Journal d’un bibliophile/Une acquisition

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Imprimerie « La Parole » limitée (p. 21-24).


IV

Une acquisition


Entre les années 1887 et 1890, je fus complètement arrêté et vint bien prêt d’être guéri à tout jamais de mes idées de collectionneur.

J’étais allé demeurer avec mes parents qui s’étaient établis sur une ferme nouvelle au Canada.

Là, je fus trois ans à travailler fort pour défricher de la terre neuve. Pas un instant je n’avais le loisir de faire la moindre lecture.

Après trois ans de cette vie de durs labeurs, m’étant marié, je quittai le toit paternel pour retourner aux États-Unis.

Je m’engageai dans un magasin comme commissionnaire et je faisais la livraison à domicile.

Je travaillais pour un salaire très minime et il me fallait économiser pour me faire un chez-moi.

Dans ce temps-là, comme avant et après, nombreuses étaient les familles de cultivateurs de la province de Québec qui abandonnaient leurs terres pour venir demeurer dans les villes des États de la Nouvelle-Angleterre.

Dans toutes ces familles d’émigrés, il était assez rare qu’on ne pût trouver quelques livres et même de très beaux livres canadiens qu’on laissait, le plus souvent, dans les mains des jeunes enfants.

À la vue de ces volumes voués à la perdition, mes instincts et mes désirs de posséder revinrent petit à petit s’emparer de ma personne.

Souvent, pour quelques sous donnés aux enfants, avec le consentement des parents, je devenais acquéreur de ces vieux livres voués à la destruction.

Souvent aussi, on me les donnait en disant : « Emportez-les, ce n’est que du papier pour salir la place que je serai obligé de balayer et de jeter au feu quelqu’un de ces jours. »

Vers 1899, j’entrai dans le commerce du thé et du café et j’allais, tous les jours, par les maisons, faire la livraison de ces produits.

C’était une belle journée de printemps. Portes et fenêtres étaient entr’ouvertes, car une douce brise chaude et reposante se faisait sentir.

J’arrivai chez une dame René. Elle était en train de faire son grand ménage du printemps et comme je m’apprêtais à entrer à l’intérieur du logis, je m’arrêtai sur le seuil de la porte tout interdit.

Sur deux chaises, devant le poêle, était placée une grande boîte de deux pieds sur trois environ. Cette boîte était remplie de livres.

Tout près, le rond du poêle était ouvert et un feu pétillant d’aise sautillait, car je crois qu’il savourait d’avance la douceur de dévorer tant de vieux livres précieux.

Je lâchai un cri. À cet instant, Mme René retirait son bras de la boîte tenant à la main un livre, prête à le jeter au feu qui n’attendait que cela pour activer son appétit destructeur.

— Qu’est-ce qu’il y a donc ? dit-elle, en me regardant.

— Il y a, Mme René, que je croyais que vous étiez pour jeter ce volume au feu.

Elle éclata de rire et dit :

— Celui-là et tous ceux que vous voyez dans cette boîte.

— Voulez-vous me vendre cela, lui demandai-je ?

Elle me regarda d’un air surpris :

— Vous vendre cela, dit-elle : emportez la boîte, cela me débarrassera plus vite, car si je les brûlais, ce n’est pas pour le besoin de chauffer, il fait assez chaud sans cela. Oui, délivrez-moi au plus vite de cet embarras.

Je ne lui laissai pas le temps de répéter cette offre et je lui présentai deux dollars qu’elle finit par accepter, vu mon insistance.

Je chargeai la boîte dans ma voiture et, midi arrivé, je fouillai à corps perdu dans cette boîte pour me rendre compte de la valeur du trésor acquis.

Il y avait là cent soixante-huit volumes de « Canadiana », dont un grand nombre étaient bien propres et les autres, avec un peu de travail, pouvant devenir passables.