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Journal d’un habitant de Nancy pendant l’invasion de 1870-1871/08

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VENDREDI 12 AOÛT.

Approche des Prussiens. — Apparition des quatre uhlans. — Les cavaliers du Pont-d’Essey. — Pourparlers avec la ville. — La question de résistance. — Solution de la nécessité et du bon sens.

Ce matin l’aspect de Nancy a quelque chose de lugubre et de désolé. Ses larges rues sont désertes et silencieuses. Quelques femmes se rendant à l’église ou au marché, quelques hommes se croisant rapidement sans se rien dire, voilà tout ce qui reste du mouvement qui l’agitait depuis huit jours, — « Eh bien ! me dit Kaeuffer, qui se rendait à l’Espérance, dont il est depuis plus de vingt ans l’habile et courageux rédacteur, eh bien ! il n’est rien arrivé de Paris, nous voilà séparés du reste du monde. Nous sommes comme Robinson dans son île. — Oui, mais une île dont les Prussiens connaissent la route et qu’ils ne tarderont pas à visiter. » — En effet les laitières venant de la campagne nous apprennent que leurs avant-postes ont couché à nos portes, et c’est aujourd’hui qu’il faut s’attendre à voir s’accomplir l’événement que, depuis quatre jours, on annonce chaque matin pour le soir, et chaque soir pour le matin.

En se retirant devant l’ennemi, l’intendance a laissé dans la Manutention militaire, outre une grande provision de farine, de paille, de son, d’avoine et de riz, plusieurs milliers de pains préparés pour nos soldats. Cuits depuis quelques jours, ces pains allaient se perdre, si on ne les livrait immédiatement à la consommation. L’administration municipale, seul pouvoir resté debout dans notre ville, a résolu de les donner aux familles pauvres dont les besoins éveillent déjà sa sollicitude, et elle a fait appel aux membres du bureau de bienfaisance et des Sociétés charitables pour opérer cette distribution. La Société de saint Vincent de Paul a reçu pour ses pauvres quinze à dix-huit cents de ces pains, et je suis chargé, pour ma part, de la répartition des bons dans le faubourg Saint-Georges.

Sur les quatre heures, je me mets en route pour faire ma tournée, et c’est à cette circonstance que je dois d’avoir été, peut-être, le premier témoin de l’arrivée des Prussiens dans notre ville et de pouvoir la raconter avec une entière exactitude.

La route de Château-Salins, par où l’ennemi s’avance vers nous, forme avant d’entrer dans Nancy une chaussée étroite, qui s’élève de dix ou douze pieds au-dessus de la plaine basse où coule la Meurthe, où passe le canal de la Marne au Rhin. C’est dans cette plaine qu’encadrent gracieusement d’un côté les collines riantes et habitées de Boudonville, de Malzéville, de Dommartemont, et qui de l’autre s’étend à perte de vue jusqu’aux premiers contreforts des Vosges, que se trouve le quartier de la ville qu’on appelle le faubourg Saint-Georges avec ses annexes, les Tanneries, le faubourg Sainte-Catherine et les Grands-Moulins. Tel était le parcours que j’avais à faire pour m’acquitter de ma mission charitable et déjà je commençais la distribution dans les Tanneries, lorsque le cri : — Les voilà ! — éclate de toutes parts, et que la population se met à s’agiter en sens contraire, sous l’action des sentiments de curiosité, de répugnance ou de crainte qu’elle éprouve. En effet l’ennemi a paru et l’on voit distinctement le profil de quatre cavaliers s’avançant au pas sur le pont élevé du canal et se dirigeant tranquillement vers l’entrée du faubourg Saint-Georges.

Je ne puis exprimer ce que j’éprouvai alors de confusion, de honte et de colère en voyant sous quelle forme doucement dédaigneuse et méprisante s’exécutait cette prise de possession de notre ville. Mon premier mouvement fut de regagner ma demeure, pour m’épargner cette vue odieuse et y cacher dans le secret ma douleur et mes larmes. Mais la tâche dont j’avais à m’acquitter me retint, et je continue ma tournée en rentrant dans la route pour visiter les familles des maisons qui la bordent, depuis l’église Saint-Georges jusqu’au Pont-d’Essey.

Alors je me trouve forcément en face ou plutôt à côté des cavaliers formant la troupe dont s’étaient détachés les quatre premiers éclaireurs. Ils s’avancent à distance les uns des autres, à pas lents, l’œil au guet, le cou tendu, attentifs à tout, tandis que leurs chevaux, qui semblent aussi dressés pour les reconnaissances, marchent légèrement et sans bruit, comme s’ils étaient ferrés avec du velours : hommes et bêtes tous propres, nets et de bonne mine, comme s’ils venaient de sortir du quartier pour la promenade ; et c’était une mortification de plus de voir si frais et si reposés des hommes qui venaient de nous battre et qui arrivaient pour nous envahir.

Cependant je continue ma distribution sans paraître les remarquer. Le chapeau rabattu et regardant par-dessous les bords, je vais de porte en porte, ma liste d’adresses à la main, mes bons de pain de l’autre, appelant les mères de famille qui sont sur leur seuil et qui déjà oublient leur crainte pour être tout entières à leur curiosité. Quant aux uhlans[1], ils me laissent faire, sans paraître m’accorder la moindre attention. La distribution achevée pendant qu’ils avaient défilé, je reviens sur mes pas et je les retrouve en face du chantier de MM. Barbas, groupés en trois pelotons de 50 hommes chacun, en bon ordre, silencieux et immobiles.

