Journal d’un écrivain/1877/Mai-juin, II

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II


LE PLAN D’UNE NOUVELLE SATIRIQUE DE LA VIE CONTEMPORAINE


Mais je n’en ai pas fini avec mon insulteur anonyme. Un homme pareil pourrait servir d’excellent type littéraire pour un roman ou une nouvelle. Il est permis de le considérer à un point de vue général, humain aussi bien qu’en tant que Russe, et d’étudier quelles sont les causes de l’apparition d’un type de ce genre, chez nous, en particulier. Si vous essayez de scruter ce caractère, vous vous rendrez vite compte qu’il est impossible que notre état social ne comporte pas nombre de gens de cet acabit. Grâces soient rendues à Dieu qu’ils ne soient pas plus fréquents ! Ils ont grandi dans nos familles modernes aux liens relâchés, ils sont fils de pères mécontents et sceptiques, qui leur ont transmis une grande indifférence pour les vérités primordiales en même temps qu’un grand désir de croire à quelque chose de non révélé encore, de « prochain », de vaguement fantastique dont s’accommodera leur haine de l’époque actuelle. Il n’en manque pas de ces familles ou les parents ont dissipé le dernier argent provenant de la cession de leurs terres aux paysans, ne léguant à leurs enfants que la pauvreté, l’envie, le scepticisme et des propensions à la plus lâche veulerie.

Supposez qu’un rejeton d’une telle famille soit devenu fonctionnaire. Il aura de l’esprit inné, — comme tant de gens, — mais élevé dans un milieu où l’ironie et le persiflage auront détruit toute foi, il croira pourtant, en lui-même et prendra son esprit pour du génie. Et comment ne serait-il pas affligé d’un amour-propre sans bornes, ayant vécu sans aucune espèce de frein moral ?

Dès le début, il est très fier, de lui-même ; mais, comme — je le répète — il ne manque pas d’esprit, il devine rapidement que rire de tout ne mène à rien de positif. (Je préfère prendre un individu un peu moins creux que la moyenne.) Si son père s’est complu dans son irrévérence voulue, c’est que bien que libéral, ce n’était qu’une « vieille perruque » ; lui, le fils, est un génie simplement étouffé par son inaptitude à se faire valoir. Au fond de son âme il est prêt à toutes les lâchetés profitables. Mais bientôt il découvre que les occasions de commettre des lâchetés ne sont pas aussi fréquentes qu’on se le figure. S’il était moins génial, il lui serait permis de s’attacher à celui-ci ou à celui-la, de suivre sa fortune et d’accomplir rapidement une brillante carrière. Mais non, il est homme de trop de valeur et puis il appartient et l’opposition : « Si les gens au pouvoir ont besoin de moi, qu’ils viennent me chercher et me prient de les aider. » Il attend longtemps les sollicitations, mais pendant ce temps un collègue lui a déjà passé sur le corps, est devenu son supérieur ; un second, puis un troisième en font autant ; oui, même ce troisième qu’il tournait en ridicule sur les bancs de l’école spéciale, auquel il avait trouvé un surnom grotesque, sur lequel il avait écrit une épigramme en vers. C’est déjà assez humiliant, Pourquoi celui-là et pas lui-même ? Et toutes les places sont prises. Non ! se dit-il, décidément mon avenir n’est pas ici. Être fonctionnaire ; c’est bon pour des lourdauds ; parlez-moi de littérature comme carrière ! Et il bombarde les journaux de ses œuvres, d’abord anonymes, puis signées. On ne lui répond pas ; il persiste ; bientôt il visite lui-même toutes les rédactions. Quelquefois, quand on lui renvoie son manuscrit, il se console en blaguant spirituellement les sots qui ne le comprennent pas. Mais cela ne l’avance guère : « Il y encore encombrement par ici ! » soupire-t-il. Ce dont il souffre le plus, c’est de voir partout et toujours en bonne place des gens qui « ne le valent pas ». Un beau jour, tout naturellement lui vient à l’idée d’envoyer à l’une des rédactions dont il a eu le plus à se plaindre une venimeuse lettre anonyme. Il répète ce petit exercice peu après, il s’en est bien trouvé ; c’est amusant, Mais le monde demeure autour de lui sourd, muet, aveugle comme devant. « Ça ne mène encore à rien ! » bougonne-t-il. C’est alors qu’il essaye de « s’arranger » ; il choisit un personnage, un patron dont il veut se faire le client ; mettons que ce soit son directeur. Le hasard ici peut l’aider, à moins que ses talents ne lui aplanissent le chemin. Popristchine, le héros de Gogol, a d’abord attiré l’attention de ses chefs par son habileté à tailler les plumes d’oie. On l’a invité chez Son Excellence, où il est présenté à la fille de la maison, pour laquelle il taille deux plumes d’oie. Mais le temps des Popristchine est passé, on emploie des plumes d’acier aujourd’hui, il faut chercher autre chose. Notre mécontent se figure bientôt que la fille de son directeur se morfond d’amour pour lui : « Voici ma chance de succès », se dit-il. « À quoi serviraient les femmes si un homme d’esprit ne pouvait s’en servir pour le plus grand bien de sa carrière. Il n’y a rien, de honteux à cela. Beaucoup de gens sont arrivés par les femmes. Mais, comme dans l’aventure de Popristchine, un fâcheux aide-de-camp fait manquer toute la combinaison. Popristchine devient fou et s’imagine qu’il est roi d’Espagne ; avec sa nature c’était la conclusion obligée. Mais notre Popristchine contemporain ne perd pas la tête. Il se rappelle que les lettres anonymes ont du bon, qu’il en a déjà fait usage. Il va en fabriquer une nouvelle qu’il n’adressera pas à un bureau de rédaction. Il s’enferme chez lui, tremblant que son hôtesse ne le voie, déguisant son écriture, il remplit quatre pages de calomnies et d’injures, relit le factum avec délices et l’expédie à l’aide-de-camp. Comme on ne pourra reconnaître son écriture, il ne craint rien. Il compte les heures, à présent… Maintenant la lettre doit être arrivée ; le fiancé la lit. Oh ! il va reprendre sa parole, comment donc ! Ce n’est pas une lettre, c’est un « chef-d’œuvre ». Notre homme sait parfaitement qu’il est un lâche, mais il n’en est que plus content.

