Journal d’un écrivain/1877/Avril, V

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V


L’ACQUITTEMENT DE l’INCULPÉE KORNILOVA


Le 22 avril de cette année, l’affaire de l’inculpée Kornilova est revenue devant un autre jury.

Le verdict et l’arrêt prononcés par les tribunaux, l’an passé, ont été cassés, vu l’insuffisance de l’expertise médicale. La plupart de mes lecteurs se rappellent probablement cette affaire. Une jeune marâtre (alors encore mineure), enceinte, furieuse contre son mari, qui la froissait en lui vantant les mérites de sa première femme, après une violente querelle avec lui, jeta par la fenêtre d’un quatrième étage la fille de son mari, âgée de six ans. Par miracle, l’enfant ne se fit aucun mal.

Cet acte sauvage de la jeune femme était si absurde, il était en telle contradiction avec tous ses autres actes, qu’une question se posait d’elle-même : sa responsabilité était-elle entière ? Ne pouvait-on imputer cet acte à un état morbide dû à la grossesse.

Le matin elle se leva, son mari partit à sa besogne, elle laissa dormir l’enfant ; puis la réveilla, l’habilla, la chaussa, lui fit boire du café. Alors elle ouvrit la fenêtre et la lança dans le vide. Sans même regarder par la fenêtre pour voir ce que devenait l’enfant, elle ferma la fenêtre, s’habilla, et s’en fut au commissariat de police. Là, elle raconta ce qui venait de se passer. Elle répondit aux questions d’une manière étrange et grossière. Quand, quelques heures après, on lui apprit que l’enfant était saine et sauve, elle ne manifesta ni joie ni dépit et prononça avec un grand sang-froid : « Elle a la vie dure. » Ensuite, pendant presque un mois et demi, dans les deux prisons où elle fut incarcérée, elle continua de rester morne, grossière, peu communicative.

Et tout d’un coup, elle se changea toute. À partir des quatre derniers mois de sa grossesse, avant le premier jugement et après, la directrice de la section des prisonnières n’a pas assez d’éloges pour elle : un caractère égal, doux, tendre, paisible, se manifeste. D’ailleurs, j’ai déjà parlé de tout cela. En un mot, le premier arrêt a été cassé, et, le 22 avril, Kornilova a été acquittée.

J’étais dans la salle des séances et j’en ai emporté beaucoup d’impressions. Je regrette d’être dans l’impossibilité complète de les décrire. Je dois me contenter de quelques mots. Même si je parle de cette affaire, c’est que j’en ai déjà beaucoup entretenu mes lecteurs et que je ne crois pas superflu de leur en faire connaître la fin.

Les seconds débats furent deux fois plus longs que les premiers. Le jury était excessivement bien composé. Un nouveau témoin, la directrice de la section des prisonnières, avait été cité. Sa déposition sur les phases du caractère de la Kornilova était extrêmement importante et favorable. La déposition du mari de la prévenue était aussi très remarquable. Avec une loyauté parfaite il n’a rien caché des querelles et des injures de sa part. Il excusait sa femme. Il parlait franchement, cordialement, loyalement. Ce n’est qu’un paysan, il est vrai, un paysan vêtu à l’européenne, qui lit et reçoit trente roubles de salaire par mois. Ensuite il y avait une élite d’experts. On avait convoqué six savants, tous célébrités et notabilités de la médecine. Cinq d’entre eux ont donné leur avis. Tous ont déclaré sans hésiter que l’état morbide, habituel chez une femme enceinte pouvait bien, en l’espèce, avoir suscité le crime.

L’avocat général lui-même a renoncé à soutenir l’accusation de préméditation.

L’acquittement a provoqué l’enthousiasme du nombreux public. Plusieurs personnes se signèrent. D’autres se félicitaient mutuellement.

Le même soir, le mari de l’acquittée l’a ramenée chez lui. Tout heureuse, est rentrée de nouveau dans sa demeure, après une année d’absence, emportant l’impression d’une dure leçon pour toute sa vie et l’indice de l’immixtion de la Providence en cette affaire : à commencer par le salut miraculeux de la fillette.