Journal d’un écrivain/1877/Juillet-août, I

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I

UNE CAUSERIE AVEC UNE DE MES CONNAISSANCES MOSCOVITES. — UNE OBSERVATION À PROPOS D’UN NOUVEAU LIVRE.


Après avoir publié à Petersbourg la livraison Mai-Juin de mon Carnet, j’ai repris le chemin du Gouvernement de Koursk. Mais en passant par Moscou, j’ai eu une conversation avec l’une de mes anciennes connaissances moscovites, un homme que je vois rarement, mais dont les opinions ont une haute valeur pour moi.

Je ne publierai pas toute notre causerie, bien qu’elle m’ait appris des choses infiniment intéressantes, — des choses d’actualité que je ne soupçonnais même pas.

En prenant congé de mon interlocuteur je lui annonçai mon intention de profiter de mon voyage pour aller visiter un endroit où j’ai passé une partie de ma première enfance, un village à cent cinquante verstes de Moscou. Ce village a appartenu jadis à mes parents, mais il est devenu depuis longtemps la propriété d’une autre branche de la famille. J’ai été quarante ans sans y aller. Bien des fois j’ai voulu partir pour m’y rendre, mais jamais les circonstances ne me l’ont permis. Et pourtant ce petit coin de terre insignifiant a laissé en moi une impression profonde et tout y est plein, pour moi, des souvenirs les plus chers.

Nos enfants d’à présent, auront-ils de tels souvenirs ? Il est certain qu’il y aura toujours quelque chose de saint dans leur réminiscences enfantine. Sans les saints et précieux souvenirs d’enfance la vie deviendrait impossible à l’homme. Tel qui ne semble plus y songer les conserve cependant plus ou moins consciemment. Même si ces souvenirs sont pénibles et amers, ils demeurent sacrés, car la souffrance vécue peut se transformer, avec le temps, à quelque chose de divin dans notre âme. L’homme est ainsi fait qu’il aime, en général, la souffrance passée. Il a besoin de jalonner, en quelque sorte, sa route de jadis, comme pour s’orienter dans sa vie avant de la reconstituer en tant qu’exemple social. Avec cela, les impressions les plus fortes, celles qui ont le plus d’influence sur nous, sont les impressions qui nous restent de notre enfance. Voilà pourquoi il est sûr que nos enfants auront, comme nous, tout un fonds de souvenirs et d’images aimées, Comment se formera pour eux cette chère richesse ? C’est une question intéressante et sérieuse. Si l’on pouvait y répondre, même approximativement, on calmerait peut-être bien des doutes de nos contemporains. Beaucoup d’entre eux auront beaucoup plus de foi en la jeunesse russe. On pourrait, sans doute aussi, mieux augurer de notre avenir, de notre énigmatique avenir russe.

Mais rarement époque a offert, moins que celle-ci, d’éléments de divination qui nous permettra d’entrevoir le futur. Jamais la famille russe n’a vu ses liens plus relâchés, n’est devenue aussi amorphe qu’aujourd’hui. Où trouverez-vous à présent une Enfance et une Adolescence qui puissent être reconstituées dans un récit aussi fortement saisissant que celui où le comte Léon Tolstoï nous a présenté son époque et sa famille, comme il l’a fait depuis, du reste, dans la Guerre et la Paix ? Toutes les œuvres analogues ne sont aujourd’hui que des tableaux historiques d’un temps passé et bien passé. Je ne veux pas dire que ces temps fussent si beaux ni que j’en demande la répétition de nos jours, je veux dire qu’ils avaient comme une couleur définie et tranchées que l’on retrouve dans les deux livres du comte Tolstoï. Maintenant tout m’apparaît sans caractère et sans clarté. La famille russe devient de plus en plus une famille de hasard. C’est la vraie définition de la famille russe actuelle. Elle a perdu son ancienne physionomie, et la génération qui vient sera-t-elle de force à lui donner une physionomie nouvelle qui satisfasse les cœurs vraiment russe ? Des gens, pourtant très heureux, disent franchement que « la famille » n’existe plus en Russie dans la classe intelligente, c’est-à-dire en dehors du peuple. Et la famille dans le peuple n’appelle-t-elle pas une question ?

— Ce qui est incontestable, me dit mon interlocuteur, c’est que d’ici peu il va surgir bien des questions au sujet du peuple, une masse énorme de questions. Mais qui répondra au peuple, oui, qui est prêt à lui répondre ? Et c’est de toute première gravité.

