Journal d’un écrivain/1876/Mai, II

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II


AU SUJET D’UN ÉTABLISSEMENT. PENSÉES PARALLÈLES.


La fausseté et le mensonge nous guettent de tous côtés, au point de nous faire sortir parfois de notre calme.

Au moment où le procès de Mme Kaïrova se déroulait devant le tribunal, je suis allé voir la maison des Enfants Abandonnés, où je n’étais jamais entré, mais que je désirais connaître depuis longtemps. Grâce à un médecin de ma connaissance, j’ai pu tout visiter. Plus tard je raconterai cette visite en détail. Je n’ai pris ni notes ni chiffres. Dès l’abord, j’ai compris qu’on ne pouvait tout voir d’un seul coup et qu’il me faudrait revenir une autre fois. Actuellement je me propose de partir pour la campagne afin de voir les nourrices auxquels on confie les enfants.

Je donnerai donc plus tard ma description ; pour l’instant, je ne veux parler que des impressions glanées dans une première visite.

J’ai vu le monument de Betzky, une enfilade de salles magnifiques où l’on a réparti les petits, les cuisines, les étables où sont logées les génisses qui serviront à la vaccination des pensionnaires, les réfectoires, partout une exquise propreté, ce qui ne gâte rien ; des groupes de petits enfants attablés, des fillettes de cinq ou six ans jouant « au cheval », la division des jeunes filles de seize ans et plus, anciennes élèves de la maison, et qu’on forme au service tout en leur faisant achever leur éducation. Ces dernières savent déjà quelque chose. Elles ont lu des livres de Tourgueneff, ont leurs petites façons de voir, très nettes, ont causé avec nous très aimablement. Mais les surveillantes m’ont plu encore davantage : elles sont toutes de physionomie affable (et je ne pense pas qu’elles aient pris cet air-là rien qu’en l’honneur de notre visite), paraissent bonnes et intelligentes. Quelques-une ont de l’instruction. Elles m’ont beaucoup intéressé en m’apprenant que la mortalité des enfants en bas âge était incomparablement moindre chez elles qu’au dehors, dans les familles. On ne peut malheureusement dire la même chose au sujet des enfants envoyés à la campagne. Enfin, j’ai vu la chambre du rez-de-chaussée, où les mères apportent leurs nouveau-nés. J’ai examiné tout particulièrement les petits qu’on allaite et j’ai eu cette impression absurde qu’ils étaient vraiment bien insolents. J’en ai ri, à part moi : mais voilà un gamin né n’importe où, qu’on apporte ici et qui crie, vocifère, nous prouve qu’il a des poumons solides et veut vivre, gigote, hurle maintenant, comme s’il avait le droit de nous assourdir ainsi ! Il cherche le sein comme s’il avait droit au sein et aux soins comme les enfants qui sont dans leur famille. Oui, il se figure que tout le monde va se précipiter pour le servir. L’insolent petit être ! On a toujours envie de lui demander s’il se prend pour un fils de prince. Et, après tout, qu’y aurait-il de si étonnant à ce qu’il fût fils de prince ? Il en vient de partout. Il en tombe même des fenêtres. Parlez-moi pour rabaisser le caquet de ces gaillards-là de cette paysanne qui, agacée des glapissements d’un mioche laissé par la première femme de son mari, mit la main du petit sous le bec d’un samovar plein d’eau bouillante, après avoir tourné le robinet ! Oh ! l’enfant cessa net ses hurlements ! Je ne sais pas comment les juges ont traité cette femme résolue, ni même s’ils l’ont jugée. En tout cas, n’est-elle pas digne de la plus grande indulgence ? C’est que ces affreux moutards vous donneraient des attaques de nerfs avec leurs piaillements ! Surtout à de pauvres femmes accablées de misères et de travaux de blanchissage ! Certaines mères, oui, parfaitement, des mères, ont trouvé, pour apaiser leurs enfants, des moyens moins brutaux… Une demoiselle intéressante et sympathique entre dans un water-closet, s’évanouit, — ne se souvient plus de rien, — mais, sans qu’on sache comment, on trouve plus tard un enfant noyé, — dans quel liquide ! Un enfant jeté là, sans doute parce qu’il était trop bruyant ! N’est-il pas plus humain de noyer un petit être que de lui brûler la main à l’eau bouillante ? Cette mère-là, il sera impossible même de la juger. La pauvre fille trompée, apitoyante. Si l’on se met à penser à la Marguerite de Faust (il se trouve parfois au nombre des jurés des gens qui ont énormément de littérature), comment pourra-t-on la juger ? Il sera même bon d’ouvrir une souscription à son bénéfice !… Je suis bien content que tant d’enfants aient trouvé asile dans la maison que j’ai visité !