La lettre ne produit pas l’effet voulu. Le mariage a lieu, mais notre mécontent a débuté dans ce qui sera désormais sa carrière. Il s’y jette avec ardeur. Il prend des renseignements sur la vie d’un général dont il n’a pas été très satisfait au ministère et, son amour-propre blessé aidant, il rédige des lettres anonymes de plus en plus belles, où il éreinte le général et le tourne en ridicule sans pitié. Quelle joie il éprouve en se livrant à cette besogne qui lui convient si bien ! Il faut voir ses insinuations sur la femme du général, sur la maîtresse dudit, sur la leçon stupide dont les affaires sont menées dans le ministère. Peu à peu il se familiarise avec la satire politique anonyme et en vient à perpétrer une lettre adressée au ministre lui-même. Dans cette épître il propose de tout changer en Russie. Il est impossible que le génie de son auteur n’attire pas l’attention sur cette lettre, qui parviendra peut-être jusqu’à… c’est-à-dire jusqu’à un tel personnage que… « Et quand on voudra découvrir le nom du génial réformateur, sans fausse modestie je le révélerai. »

Il se pâme d’aise en pensant au résultat de ses labeurs ; déjà on doit avoir pris connaissance de sa prose lumineuse ; il s’imagine voir l’étonnement admiratif qu’expriment les visages de ceux qui le lisent. Dans cette joyeuse disposition d’esprit il se permet quelques aimables farces. Il écrit à des grotesques pour s’amuser ; il favorise de ce genre de correspondance son vieux chef de bureau, qu’il rend presque fou de rage en le persuadant que sa femme entretient une tendre liaison avec le commissaire de police de son quartier (le pis est qu’il y a quelques vagues chances pour que ce soit vrai). Et il continue quelque temps ses hauts faits… Mais tout à coup une idée inattendue surgit en lui, le tourmente, l’illumine. Il comprend subitement qu’il n’est qu’un Popristchine plus lâche et plus vil ; que tous ces pamphlets rédigés dans les coins proviennent d’une manie absurde ; plus lamentable que la folie du vrai Popristchine, qui se croyait roi d’Espagne. Et c’est juste à ce moment qu’il reçoit un avertissement qui l’épouvante. Bien qu’il soit homme d’esprit, il ne sait pas toujours se tenir dans les limites de la prudence, et dans son enthousiasme, après avoir écrit sa lettre au ministre, il a été parler de ses épîtres anonymes, et à qui ? À sa logeuse allemande ! Certes il ne lui a pas tout dit : elle ne l’aurait pas compris ; il n’a laissé aller que quelques mots un jour que son cœur débordait de joie. Quelle n’est pas son atroce surprise quand, un mois plus tard, un petit employé d’une autre administration, un homme méchant, sournois, silencieux, lui jette à la figure, au cours d’une querelle insignifiante, que lui, — le petit employé, — a suffisamment de moralité pour être incapable d’écrire des lettres anonymes. « comme le font certains messieurs ». Il se réconcilie avec ce mince fonctionnaire, fait même des bassesses pour rentrer en faveur auprès de lui, le confesse et croit pouvoir admettre qu’il ne sait presque rien. Mais s’il en sait plus long qu’il n’en avoue ? Vers la même époque un bruit court parmi les employés du ministère où notre héros est appointé. On assure