pas ne pas reconnaître que ce rôle diffère de celui de toutes les autres races. Ailleurs, chaque individualité nationale ne vit que pour soi-même, tandis que nous voulons devenir les serviteurs de tous dans l’œuvre de l’universelle réconciliation humaine. Je crois qu’il n’y a là rien de honteux, que c’est assez grand, au contraire. Qui veut être plus haut que tous dans le royaume de Dieu saura se faire le serviteur de tous.

Après Pierre le Grand, le premier acte de notre rôle devait naturellement aboutir à l’union de tout le monde slave sous l’aile de la Russie. Cette alliance ne devait pas venir de la force, car notre but n’était aucunement de détruire les personnalités nationales slaves au profit de la Russie, mais bien de les remettre debout pour le plus grand bien de l’Europe et de l’humanité, en leur permettant de prendre un peu de repos après leurs souffrances séculaires. Il fallait faire un faisceau de toutes ces forces et apporter ainsi notre obole au trésor de l’humanité. Oh ! on peut se moquer de toutes nos « vieilles rêveries » au sujet de la prédestination de la race russe, mais dites-moi si les Russes n’ont pas toujours désiré la résurrection de toutes les nationalités slaves, et pas le moins du monde dans l’intention d’accroître la puissance politique de la Russie, comme l’Europe nous en soupçonne ? Ces vieilles rêveries ne s’excusent-elles pas alors d’elles-mêmes ? C’est en vertu de la même idée que nous affirmons que Constantinople, tôt ou tard, doit être à nous.

Quel sourire ironique se dessinerait sur les lèvres autrichiennes et anglaises si on nous entendait, après toutes ces rêveries, exprimer un vœu aussi pratique ! Ah ! ce ne serait donc pas faire une annexion que s’adjoindre Constantinople et son port de la Corne-d’Or, le premier point stratégique du monde ?

Oui, Constantinople et la Corne-d’Or seront à nous, mais non par la violence. L’événement arrivera de lui-même, parce qu’il doit arriver ; et l’heure en est proche, comme on peut s’en apercevoir déjà. On dirait que la Nature elle-même le veut.

On croit, en Europe, à un « testament de Pierre le Grand ». Ce n’est qu’un papier apocryphe fabriqué par des Polonais. Si Pierre, au lieu de fonder Pétersbourg, avait eu réellement l’idée de s’emparer de Constantinople, il n’aurait pas manqué de forces pour vaincre le Sultan. S’il ne tenta rien de ce côté, ce fut parce que l’entreprise était encore inopportune, pouvait même causer la ruine de la Russie.

Si, dans le Pétersbourg finnois, nous n’avons pu échapper à l’influence des Allemands, voisins utiles certes, mais qui paralysaient fortement le développement russe, comment aurions-nous pu, dans Constantinople, alors encore puissante par la civilisation, résister à l’ascendant des Grecs qui avaient bien plus d’affinités avec nous que les Allemands, lesquels ne nous ressemblent en rien ? Ces Grecs étaient nombreux, insinuants, flatteurs, auraient su entourer le trône, seraient devenus instruits et même savants bien avant les Russes et n’auraient pas manqué de charmer Pierre lui-même, n’eût-ce été que par leur connaissance de tout ce qui touchait à la marine. Oui, Pierre eût été séduit, comme sans doute, aussi ses premiers successeurs. Les Grecs eussent accaparé politiquement la Russie, ils l’eussent fait dévier vers les chemins d’Asie, vers des horizons fermés, et la Russie en eût souffert à tous les points de vue. Le puissant Grand-Russe fût demeuré abandonné dans son Nord lugubre et neigeux et eût peut-être fini par se séparer de Byzance régénérée. Tout le sud de la Russie eût été submergé sous le flot grec. L’orthodoxie même aurait pu se scinder en deux églises. Il y eût eu deux monde distincts : Constantinople revivifiée et le vieux monde russe. En un mot, l’entreprise était au plus haut degré intempestive. Maintenant, les circonstances sont tout autres.