Ce qu’ils attendent, c’est le résultat de la négociation entamée par les quatre premiers occupants avec la municipalité nancéenne. Ici je cesse d’être témoin oculaire, mais je puis raconter le reste d’après les renseignements les plus certains. Entrés dans la ville, les quatre uhlans ont été droit à la Mairie sans demander le chemin. L’un d’eux, qui est un officier, a demandé le Maire et a fait savoir qu’on exigeait de la ville une somme de 50 000 fr., et 300 000 à prendre sur les fonds de l’État. Aussitôt le Conseil municipal s’est réuni pour délibérer sur la réponse à faire à ces exigences. Il ne lui a pas été difficile de démontrer que l’État, en se retirant, avait vidé toutes ses caisses et qu’il ne restait rien des deniers publics à la Recette, ou ailleurs. Quant à la contribution de guerre frappée sur la ville, le Conseil a essayé de l’éluder ou de la réduire, en alléguant les charges qui pèsent en ce moment sur elle pour le soulagement de la classe ouvrière sans travail. « Quand on a d’aussi beaux édifices, et un Hôtel-de-Ville aussi somptueux que le vôtre, dit l’officier qui soutenait cette discussion avec une parfaite connaissance de notre langue, on est une ville riche, et il est évident que ce que nous vous demandons, ne vous est pas plus difficile donner que s’il s’agissait d’une bouchée de pain. — Au reste, ajouta-t-il pour mettre fin à toute résistance, songez qu’il y a des demandes qui sont bien près de ressembler à des ordres. Nous avons derrière nous quatre régiments qui seraient bien vite ici, si on leur en donnait le signal. Mais alors, il vous en coûterait plus cher, et vous auriez le désagrément d’avoir à céder à la pression militaire. » Le tout dit textuellement, comme me l’a répété le docteur Victor Parisot, du Conseil municipal, qui a tout entendu, et d’un ton de politesse légèrement hautain, mais irréprochable dans la forme, qui contraignait l’indignation et la colère à se refouler au fond des cœurs, en leur refusant tout prétexte d’éclater.

Il fallut céder sur ce point, comme sur les demandes de rations d’avoine et de foin pour les chevaux et sur la réquisition d’un dîner pour les cavaliers. Deux hôtels de la ville, l’hôtel Saint-Georges et l’hôtel de France, durent chacun fournir un repas de 75 hommes dont le menu se composait du potage, du bouilli, des légumes, avec un litre de vin et six cigares par tête. On avait de plus commandé le café pour le lendemain à 4 heures du matin ; mais le lendemain avant 4 heures, tous les uhlans avaient disparu.

On s’était posé la question de résistance, dès qu’on avait eu la certitude de l’arrivée prochaine de l’ennemi. Mais, dès le 7 août, cette question avait été résolue dans le sens de la nécessité et du bon sens, par cette proclamation de M. Welche, maire de la ville, dont la conduite ferme et prudente, approuvée de tous les gens sages, défie toutes les critiques dont elle a pu être déjà, et dont elle sera encore l’objet dans l’avenir :

 « Mes chers concitoyens,

» Un grand nombre d’entre vous m’ont demandé si je pouvais leur fournir des armes et des munitions.

» La ville de Nancy n’en possède pas.

» Du reste, où la valeur de nos soldats serait impuissante, que pourrait le courage de quelques citoyens armés et dépourvus de munitions de guerre ?

» Je vous invite au calme, à la prudence ; je vous demande de renoncer à toute tentative qui exposerait notre ville ouverte aux représailles de la guerre, sans utilité pour la patrie. Le bon esprit de la population assurera la tranquillité de la ville qui sera, du reste, confiée à notre compagnie de sapeurs-pompiers.

» Notre tâche est de nous consacrer aux soins des blessés. Serrons-nous les uns contre les autres. Laissez-moi compter sur votre dévouement, comme vous pouvez compter sur le mien.

» Le maire de la ville de Nancy, Ch. Welche. »

Cette proclamation explique et justifie la conduite de tout le monde. Agir autrement, dans le complet abandon où se trouve Nancy, en face d’une armée de deux cent mille hommes, ce serait un acte de démence. Il n’y aurait que des fous pour le faire, et des sots pour reprocher qu’on ne l’ait pas fait. Au reste, c’est l’attitude et le langage de tous ceux qui se trouvent en pareille aventure. Dès le 27 juillet, le maire de Wissembourg, ville ouverte, où les Prussiens venaient d’entrer sans coup férir, recommandait le calme et l’abstention à ses administrés, parce que, disait-il : « notre ville qui est sans armes et sans munitions ne peut résister à une attaque sérieuse, et que tout acte d’agression ne pourrait que provoquer les représailles de l’armée ennemie. »

Ce sont les Prussiens qui ont complété l’œuvre de notre isolement. Le soir, après leur dîner, ils sont entrés par pelotons dans la ville, et s’y sont promenés en chantant insolemment des chants de triomphe. Un de ces pelotons a galopé vers la gare pour en prendre possession. Ils ont fait enlever par des ouvriers requis les rails de la voie jusqu’à Maxéville, qu’ils ont jetés dans le canal, et ils ont fait abattre les poteaux télégraphiques.


  1. C’étaient en réalité des hussards, mais le récit perdrait de sa physionomie si l’on n’employait le nom consacré des uhlans.