que quelqu’un écrit des lettres injurieuses aux agents supérieurs et que ce quelqu’un est un employé. Le malheureux épistolier s’inquiète, ne dort plus la nuit, se ronge d’anxiété. On peut peindre très vivement le supplice que son angoisse lui fait endurer. Au bout de quelque temps il est persuadé que tout le monde sait que c’est lui ; qu’on ne se tait encore que pour une raison mystérieuse ; qu’on lui réserve quelque châtiment épouvantable. Il en devient presque fou : « Les méchantes gens ! » pense-t-il. « Ils savent tout ; c’est de cela qu’ils chuchotent quand je passe… Ils connaissent la résolution déjà prise contre moi, écrite et signée, là-bas, dans le cabinet du ministre. Et ils affectent d’ignorer ! Ils veulent voir comment on va s’y prendre avec moi ! »

Et voici qu’il a, par hasard, un document quelconque à porter dans le cabinet du ministre. Il entre, il met respectueusement le papier sur le bureau ; le général est occupé et ne fait pas attention à lui ; notre épistolier va sortir, il a la main sur la clef quand, soudain, sans plus savoir comment c’est venu que s’il avait roulé dans un précipice brusquement ouvert sous ses pas, il tombe aux pieds du général, sans avoir eu, une seconde auparavant, la moindre intention de le faire. « Puisque je suis perdu, mieux vaut tout avouer moi-même ! » Et il parle : « Excellence ! Je vais vous dire tout ! » Et, les mains jointes, il supplie le ministre, qui n’y comprend rien ; il s’accuse en tremblant ; et le ministre ignorait tout !

Mais notre héros est même ici fidèle à son caractère. Au moment où sa frayeur est à son comble, il rêve encore que le général, touché de sa sincérité non moins qu’ébloui par son génie, va le relever et le serrer dans ses bras : « Tu as fait cela, malheureux jeune homme ! C’est moi qui suis coupable ! Je n’avais pas su te remarquer ! Je prends toute la faute sur moi. Ô mon Dieu ! C’est à cela qu’en viennent nos jeunes gens les plus brillamment doués, grâce à notre sottise, à nos vieilles manies, à nos inaptes superstitions ! Mais, viens sur mon cœur ; accepte la moitié de mes fonctions, et, à nous deux, nous allons, révolutionner le ministère ! »

Les choses ne se passent pas d’une manière aussi satisfaisante. Longtemps, longtemps après, notre épistolier se rappelle le coup de botte dont l’a gratifié le général ! Et c’est presque de bonne foi qu’à ce souvenir il maudit son sort et l’humanité :

« Une fois dans ma vie, j’ai largement ouvert mes bras à mes semblables et voilà ce que j’ai reçu pour ma récompense ! »

On peut imaginer une fin très simple et conforme à nos mœurs contemporaines. Chassé du service, notre homme en vient à contracter, pour cent roubles, un mariage fictif et après la cérémonie, lui, s’en va de son côté, tandis que la nouvelle épouse se rend chez « son marchand ». C’est à la fois « gracieux et distingué » comme le dit le commissaire de police de Chtchédrine dans une occasion semblable.

En un mot, je crois que l’insulteur anonyme ferait un assez joli type pour une nouvelle. Pour le bien mettre en lumière il faudrait un Gogol, mais je suis déjà content d’avoir trouvé ce canevas. Peut-être essayerai-je d’en faire quelque chose dans un roman.