Aujourd’hui, la Russie a été longtemps en contact avec l’Europe. Elle s’est instruite, et l’essentiel c’est qu’elle est consciente de sa force et a compris où cette force résidait. Elle sait que Constantinople doit être à nous, mais non plus pour jouer le rôle de capitale de la Russie. Il y a deux cents ans, s’il en eût fait la conquête, Pierre n’eût pu faire autrement que d’y transporter le siège de son empire, ce qui eût été désastreux, parce que Constantinople n’est pas en Russie et ne peut pas se russifier. Aujourd’hui, Constantinople peut devenir nôtre, pas plus qu’autrefois comme capitale de la Russie, mais comme capitale du Panslavisme, ainsi que tant de gens le rêvent. Le Panslavisme sans la Russie s’épuisera dans sa lutte contre les Grecs, et il est de toute impossibilité que les Grecs, à l’heure qu’il est, héritent de Constantinople. Ce serait une acquisition disproportionnée, hors de tout rapport avec leur importance ethnique. Avec la Russie à la tête du Panslavisme, tout change, mais les résultats seront-ils bons ? Telle est la question. Ne serai-ce pas, — faite sur les Slaves, — une conquête politique dont nous n’avons nullement besoin ? Au nom de quel droit moral la Russie pourrait-elle demander Constantinople ? Au nom de quel principe supérieur lui serait-il loisible de l’exiger de l’Europe ? Mais au nom de sa situation de gardienne de l’orthodoxie ! Voilà le rôle auquel elle est prédestinée, rôle symbolisé par l’aigle constantinopolitain à deux têtes qui figure sur les armes de la Russie. Il n’y a rien là qui menace les différents peuples slaves dans leur indépendance ; rien qui menace les Grecs ; en un mot, aucune des nations orthodoxes. La Russie est leur protectrice naturelle à toutes, mais non leur maîtresse. Si elle devenait un jour leur souveraine, ce ne serait que par leur acclamation et ses nations conserveraient encore, avec une certaine indépendance, tout ce qui a fait leur personnalité. Si bien qu’à une telle alliance pourraient, plus tard, adhérer tous les peuples slaves non orthodoxes qui verraient à quel point leur liberté serait respectée sous la tutelle russe, éviteraient ainsi les luttes intestines où ils s’épuiseraient sûrement au cas où ils s’affranchiraient autrement des Turcs ou des Européens occidentaux, leurs maîtres actuels.

« Pourquoi jouer sur les mots ? » m’objectera-t-on encore. « Qu’est-ce que cette foi orthodoxe qui aurait seule le privilège d’unifier les peuples ? Et n’entendez-vous former qu’une confédération dans le genre de celle des États-Unis d’Amérique ? Je répondrai : Non ! Ce ne sera pas seulement une union politique, et son but ne sera pas un but de conquête et de violence comme on se le figure en Europe. Il ne s’agira pas non plus d’une sorte de christianisme officiel auquel personne ne croit déjà plus, en dehors des gens de la plus basse classe. Non ! ce christianisme sera une nouvelle élévation de la Croix du Christ et une résurrection de la vraie parole du Christ. Ce sera une leçon pour les puissants de ce monde, dont l’ironie a toujours triomphé, dédaigneuse des velléités de réconciliation humaine, incapable de comprendre que l’on puisse réellement croire en la fraternité des hommes, — en une union basée sur le principe que l’aide de chacun est due à toute l’humanité, — en la rénovation et la régénération de tous les êtres de notre espèce revenus enfin à la vraie morale du Christ. Et si l’on veut voir là une simple « utopie », je réclame ma part des railleries et demande tout la premier à être traité d’utopiste. — Mais, me dira-t-on de nouveau, n’est-ce pas déjà une utopie que d’aller se figurer que l’Europe permettra à la Russie de se mettre à la tête des Slaves pour entrer dans Constantinople ? Croyez-vous que ce ne soit qu’un rêve ? Sans parler de ce fait que la Russie est forte (et peut-être beaucoup plus qu’elle ne l’imagine elle-même), n’avons-nous pas vu l’hégémonie européenne passer d’une puissance à une autre dans ces dix dernières années, l’une de ces puissances cruellement éprouvée, et l’autre transformée en un formidable empire ? S’il en a été ainsi, qui peut prédire la solution de la question d’Orient ? Comment désespérer après cela du réveil et de l’union des Slaves ? Qui peut se vanter de connaître les voies divines ?