Journal d’un écrivain/1877/Juillet-août, XI

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XI

L’AGITATION LÉVINE. UNE QUESTION. NOS INSTITUTEURS


Mais la conversation s’anime, Lévine va jusqu’à dire que la prétendue compassion, inspirés par les malheurs des Slaves d’Orient, n’existe pas et ne peut pas exister.

Serge Ivanovitch Koznischev prend la parole :

— … Il y a là tout simplement une expression d’un sentiment humain et chrétien. On tue nos frères de race, nos corréligionnaires : on n’épargne ni femmes, ni enfants, ni vieillards. Les Russes s’indignent et accourent pour faire cesser ces horreurs. Figure-toi que, dans une rue, tu voies un ivrogne frapper une femme ou un enfant !… Tu ne demanderas pas si l’on a déclaré la guerre à ce pochard ; tu tomberas dessus.

— Mais je ne tuerais pas, répond Lévine.

— Tu le tuerais !

— Je n’en sais rien. Je ne puis pas dire cela d’avance. Et ce n’est pas un sentiment aussi spontané que l’on éprouve pour la cause slave.

— Peut-être pas toi, mais d’autres l’éprouvent. Dans le peuple, on se représente très vivement les souffrances des orthodoxes sous le joug des Turcs…

— Cela peut-être, dit évasivement Lévine, mais, moi-même, qui fais partie du peuple, je ne le sens pas.

Encore cette idée qu’il « fait partie du peuple » ! il n’y a que deux heures que Lévine est revenu à sa croyance, en entendant parler un homme du peuple, et c’est ainsi qu’il parle ! Il devrait, rien que pour cela, voir à quel point il diffère d’un homme du peuple ! Il y a entre lui et le peuple une différence fondamentale. Pourquoi se croit-il « peuple » ? Parce qu’il sait atteler un chariot et sait que les concombres se mange avec le miel ? Quelle présomption !

Remarquez, du reste, que la discussion est menée de façon à donner raison à Lévine à la fin. Serge Ivanovitch vient nous dire que, si Lévine voyait dans la rue un ivrogne battre une femme ou un enfant, il le tuerait. Il dit une bêtise parce qu’il n’y a pas besoin, pour se débarrasser d’un ivrogne qui maltraite une femme, de le tuer. L’essentiel est qu’il ne s’agit pas d’une rixe dans la rue. La comparaison est fausse. On parle des Slaves et des tortures qu’ils subissent. Et Lévine ne sent rien !

Or, nous sommes renseignés sur ces tortures. Les Turcs prendront un homme qu’ils écorcheront vif, sous les yeux des siens. En présence des mères, ils jetteront en l’air de petits enfants, qui retomberont sur des pointes de baïonnettes ; ils violeront des femmes, qu’ils poignarderont après. Lévine ne sent rien ! et affirme que le sentiment de pitié qu’inspirent les Slaves est tout artificiel. J’affirme, moi, que ce sentiment existe. J’ai vu un homme généralement peu enclin à la sensiblerie, auquel on a raconté comment des Turcs avaient crevé les yeux d’un enfant, à l’aide d’une aiguille, et comment après cela ils l’avaient empalé devant sa sœur. Eh bien ! l’homme peu sensible n’a pas dormi de deux jours ; et ensuite, il est resté quelque temps dans un tel état d’esprit qu’il ne pouvait travailler. Et cet homme-là, je l’affirme à M. Lévine, ne fait pas partie de la « bande à Pougatscheff ». Je sais qu’il y a des gens grossiers et brutaux que rien n’émeut, mais Lévine nous est présenté comme un homme fort sensible. Est-ce la distance qui rend pour lui les choses moins poignantes ? Je sais bien, sans plaisanterie, que si l’on nous disait que dans la planète Mars on a crevé les yeux de petits enfants avec une aiguille, l’émotion pourrait ne pas être très profonde sur terre. Admettons que la grande distance atténue tout de la même façon, dans les limites de notre monde. Mais si la distance a une influence si forte, une question se pose d’elle-même : À quelle distance cesse l’amour que les hommes ont les uns pour les autres ? Du reste, dans aucun cas, Lévine ne sait ce qu’il ferait. Supposons qu’il soit en Bulgarie au moment où un Turc va, devant lui, crever les yeux d’un petit enfant… Lévine regarde et hésite, tout pensif : « Je ne sais pas quoi faire ! Je «  suis pourtant du peuple  » mais dois-je vraiment éprouver une pitié spontanée pour les souffrances des Slaves ? » Que ferait-il ? Comment ne délivrerait-il pas l’enfant ?

— Oui, le délivrer. Mais alors il faudra bousculer le Turc ?

— Eh bien, bouscule-le !

— Mais s’il ne lâche pas l’enfant… s’il tire son sabre, il faudra donc que je le tue, ce Turc !

— Tue-le.

— Mais je ne puis pas le tuer pour si peu ! Qu’il crève les yeux de l’enfant si cela lui convient, qu’il le torture à son aise ; moi je retourne chez ma femme, chez Kitty !

Voilà comment agirait, sans doute, Lévine. Il ne sait quoi faire : Il plaint, peut-être, énormément les Turcs.

