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Journal d’un habitant de Nancy pendant l’invasion de 1870-1871/14

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JEUDI 18 AOÛT.

Départ de l’armée bavaroise. — Bruits alarmants. — Le roi Guillaume à Pont-à-Mousson. — Le carton des réquisitions. — Dévoûment du Conseil municipal. — Lamentation sur Nancy et la Lorraine. — Vaines rumeurs.

Le corps d’armée que nous avons depuis deux jours reçoit l’ordre de marcher en avant. Hugo Giel prend son café avant de partir, en causant avec sa jovialité habituelle et en s’étudiant à me dire des choses agréables. — « Vous voyez que nous ne sommes pas des barbares. Nous ne vous demandons que ce qui nous est nécessaire. Vos turcos et vos zouaves en auraient fait bien d’autres chez nous. Nous en avions bien peur au commencement. Mais maintenant nous ne les craignons plus. Nous ne craignons plus rien. » — Et il partit d’un air vainqueur. Quant à son pauvre soldat, si intéressant par sa résignation et qui doit être partout un souffre-douleur, il est venu prendre congé de moi et me saluer sans rien dire, mais en levant les mains au ciel et en faisant un signe de croix.

Il s’est livré une grande bataille près de Metz, sur le plateau de Gorze. Bazaine a tué beaucoup de monde à l’ennemi, mais on dit qu’il n’a pu s’ouvrir la route vers Châlons et qu’il a dû se replier sur Metz. Ainsi sa jonction avec Mac-Mahon deviendrait impossible, et notre meilleure chance de salut nous serait enlevée. Cette nouvelle nous consterne. On en voudrait douter, mais malheureusement elle se confirme. Un exprès dépêché à Louis Grandeau par son père, vient de lui apprendre que Pont-à-Mousson est occupé par le roi Guillaume et son état-major. Le roi de Bavière, le grand-duc de Bade, le comte de Bismarck, l’américain Shéridan l’accompagnent. Le roi de Prusse a choisi pour demeure la maison même de M. Grandeau père. Ainsi voilà tous les pressentiments de mon vieil ami non-seulement réalisés, mais dépassés. Jugeant avec une raison toujours sûre le triste règne qui s’achève, toujours en garde contre les illusions que l’on se faisait sur les destinées du second Empire, M. Grandeau m’avait constamment prédit qu’il ne pouvait finir que par une catastrophe, l’invasion étrangère ou une révolution, et peut-être toutes les deux à la fois. Et voilà qu’en attendant le second fléau, qui paraît inévitable, c’est chez lui que le premier s’accomplit, et c’est dans sa salle à manger, c’est à sa table que le conquérant arrose avec le bordeaux et le champagne de sa cave la joie de ses festins victorieux.

Quoique moins maltraité que Pont-à-Mousson, où quelques soldats attardés ont abattu plusieurs éclaireurs prussiens, Nancy commence à succomber devant les exigences toujours croissantes des envahisseurs. Un carton qui sera un jour curieux à consulter, ce sera celui des innombrables réquisitions auxquelles le Conseil municipal est obligé de satisfaire depuis cinq jours. Réquisitions de logement pour hommes et chevaux ; réquisitions de pain, viande, lard, vin, riz, sel, café ; réquisitions de tabac et de cigares ; réquisitions de chevaux et de voitures pour le transport des vivres et des malades, pour le service des postes, des télégraphes ; réquisitions de saindoux et de cire ; réquisitions de chemises et de toiles ; réquisitions de cuirs et de peaux de chevreuil ; réquisitions pharmaceutiques ; réquisitions de fer, de bois et de clous ; réquisitions de lanternes, de crin, de sacs ; réquisitions de fil, d’épingles et d’aiguilles ; réquisitions de papier, de plumes et d’écritoires de campagne. J’en passe et des plus belles, oubliant même les réquisitions de vins de champagne.

