Journal d’un bibliophile/Mes premières lectures

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Imprimerie « La Parole » limitée (p. 9-12).


Journal d’un Bibliophile


I

Mes premières lectures


C’était en 1878, vers le 20 juin. Je m’en revenais joyeux à la maison. C’étaient les vacances. Deux longs mois devant soi, pour le plaisir, les amusements, le repos après les études forcées.

Il y avait eu distribution de prix. J’apportais sous le bras un tout petit livre de récompense : « Eustache », par le chanoine Schmid, le digne complément de « Geneviève de Brabant », celui-là même qui avait fait verser d’abondantes larmes silencieuses au chef de la famille.

Oui ! le père, chez-nous, avait pleuré, de grosses larmes avaient roulé sur cette rude figure au regard sévère, en écoutant la lecture de la triste odyssée de Geneviève.

Ce bon père, qui possédait la force de deux ou trois hommes ordinaires, qui n’avait jamais connu la peur, s’attendrissait facilement aux récits de la faiblesse opprimée et sans défense.

L’année suivante, je revenais de l’examen avec un plus gros volume : « La Conquête du Mexique par Fernand Cortez ».

Je fus fort impressionné par la lecture de ces conquêtes espagnoles sur les habitants sauvages du riche empire mexicain.

Ce furent là mes premières lectures.

Vers l’année 1883, mon frère aîné me paya un abonnement à « L’Étendard », journal publié à Montréal, par le sénateur F.-X.-A. Trudel.

Je commençai alors à me nourrir de bonnes lectures, instructives, religieuses et patriotiques.

« L’Étendard » publiait ses feuilletons en fascicules de format in-12 ou in-8 qui, réunis et reliés, formaient de jolis volumes.

Il publia successivement : « Le Chien d’Or », traduction de Pamphile Lemay ; « Deux mariages à l’Américaine » ; « Potira et Jean Canada » ; « Les Diables Rouges » et « Le Chasseur Canadien », de G. Ferry : romans d’aventures extraordinaires où les héros, Balthasar et Bois Rosé, étaient d’honnêtes Canadiens français remplis de bravoure et d’endurance, et toujours prêts à défendre la cause du faible et de l’opprimé.

En 1884, je fus retiré de l’école et engagé, comme petit messager, dans un magasin d’épiceries.

J’avais toujours le goût de la lecture et je m’abonnai au « Monde Illustré », journal publié à Montréal et qui venait remplacer, pour ainsi dire, « L’Opinion Publique », disparue en 1883.

Le « Monde Illustré » était le journal par excellence, le journal des jeunes Canadiens français, puisqu’il n’y avait pas un seul de ses numéros qui ne contînt une légende ou un récit du terroir.

Il publia plusieurs romans-nouvelles, entre autres : « Famille sans Nom », de Jules Verne, et les « Mangeurs de feu », de Jacoliot. Dans ce dernier, Dick Lefaucheur, un Canadien français, tient le beau rôle.

Après quelques mois de travail, où j’avais économisé quelques sous, je me procurai deux volumes : « Gustave ou un Héros Canadien » et « Armand Durand », de Mme  Leprohon.

Un soir, je reviens du centre de la ville tout joyeux. Je rapportais chez moi quatre volumes bien reliés : les deux ci-haut mentionnés et « Le Chien d’Or », en deux volumes.

Ma collection de « Canadiana » était commencée.

À mesure que j’amassai quelques sous, je continuai à enrichir ma collection : « Trois Légendes de Mon Pays », « Forestiers et Voyageurs », « La Première Canadienne du Nord-Ouest », « Jacques et Marie-François de Bienville », « Le Manoir de Villerai », « Jos. Montferrant », etc.

Ces livres aussitôt reçus étaient lus aussitôt, puis mis à clef, car je ne voulais prêter aucun livre, puisque j’avais lu quelque part : « Livre prêté, livre perdu. »