— Il y a vingt ans, dit Koznischev, nous aurions gardé le silence. Maintenant, des voix s’élèvent : Le peuple russe est prêt à marcher comme un seul homme, à se sacrifier pour des frères opprimés.

— Non seulement à se sacrifier, rétorque Lévine, mais encore à massacrer les Turcs…

Et l’auteur lui-même s’exprime ainsi sur le compte de Lévine : Il ne pouvait admettre que quelques dizaines d’hommes dont faisait partie son frère, vinssent affirmer qu’eux et un certain nombre de journalistes représentaient la volonté du peuple, surtout quand il était question d’une volonté de vengeance et de meurtre.

C’était fort injuste : Il n’y a pas de vengeance en ceci. On mène chez nous une campagne contre des buveurs de sang, et nos troupes sont des plus humaines à l’égard de ces bandits. Peu d’armées européennes agiraient comme le nôtre. Dernièrement encore, quelques journaux laissaient entendre que l’on devait user de représailles envers les Turcs, ne fût-ce que pour les dégoûter de commettre leurs abominations. Ces Turcs martyrisent les blessés, leur coupent le nez, les mutilent. On cite des bachi-bouzouks qui, ayant pris par les pieds de petits enfants, les déchirent en deux pour la plus grande joie de leurs compagnons d’arme. Cette nation menteuse et infâme nie les atrocités commises. Les ministres du Sultan déclarent que leurs soldats ne sauraient torturer les blessés et les prisonniers « parce que le Koran le défend ». Et nous agissons humainement avec ces bêtes fauves. Toutefois on ne peut les laisser continuer à crever les yeux des enfants. Il faut en finir avec les Turcs, leur ôter toute envie de recommencer leurs infamies. N’ayez pas peur. Quand on les aura désarmés, ils se remettront à fabriquer et à vendre leur robe de chambre et leur savon comme nos Tartares de Kazan. Lévine peut-être rassuré au sujet des Turcs.

Il eût même pu être tranquille pour ses Turcs, l’année dernière. Ne connaît-il pas le soldat russe ? Celui-ci se bat bravement pendant la bataille, mais après cela, il est parfaitement capable de partager sa ration avec le prisonnier. De récentes correspondances en font foi. Et ce n’est pas qu’il ignore ce qui l’attendait s’il tombait aux mains des Turcs. Celui-là même qu’il nourrit lui aurait coupé la tête, qui aurait été rejoindre d’autres têtes coupées que le Turc aurait disposées en un dessin représentant à peu près un croissant. Certaines autres parties du corps des soldats tués auraient formées une indécente étoile. Le soldat russe le sait et nourrit pourtant le Turc qu’il a capturé : « N’est-ce pas un homme comme les autres, bien qu’il ne soit pas chrétien ? » Un journaliste anglais disait de l’armée russe : « C’est une armée de gentlemen. » Quand, dans plusieurs villes, les Bulgares ont demandé à son Altesse le Commandant en chef des troupes russes ce qu’il fallait faire des biens des Turcs qui avaient pris la fuite, il leur a répondu : « Mettez tout cela de côté et gardez-le jusqu’à leur retour. Moissonnez leur champs et conservez la récolte pour eux ; vous en aurez le tiers pour votre peine. » Ce sont là aussi paroles de gentlemen, et je répète que Lévine n’a pas à se tourmenter pour les Turcs. Lévine n’a-t-il pas entendu parler des dames russes qui jettent des fleurs aux prisonniers turcs et leur apportent du tabac et des bonbons ! Lévine peut penser qu’il n’y a là qu’un sentimentalisme à l’européenne de la part de ces dames, qui semblent dire : « Voilà comme nous sommes humaines ; sommes-nous assez civilisées à l’européenne ! » Mais son sentimentalisme à lui est aussi absurde.

On tue les Turcs dans une lutte loyale, non par besoin de vengeance, mais parce que nous voulons qu’ils ne continuent pas à couper les seins des femmes et à arracher les yeux des enfants. Le soldat qui va tuer le Turc fait lui même le sacrifice de sa vie et risque les plus barbares. Il n’a pris les armes que pour porter secours aux femmes, qui, sans lui, seraient violées et massacrées comme les autres, aux enfants qui n’auraient plus personne au monde pour les défendre. Et ces causes de la guerre sont considérées comme ridicules et presque immorales ! Et quelle insensibilité chez Lévine, à côté de tant de sensiblerie ! Ce même homme, pour qui un bain pris par son bébé est un événement, reste froid quand on lui parle d’enfants mutilés qui se traînent auprès de leurs mères violées. (Dans une église Bulgare on a trouvé deux cents cadavres après le pillage de la ville.) Lévine lit tout cela et demeure impassible : Kitty va mieux, est gaie et a mangé avec appétit. Le bébé commence à le reconnaître. Que lui importe ce qui se passe là-bas chez les Slaves massacrés. Il ne sent rien.

Est-ce bien ce Lévine que l’auteur veut nous présenter comme le modèle du brave homme pensant ? Des écrivains comme l’auteur d’Anna Karénine sont nos maîtres : Nous sommes leurs élèves ; que nous apprennent-ils donc ?