L’émancipation des serfs qui fut un changement si brusques, toutes les réformes du reste, et particulièrement la diffusion de l’instruction (même sous sa forme la plus élémentaire), ont fait naître des quantités de questions. Et qui pourra répondre ? Quel est l’ordre le plus voisin du peuple ? Le clergé ? Mais il y a longtemps que le clergé ne répond plus aux questions du peuple. En dehors de quelques popes tout enflammés de ce même zèle qui enflammait le Christ, et qui ne vivent que pour leurs ouailles, combien n’y a-t-il pas d’ecclésiastiques trop capables de ne répondre à un interrogatoire qu’en dénonçant leurs questionneurs ? D’autres éloignent leurs fidèle par leurs exigences pécuniaires, et ce n’est pas ceux-là qu’on va consulter. On pourrait ajouter là-dessus bien des choses sur lesquelles nous reviendrons plus tard. — Ensuite, vous avez les instituteurs de village. Mais à quoi sont-ils bons ? Ne répondons pas encore à cette question trop grave. — De qui, alors le peuple obtiendra-t-il des éclaircissements accidentels, dans une visite à la ville, en chemin de fer, sur les routes, dans les marchés, des passants, des voyageurs, des vagabonds ou même d’anciens propriétaires terriens ? (Je laisse de côté, comme de raison, les fonctionnaires.) Oh ! naturellement, il y aura des tas de réponse, même peut-être plus que de questions, de bonnes, de mauvaises, d’intelligentes, de lucides, et chaque réponse fera naître trois questions nouvelles, — et cela ainsi crescendo. On arrivera au chaos. Mais il y aura une chose pire que le chaos : ce sera la solution hâtive de beaucoup de questions.

En résumé, le peuple continuera à subir les événements, qu’il reçoive des réponses ou non. La destinée et le bien de la Russie ne sont pas tels qu’elle puisse, sans absolue nécessité, se détourner de son but séculaire. Qui croit en la Russie n’ignore pas qu’elle aussi subira sans changements apparents tout ce qu’elle a subi — même les questions — et qu’elle restera, dans son essence, notre sainte Russie, Qui croit en la Russie devrait avoir honte d’écarter ces questions. Sa destinée est tellement haute et son pressentiment de cette destinée tellement clair qu’il convient de se placer au-dessus de tous les doutes et de toutes les craintes : « Il y a ici la croyance et la patience des Saints », comme le dit le livre sacré.




Ce matin j’ai appris par les journaux que la huitième partie d’Anna Karénine allait paraître en une publication distincte parce qu’on n’en veut plus au Messager russe, qui avait jusqu’ici inséré dans ses colonnes tout le roman depuis le début. Il est, paraît-il, de notoriété générale que le rejet de la dernière partie de cette œuvre par le Messager russe vient de ce que la fin du roman est en contradiction avec les principes des rédacteurs du journal. On aurait incriminé surtout les opinions de l’auteur sur la question d’Orient et la guerre de l’année passée. J’ai aussitôt résolu d’acheter le livre et, en prenant congé de mon interlocuteur, je l’ai interrogé à ce sujet, sachant bien qu’il devait être au courant de l’affaire. Il a ri :

« C’est tout ce qu’il y a de plus innocent, a-t-il répondu. Je ne comprends pas du tout pourquoi le Messager russe s’est refusé à imprimer cette fin. Et notez que l’auteur leur accordait le droit de faire leurs réserves, de mettre les notes marginales qu’ils voudraient, si son avis les choquait. Il aurait suffit de rédiger la note suivante :  L’auteur, etc., etc. »

Je ne citerai pas le texte proposé par mon interlocuteur, d’autant plus qu’il le donnait un peu en plaisantant. Mais il reprit bientôt son sérieux et ajouta :

« L’auteur d’Anna Karénine, malgré son immense talent, est un de ses esprits russes qui ne voient bien que ce qu’ils ont droit devant les yeux. Ils n’ont la faculté de tourner la tête ni à droite, ni à gauche ; pour regarder ce qui se trouve sur les côtés : il leur faudrait pour cela tourner tout le corps, — et alors ils diraient peut-être quelque chose de diamétralement opposé à ce qu’ils ont dit d’abord, — parce qu’avant tout ils sont absolument sincères. Cette volte-face peut ne pas avoir lieu, mais elle peut aussi se produire et, avant un mois, l’honorable auteur est bien capable d’affirmer qu’il est indispensable d’envoyer des volontaires, etc., etc., en un mot d’être absolument de notre avis. »

J’ai acheté le livre et ne l’ai pas, du tout, trouvé si innocent…

Et, comme malgré mon peu de goût pour le rôle de critique littéraire, je me suis décidé à parler d’Anna Karénine dans mon Carnet, j’ai cru qu’il ne serait pas superflu de reproduire ma conversation avec mon ami le Moscovite, auquel je demande pardon de mon indiscrétion.