En regardant ces petits, il me venait des pensées peut-être futiles. Je me demandais, par exemple, vers quel âge ces enfants se rendent compte de leur position, comprennent qu’ils ne sont pas « des enfants comme les autres ». Sans une grande expérience il est bien difficile de le conjecturer, mais j’ai senti qu’ils doivent, de bonne heure, se douter de quelque chose, de si bonne heure, que cela pourrait sembler incroyable à certaines gens. Ah ! si l’enfant, ne prenait connaissance de la vie que par les livres, il n’arriverait pas à la profondeur d’entendement que l’on découvre parfois chez lui ! On se demande souvent comment il a acquis telles idées qui semblent devoir lui être inaccessibles.

Un enfant de cinq ou six ans sait parfois, sur Dieu, sur le bien et le mal, des choses surprenantes, et vous en viendrez, malgré vous, à vous dire que, certainement, la Nature a donné aux petits des moyens d’apprendre la vérité que n’ont pas découvert les pédagogues. Oh ! parbleu ! Si vous interrogez un gamin de six ans sur le bien et le mal, il éclatera de rire. Mais ayez la patience de lui citer des faits, de voir ce que sa petite cervelle en déduit, et vous ne serez pas long à voir qu’il en sait peut-être plus long que vous sur Dieu, ce qui est louable et ce qui est blâmable. Il en sait même plus long que l’avocat le plus retors, parce que ce dernier est aveuglé par le besoin de faire valoir ses arguments.

Oui, ces enfants des asiles doivent s’être rendu compte qu’ils ne sont pas « comme les autres enfants », et je suis certain que ce n’est pas par les nourrices ou les surveillantes qu’ils le savent. Vous découvrez vite, j’en suis sûr, qu’ils ne comprennent que trop de choses à ce sujet.

Aussi me disais-je que ces pauvres petits ont droit à une compensation. Il n’est que juste qu’après les avoir recueillis dans ces établissements, on fasse tout pour développer leur instruction et qu’on ne les laisse aborder la vie que solidement armés. Il faut que l’État regarde ces abandonnés comme ses enfants. On viendra me dire que c’est une prime accordée aux unions irrégulières, aux mauvaises mœurs. Mais croyez vous, vraiment, que toutes les demoiselles intéressantes et sympathiques dont je parlais plus haut vont se hâter de peupler le pays d’enfants illégitimes, dès qu’elles apprendront que leurs rejetons seront admis gratuitement dans les universités ? Ne soyez pas absurdes !

Oui, ai-je pensé, si on les adopte, il faut les adopter complètement. Je sais bien que cela excitera l’envie de beaucoup de braves gens honnêtes et travailleurs : « C’est trop fort ! » gémiront-ils : j’ai peiné toute ma vie ; j’ai lutté pour faire bien élever mes enfants légitimes, sans réussir à leur assurer l’avantage d’études complètes. Me voici vieux, malade, je vais mourir bientôt et mes enfants vont se disperser, livrés aux dangers de la rue ou esclaves dans des fabriques. Pendant ce temps-là les petits bâtards vont conquérir leurs grades aux universités, trouveront de bons emplois et ce sera avec l’argent que je paye pour mes contributions qu’on en aura fait des personnages ! »

Je suis sûr que ce monologue sera débité. Et il est vrai que tout s’arrange bien mal. Ces plaintes sont, à la fois, cruelles et légitimes. Comment s’y reconnaître ?

Mais je n’ai pu m’empêcher de songer à l’avenir des enfants abandonnés. Parmi ceux qui ne sont pas secourus, il y en a d’âme supérieure, qui « pardonneront à la société », d’autres qui « se vengeront d’elle », le plus souvent à leur propre détriment. Mais donnez à ces déshérités un peu d’instruction et d’éducation, et je suis certain que bon nombre de ceux qui sortiront de cet « établissement », par exemple, entreront dans la vie avec un grand désir d’honorabilité, avec la réelle ambition de fonder une famille estimable. Leur idéal, j’en jurerais, sera d’élever eux-mêmes leurs enfants, sans compter sur la générosité de l’État. Sans qu’ils soient ingrats, il leur viendra un juste besoin d’indépendance.