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Journal d’un écrivain/1877/Février, III

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III

EN EUROPE


Il y a en Europe, la féodalité et la chevalerie. Mais, pendant mille ans, la bourgeoisie crût, se fortifia, livra à la fin une bataille aux descendants des chevaliers, les battit et les chassa. Alors triompha le dicton : Ôte-toi de là que je m’y mette ! — Mais après s’être substituée à l’aristocratie, la bourgeoisie a nettement trompé l’homme du peuple, que, loin de traiter en frère, elle a transformé en forçat chargé de la nourrir. Notre Stiva russe s’est bien qu’il a tort : il ne persiste à suivre sa voie que parce qu’il y trouve confort et plaisir. Le Stiva étranger ne voit pas les choses de la même façon, il se croit dans son droit et semble plus logique. À son avis, l’histoire suit son cours ; il a pris la place du noble parce qu’il l’a vaincu et comprend que le peuple, négligeable à l’époque de la lutte, commence, à son tour, à prendre des forces. Il saisit très bien que, si le peuple devient capable de le déposséder comme lui même a dépossédé le « chevalier », il n’y manquera pas. Où est le droit ? Il n’y a là que logique historique. Le bourgeois se fut prêté à bien des concessions s’il eût pu s’arranger avec l’ennemi ; il a même essayé de transiger. Mais il a compris aussi que l’adversaire ne veut pas partager ; qu’il veut tout à son tour, que les concessions affaiblissent et, sur le tard, il a résolu de ne céder en rien. Il s’apprête maintenant à la bataille.

Sa position est peut-être désespérée, mais il est dans la nature humaine que le courage croisse avec les chances de lutte ; et il ne désespère pas. Il met en œuvre tous ses moyens de résistance et fatigue l’ennemi avant la bataille.

Voilà où en sont les choses en Europe : il est vrai qu’il fut un temps où la question présentait un état moral. Il y a eu des fouriériste, des cabétistes et de luttes féroces à coups de brochures entre les différentes écoles. On bataille au sujet de quelques très hauts principes. Mais à présent les meneurs des prolétaires ont écarté tout cela. Ils veulent la lutte matérielle, montent une armée, organisent des caisses de ravitaillement et se disent sûrs de la victoire. « Après le triomphe tout s’arrangera, même s’il y a eu des flots de sang répandus. » Et pourtant certains des leaders prêchent au nom du droit moral des pauvres. Les chefs vrais du mouvement tolèrent ces idéologues pour parer l’œuvre, pour lui donner une apparence de justice plus haute. Parmi les leaders qui se réclament du droit, on trouve des intriguants, mais aussi de véritables apôtres. Ces derniers ne veulent rien pour eux-mêmes ; ils ne travaillent que pour le bonheur de l’humanité. Mais le bourgeois les attend, campé sur une solide position, et déclare qu’on ne le forcera pas à coups de bâton ou de fusil à devenir le frère de qui que ce soit. Les adversaires lui répondent qu’ils n’admettent pas que le bourgeois soit capable de devenir le frère des gens du peuple, qu’ils l’excluent entièrement de la fraternité ; et que la bourgeoisie ne représente que cent millions de têtes destinées à tomber : « Nous en finirons avec vous, disent-ils, pour le bonheur de l’humanité. » D’autres meneurs affirment qu’ils se moquent de toute fraternité, que le christianisme est une plaisanterie et que l’humanité s’organisera sur des bases scientifiques. Les bases scientifiques, réplique le bourgeois, ne sont qu’une vaste blague. On s’amuse à représenter l’humanité comme très différente de ce qu’elle est véritablement, on n’abdiquera pas si facilement ses droits de propriété ; la famille et la liberté ne désarmeront pas ; le nouveau système sera la tyrannie aidée de l’espionnage ; les hommes futurs seront en réalité unis malgré eux, par la force. — Mais les meneurs mettent en avant l’utilité, la nécessité, affirment que les hommes, pour se sauver de la destruction, seront prêts à tout accepter joyeusement. On leur opposera encore les droits individuels, l’impossibilité de créer par la violence une société harmonieuse ; en fin de compte on les défiera de prouver qu’ils aient un motif moral quel qu’il soit, et la suprême conclusion sera qu’on les attendra de pied ferme s’ils attaquent.

Et voilà la solution européenne de la question sociale. Les deux forces ennemies sont dans l’erreur et périront dans l’erreur.

Chez nous, le plus pénible c’est que les Lévine demeurent pensifs et irrésolus à côté des problèmes à résoudre. Et pourtant la seule solution possible est celle qui viendra de Russie ; et cette solution n’est pas appropriée uniquement aux besoins de la nation Russe ; elle peut régler les rapports de toute l’humanité. Ai-je besoin de dire qu’elle sera morale, c’est-à-dire chrétienne ? En Europe on n’est pas près de la trouver, celle-là, bien qu’il soit évident que les nations occidentales devront l’adopter après avoir versé des flots de sang et fait tomber des millions de têtes. On sera forcé d’y venir parce qu’elle seule est praticable.