Journal d’un écrivain/1877/Octobre, I

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I

LE SUICIDE DE HARTUNG ET NOTRE ÉTERNELLE QUESTION :
À QUI LA FAUTE ?


Tous les journaux russes ont parlé du suicide du général Hartung ; à Moscou, pendant une séance de la cour d’assises, un quart d’heure après le prononcé du verdict qui le condamnait. Je pense donc que tous les lecteurs du Carnet connaissent cet événement tragique et que je n’ai pas à en rappeler les détails.

Vous vous souvenez que ce haut gradé s’était lié avec un tailleur, puis avec un usurier, du nom de Zanftleben. Ce n’était pas uniquement parce qu’il avait besoin d’emprunter de l’argent à ce dernier, puisqu’il consentit amicalement à être désigné sur le testament de Zanftleben comme exécuteur testamentaire.

À la mort de Zanftleben le livre de billets à ordre disparaît ; quant à ces mêmes billets à ordre et autres papiers d’affaire, ils sont, aux mépris de tous les usages légaux emportés par Hartung à son domicile. Puis il entre, sans peut-être bien s’en douter, dans une machination destinée à avantager une portion des héritiers aux dépens de l’autre. Il semble que ce ne soit que plus tard que l’infortuné exécuteur testamentaire ait pu se rendre compte du genre de guêpier où il s’était fourré. Bientôt on l’accuse de vol, de faux, de soustraction de documents ; on parle de deux cent mille roubles disparus.

Le procès arrive, et le procureur paraît ravi de voir le général assis sur le même banc qu’un homme du peuple, consacrant ainsi le principe d’égalité.

Pourtant le tribunal (quoi qu’on en dise) juge l’affaire de la façon la plus régulière, et les jurés rapportent un verdict qui déclare coupables Hartung et ses coaccusés. La cour se retire pour délibérer sur la sentence, mais Hartung ne l’attend pas. On l’a fait sortir un instant ; il s’est assis près d’une table, dans une autre pièce, et tout à coup une détonation retentit. Il s’est tiré un coup de revolver dans le cœur.

On a trouvé sur lui une lettre dans laquelle « il jurait au nom du Dieu tout-puissant qu’il n’avait rien dérobé et qu’il pardonnait à ses ennemis ».

Cette mort a fait une vive impression à Moscou et dans toute la Russie. Les journaux ont fulminé contre un « verdict évidemment injuste », quelques-uns ont fait observer qu’on ne pourrait pas à présent taxer nos tribunaux d’indulgence exagérée : « Voyez, disent-ils, ces jurés ont été cause de la mort d’un innocent. » D’autres ont été d’avis qu’on ne pouvait pas ne pas croire aux dernières paroles d’un homme et qu’il y avait donc là une regrettable erreur judiciaire. Il y a eu quelques opinions assez étranges, peut-être sincères, mais erronées.

Hartung est à plaindre, certes, mais il y a dans tout cela plutôt une fatalité de la vie russe que la faute de qui que ce soit. Pour mieux dire, tout le monde est coupable ; les mœurs et habitudes de notre société russe ne le sont pas moins ; et puis nos jeunes tribunaux, imités d’institutions analogues de l’étranger, ne sont pas encore assez russifiés. De toutes les opinions exprimées par les journaux, celle du Novoïé Wremia m’a paru la plus juste.

J’ai causé avec l’un de nos plus fins juristes, qui m’a montré de façon très saisissante tout le « côté tragique » de l’affaire et les causes de la tragédie. Le lendemain de cette conversation je lisais un feuilleton du Nieznakometz dont les commentaires ressemblaient beaucoup à ceux que j’avais entendus la veille. Je vous en dirai rapidement quelques mots.