Journal d’un bibliophile/Mes débuts de collectionneur

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Imprimerie « La Parole » limitée (p. 13-16).


II

Mes débuts de collectionneur


Il y avait, dans un magasin où j’étais employé, deux jeunes gens avec lesquels j’avais beaucoup de contredits.

Ils travaillaient fort pour me gagner à leurs idées révolutionnaires. Ils étaient enthousiasmés par la lecture des exploits du grand Napoléon et de la Révolution française.

Ils recevaient « La Patrie », journal alors rédigé par H. Beaugrand.

Les polémiques acerbes et décevantes de Louis Fréchette avec les Castors, L.-P. Tardivel et autres, les transportaient d’enthousiasme.

Ils me passaient ces articles, ainsi que certains volumes du même auteur, comme « La voix d’un exilé », « Petite histoire des rois de France », etc. : petites histoires plus ou moins édifiantes, qui étaient loin d’exciter mon admiration.

Louis Fréchette aurait dû, il me semble, consacrer à une meilleure cause son talent d’écrivain. Il aurait pu l’employer à édifier plutôt qu’à saper et à détruire tout respect dû aux représentants de l’ordre. Les rois de France, tous des fous, des lunatiques, des monstres d’iniquité, prétendait Fréchette. Quelle aberration !

Et, cependant, jamais un mot ne sort de sa bouche pour désapprouver les massacres, les guillotinages et noyades d’un Robespierre, d’un Danton ou d’un Carrier.

Plus tard, Fréchette a publié : « Conférence sur Notre-Dame de Lourdes », « Contes de Noël », mais il a toujours conservé un peu trop sa fougue juvénile. Sa dernière sortie contre le drapeau fleur de lys à raies bleues, portant au centre le Sacré-Cœur, lui valut un silence froid.

Quelques-uns de ses fervents adeptes ont pu déplorer le fait que Louis Fréchette n’ait pas eu des funérailles nationales, mais si ses œuvres, comme poète, étaient admirables, n’a-t-il pas trop cultivé, peut-être par intérêt ou gloriole, les faveurs des tenants ou successeurs de ceux qui ont effacé le nom de Dieu de leurs institutions.

La couronne académique ne lui valait certes pas l’affection et le cœur de ses compatriotes bien pensants.

Je n’écris pas ceci pour le simple plaisir de dénigrer, et le fait suivant me mettra à l’abri de tout soupçon à cet égard :

Le journal « Le Monde », publié à Montréal, donnait pour feuilleton, dans le temps : « Les Trois Mousquetaires », d’Alexandre Dumas.

Les autorités intimèrent aux propriétaires du journal de discontinuer la publication de ce roman immoral.

Le lendemain, « Le Monde » nous arrivait avec seize pages remplies du feuilleton en question. Le roman se trouvait au complet et rien d’autre chose n’y était publié. Sur la première page du journal étaient écrits ces mots, en gros caractères : « Il est défendu de lire ceci. »

En constatant la vilenie, les figures de mes deux contradicteurs s’épanouirent et l’un d’eux, brandissant le journal, m’interpella ainsi :

— Viens lire quelque chose qui va t’intéresser : Beaugrand et Fréchette ne peuvent surpasser cela.

Sans aucun doute, Beaugrand et Fréchette ne pouvaient surpasser cette perfidie, mais ils en avaient fait assez pour amener ces jeunes gens et beaucoup d’autres dans cet état d’âme qui les faisait rire et se faire fi de toutes directions raisonnables venant d’autorités reconnues.

Outre les ouvrages de Fréchette qui m’avaient été donnés et un roman : « Jeanne la Fileuse », de H. Beaugrand, je me procurai un autre roman : « Les deux Testaments », d’Anna Duval ; plus tard, un volume de poésies du même auteur et « L’Affaire Sougraine », de Pamphile Lemay.

Tous ces ouvrages sont introuvables aujourd’hui.

« Histoire des Canadiens français de Fall-River », de H. Dubuque ; « Les Anciens Canadiens », de de Gaspé ; « Histoire du Canada », de Garneau, vinrent ensuite, et cela tournait à la lecture plus sérieuse.

Au bout de trois ans, j’avais cent cinquante volumes presque tous reliés, plus qu’il n’en fallait pour contenter un collectionneur en herbe.