Journal d’un écrivain/1877/Juillet-août, IX
IX
La guerre a été déclarée, l’an passé, à la Turquie, non par la Russie, mais par des princes slaves, le prince Milan de Serbie et le prince Nicolas de Monténégro, qui se sont unis contre les Turcs afin d’en finir avec l’oppression inouïe, la barbarie, la bestialité, le pillage, les violences meurtrières dont souffrent les Slaves de l’empire ottoman, entre autres les Herzégoviniens. Ces derniers ont dû se soulever contre leurs bourreaux. Toute l’Europe connaît ces faits, qui ont frappé le monde d’horreur. On a su que des centaines de milliers d’êtres humains, parmi lesquels des vieillards, des enfants, des femmes enceintes, ont été contraints de s’expatrier et de camper n’importe où, dans les pays voisins, sans pain et sans toits pour s’abriter. Les princes de l’Église ont élevé la voix en faveur de ces malheureux et ont commencé à quêter pour eux. Notre peuple leur envoya son offrande, les fonds affluèrent dans les caisse des journaux et des Comités slaves. Il n’y avait là rien d’illégitime ni d’anti-gouvernemental. Et l’o ne peut considérer comme coupables les princes slaves qui ont entrepris une guerre de délivrance. Nous admettons que Milan de Serbie ne fût pas entièrement indépendant, qu’il dût au Sultan une certaine soumission de vassal. Un journal russe lui reprocha même d’être un émeutier qui s’armait contre son « suzerain ». Cela regarde Milan et Milan seul. Mais la Russie n’a rien à se reprocher à l’égard du Sultan. Les offrandes affluèrent de plus belle. Un jeune général russe, connu par ses succès en Asie centrale, et en congé à l’époque, partit de son propre mouvement pour la Serbie, où il offrit ses services au prince Milan. Il vit ses offres agréées, et c’est alors que l’on vit apparaître en Serbie les volontaire russes. De nouvelles recrues se présentèrent, et la Russie leur fournit son aide. On peut dire que toute la Russie les suivit t non pas seulement une bande de fainéants et d’ivrognes, comme le prétend Lévine. Toute la Russie décida qu’il s’agissait d’une bonne œuvre, et le mouvement de tout le peuple russe demeurera l’une des pages les plus honorables de notre histoire. Il est inutile, selon moi, de démontrer à Lévine qu’il n’y avait dans ces troupes ni fainéants, ni ivrognes. Ce serait même une offense au peuple russe. L’essentiel est que tout s’est passé ouvertement, à la face du monde. S’il y avait de mauvais drôles dans ses armées improvisées, ils ont, en tout cas, donné leur vie pour une grande et belle œuvre, et il est faux d’affirmer que les gens perdus aient constitué la majorité des volontaires. Personne non plus n’a déclaré la guerre, en dehors du gouvernement. La comtesse Lydie et Mme Stahl n’y étaient pour rien. Si l’on nous reproche d’avoir fourni des secours en argent nous serons forcés d’accepter le reproche, et nous ajouterons même que nous l’avons fait avec le souhait sincère de voir les Turcs se casser le cou. Est-il défendu par le gouvernement d’aider les Chrétiens en désirant vivement que les Turcs fassent la culbute ? Je ne le crois pas ; car les volontaires ont reçus leur passe ports des mains d’agents du gouvernement. Du reste, qui sait ? Peut-être existe-t-il une loi qui interdit aux particuliers de prendre part à une guerre sans l’assentiment des autorités gouvernementales, d’entrer au service d’un gouvernement étranger. On ne peut affirmer qu’il n’y ait pas une loi de ce genre, une loi très vieille et non encore abrogée, mais le gouvernement y pourrait toujours avoir recours. Est-ce cela qu’il veut, Lévine ? De quoi se mêle-t-il ? C’est pourtant à ce sujet qu’il s’émotionne le plus.
— … Mais pardon, monsieur, il me semble que tout ce qui n’est pas expressément défendu est permis…
— Pas du tout, monsieur, tout ce qui n’est pas expressément permis est défendu…
Cette courte conversation a lieu en France, entre un « homme d’ordre » et un « homme de désordre ». Mais il s’agit d’un « homme d’ordre » qui ne connaît que sa consigne et la défend, comme le veut son rôle. Lévine est-il aussi un homme de ce genre ?
D’ailleurs, tout le peuple, en voulant porter secours aux Chrétiens opprimés savait parfaitement qu’il avait raison, qu’il ne faisait rien contre la volonté du Tzar. Il le savait. Ceux qui fournissaient une aide aux volontaires avaient aussi conscience de cela. On attendait avec patience et espoir la parole du Tzar, tout le monde en pressentait le sens et on ne se trompait pas.
