Journal d’un écrivain/1877/Septembre, II

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II

UN CARACTÈRE INTÉRESSANT


Avant que le Maréchal lançât le manifeste dans lequel il parle des « légions » comme d’une force nouvelle, j’avais déjà parlé de la situation politique de la France dans mon Carnet de mai-juin. Tout s’est passé comme je le prévoyais alors.

Dans le manifeste, Mac-Mahon promet de respecter les « droits légitimes », de faire tout pour la paix, mais déclare toutefois que, si le pays lui renvoie l’ancienne majorité républicaine, il sera forcé de résister aux volontés dudit pays. Cette étrange résolution doit avoir quelque motif. Il n’aurait pas osé parler d’un pareil ton, s’il ne croyait pas à son succès ; il faut qu’il mette tout son espoir dans l’armée et soit parfaitement sûr de ses chefs. Dans le voyage qu’il a fait cet été, et pendant lequel il a visité beaucoup de villes, trop de villes, la population l’a accueilli sans enthousiasme, mais partout l’armée de terre et la marine ont témoigné de leur fidélité par des acclamations. Les intentions du Maréchal doivent être fort innocentes. S’il parle d’aller contre le gré du pays, c’est probablement parce qu’il croit faire ainsi son bonheur malgré lui. On ne doute pas des qualités morales de Mac-Mahon ; mais il est d’autres qualités qui lui manquent, peut-être. Il paraît que le Maréchal est de ceux qui ne peuvent se passer d’une sorte de tutelle. Son caractère offre quelques particularités curieuses. Par exemple, une question se pose. Pour qui travaille-t-il ? Pour qui se donne-t-il tant de mal ? Il est certain que quelqu’un le conduit et qu’il est seul en Europe à l’ignorer. Des gens adroits lui persuadent évidemment qu’il s’agit de son propre gré, tout en le menant où ils veulent. Il n’y a qu’un seul parti où l’on puisse rencontrer des gens aussi malins : c’est le parti clérical. Les autres factions, en France, ne brillent pas par l’habileté. Le Maréchal semble protéger les candidats bonapartistes qui escomptent leur propre victoire aux prochaines élections. L’armée paraît incliner de ce côté ; on a même affirmé que le prince Impérial a quitté l’Angleterre et à l’intention de se rendre à Paris. Mais croit-on que le Maréchal prend tant de peine uniquement pour faire monter le prince Impérial sur le trône ? Moi je pense que non. Maintenant, nous avons vu dans les journaux quelques combinaisons vraiment extraordinaires. N’a-t-on pu lire, il y a un mois environ, que le prince Impérial s’était fiancé à la fille du Maréchal ? Mais comme ces combinaisons sont certainement fantaisistes, il me semble que le Maréchal serait plutôt enclin à faire le bonheur du pays « pour son propre compte » ; s’il soutient les candidats bonapartistes, c’est qu’il les croit plus sûrs que les autres et s’imagine les diriger à sa guise. Dieu sait quelles idées peuvent naître dans un esprit comme celui-là ! Ce n’est pas en vain qu’un évêque, dans un discours récent, lui a démontré qu’il descendait de Charlemagne par les femmes ! Avec cela, c’est un guerrier militaire. Du reste, ce ne sont là qu’explications hasardeuses d’un caractère énigmatique. En attendant on peut dire qu’il est dans les mains de gens qu’il croit mener. L’Europe soupçonne qu’il s’agit des cléricaux, mais ces derniers savent cacher l’importance réelle de leur rôle. Ils se cacheront derrière le Maréchal, — et les bonapartistes si vous voulez — jusqu’au moment où ils atteindront leur but. Au fond je me figure qu’il leur et indifférent de voir triompher le Maréchal ou le prince Impérial, pourvu qu’ils puissent jeter la France sur l’Allemagne. C’est dans ce but qu’ils ont ruiné l’influence des républicains, peu disposés à combattre pour le Pape. Ils attendront patiemment que les choses se dessinent pour le prince Impérial ou pour Mac-Mahon.

Quant à ce dernier, il aurait dit dernièrement : « On répand le bruit que j’ai l’intention de détruire les institutions républicaines. On oublie qu’en acceptant la présidence de la République, j’ai donné ma parole d’en être le gardien. » Ces paroles sembleraient affirmer la bonne foi du maréchal, mise en doute par les républicains. Mais s’il veut garder la République en chassant les républicains, c’est qu’il rêve une sorte de république réactionnaire. On a dû lui persuader que c’était possible, et cela irait avec son fameux : J’y suis, j’y reste. Il irait comme cela jusqu’à 1880, époque où arrivera le terme de sa présidence et de sa parole d’honneur. Mais il peut faire un rêve dont la réalisation commencerait alors. Le pays reconnaissant lui proposerait, pour se préserver des démagogues, un rôle nouveau, disons celui de Charlemagne, et alors tout irait admirablement bien. Les gens adroits qui le conduisent le guettent et, s’il veut tenir sa parole de conserver les institutions républicaines, lui substitueront un Bonaparte. On affirme que c’est pour cela qu’ils l’ont poussé à soutenir les candidatures bonapartistes en lui prouvant qu’il travaillait pour lui. En un mot, on sent là-dessous un immense mouvement catholique.

On dit que la santé du Pape est « satisfaisante ». Mais si, par malheur, la mort du Pape coïncidait avec les élections en France, la guerre d’Orient pourrait bien se transformer en lutte pan-européenne.