On accuse le peuple d’avoir forcé la main au gouvernement, mais Lévine et le prince, eux-même, défendent le peuple de cette accusation en affirmant qu’il n’a rien compris, qu’il n’y a eu qu’une campagne de presse destinée à procurer aux journaux un plus grand nombre d’abonnés.
— Les opinions personnelles ne signifient rien en ceci, dit Serge Ivanovitch. Qu’importent les opinions personnelles quand tout le peuple russe a exprimé sa volonté.
— Mais, pardonnez-moi, réplique le prince, je ne vois pas cela, moi ! Le peuple et la noblesse ne savent pas.
— Comment, papa, ils ne savent pas ? fait Dolly, qui s’intéresse à la conversation, mais dimanche dernier, à l’église…
— Quoi ? que s’est-il passé dimanche, à l’église ? Est-ce parce qu’ils ont soupiré, comme ils le font pendant chaque sermon ? Ils n’ont rien compris. On leur dit qu’on va faire la quête pour une bonne œuvre, ils tirent leur kopek, le donnent, et voilà tout. Pourquoi ? Ils n’en savent rien ! »
Cette dernière opinion est absurde, elle nie les faits, mais elle s’explique facilement dans la bouche du prince. Elle vient de l’un de ces anciens tuteurs du peuple et propriétaires de serfs qui ne pouvait pas, si bons qu’ils fussent, ne pas mépriser leurs esclaves et ne pas se regarder comme à cent mille piques plus haut qu’eux au point de vue de l’intelligence. « Ils ont soupiré mais ils n’ont pas compris ! » Mais voici venir l’opinion de Lévine, qui ne nous est pas présenté comme un ancien propriétaire de serfs.
— Pourtant, dit Serge Ivanovitch, nous avons vu et nous voyons des centaines et des centaines d’hommes qui abandonnent tout pour servir la bonne cause, qui viennent de tous les coins de la Russie et qui expriment ainsi assez nettement leur pensée., Ils apportent leurs kopeks et paient de leur personne. Qu’est-ce que cela signifie ?
— Cela signifie, selon moi, dit Lévine, qui commence à s’exciter, que dans un peuple de quatre-vingt millions d’âmes, il peut bien se trouver, non pas des centaines, mais des milliers d’individus qui ont tout perdu, des aventuriers, sans frein, qui suivront, aussi bien en Chine qu’en Serbie, la bande du premier Pougatscheff venu.
— Je te dis qu’il ne s’agit pas d’aventurier sans frein, mais de la portion la plus saine de la Russie, réplique Serge Ivanovitch, réellement irrité et acharné à la discussion comme s’il défendait son dernier bien. Et l’argent, versé spontanément en offrande. N’est-ce pas tout le peuple qui exprime sa volonté ?
— Ce mot peuple est si indéterminé ! riposte Lévine. Des scribes, des instituteurs et peut-être un sur molle parmi les paysans saisissent sans doute de quoi il est question. Les quatre-vingt millions qui reste, non seulement n’expriment aucune volonté, mais encore n’ont aucune idée.
Du reste la volonté du peuple, c’est bientôt dit ; cela ne désigne rien de façon exacte. Le grand mouvement du peuple, l’an dernier, n’a signifié qu’une chose, à savoir que le peuple avait grande compassion des opprimés, était guidé par son zèle pour le Christ, impressionné par une sorte de repentir. Il était dans le même état que quand il se prépare à la confession… J’avoue que j’ai été très heureux de trouver dans la bouche de Lévine de expression comme la bande à Pougatscheff. J’ai compris qu’ici, ce n’était plus l’auteur qui parlait. Il est resté dans les droits de l’artiste en prêtant à Lévine un langage exagéré et furibond, qu’on peut attendre d’un homme de son caractère. Toutefois, justement parce qu’on en arrive aux gros mots et à « la bande à Pougatscheff » je voudrais bien expliquer l’énigme du caractère conscient du mouvement populaire de l’année dernière ; car on en a fait une énigme dans certains milieux. « Comment ! ce n’est que’hier que le peuple sait quelque chose sur les Slaves ; il ne connaît ni histoire, ni géographie, et tout à coup il s’emballe en faveur des Slaves, il s’en amourache ! »
Lévine s’est hâté de l’expliquer par une campagne faite par certaines gens dans un but intéressé. Serge Ivanovitch nous est bien donné comme un défenseur du mouvement national, mais il défend mal sa cause. Il s’emballe, lui aussi, et nous est présenté sous un jour un peu comique. Le sentiment du peuple est pourtant bien clair. Je veux le faire comprendre pour éviter les erreurs et surtout les énigmes