Il faut aller à l’Hôtel-de-Ville pour se faire une idée de la vie de sacrifice et de dévouement que mènent, à l’heure qu’il est, nos conseillers municipaux, seul pouvoir resté debout dans la cité depuis la disparition de celui de l’État. Ce sont eux qui ont à enregistrer, à légaliser, à faire exécuter toutes les réquisitions qu’on leur présente, à soutenir les discussions qu’elles provoquent souvent, à modérer les exigences des vainqueurs, à couvrir les intérêts de la cité, et cela au prix de luttes continuelles, toujours pénibles, souvent orageuses et violentes, et dont on ne se tire qu’à force de douceur, de patience et de fermeté. C’est ce que font, depuis près de huit jours, dès que le soleil se lève et longtemps après qu’il se couche, tous les membres de notre administration municipale, maire, adjoints, conseillers qui, tous, ont quitté leur intérieur pour s’établir en permanence à l’Hôtel-de-Ville, et se partager la tâche si lourde et si douloureuse d’administrer la cité au milieu de ce grand désastre. Je n’ai pas besoin de produire les noms de ces généreux citoyens. Nancy les connaît, et il n’oubliera jamais la dette de reconnaissance que les circonstances lui font contracter envers eux.

Depuis que l’ennemi a pénétré dans nos murs, Nancy a subi la plus triste métamorphose.

« Il y a dix jours encore, dit un journal essentiellement lorrain, l’Espérance, à qui je laisse le soin de décrire et de déplorer cette ruine lamentable, il y a dix jours encore le commerce de Nancy était florissant : aujourd’hui la plupart de ses magasins sont fermés. Il y a dix jours, elle était riche ; aujourd’hui elle est pauvre et n’a plus dans ses coffres que des chiffons de papier sans valeur. Il y a dix jours, elle était brillante et coquette ; aujourd’hui ses places publiques, son incomparable place Royale, la place de la Cathédrale, etc., ressemblent aux écuries d’Augias ; les chevaux de l’étranger courent sur les trottoirs et s’abreuvent aux belles fontaines de Stanislas. Il y a dix jours, nos salons étaient encore dignes d’une ancienne capitale ; aujourd’hui les salles à manger, les salons, les boudoirs servent de dortoirs aux Prussiens, aux Bavarois, aux Wurtembergeois et autres peuples ligués contre nous, devant lesquels nous sommes obligés de renfoncer nos larmes patriotiques. Il y a dix jours, nous étions en communication littéraire, scientifique, commerciale, politique ou familière avec le monde entier ; aujourd’hui notre horizon s’étend à quatre kilomètres ; nous sommes enfermés dans un cercle de fer que ne franchit plus ni un journal, ni une lettre, ni une revue, ni la plus intime communication de famille. Où sont nos chemins de fer ? Où nos télégraphes ? Où nos postes ? Où est enfin tout ce qui fait la vie d’une nation ?

« Hélas ! hélas !

« Mais les campagnes, c’est un bien triste spectacle, encore mille fois plus triste, mille fois plus désolant. Les greniers à fourrage sont vides : plus de foin, plus de trèfle, plus de paille. Les greniers à grains sont vides : plus de blé, plus d’avoine, plus d’orge. Les écuries ont perdu leur meilleur bétail, leurs plus beaux chevaux qui sont attelés aux voitures de guerre. Les propriétaires ou les garçons de charrue ont dû mener, tristement, leurs équipages et leurs denrées à la suite des armées ennemies.

« Qui préparera la terre ? Qui jettera dans son sein la semence de la moisson future ? Et en attendant comment nourrir les animaux nécessaires à la culture, puisque tout s’est fondu, tout a disparu au lendemain de la récolte ?

« Par suite d’une sécheresse exceptionnelle, la campagne était déjà menacée d’une année des plus difficiles ; en ce moment la ruine est complète, indicible, et il faudra de longues années pour guérir les plaies de huit jours d’invasion. Nous disions avant-hier : Pauvre Nancy ! Nous sommes plus fondés encore à nous écrier aujourd’hui avec la mort dans l’âme : Pauvres campagnes de la Lorraine et de l’Alsace ! »

Il circule toujours des bruits de succès impossibles et invraisemblables. Hier, c’était celui de l’extermination de deux régiments de cuirassiers blancs, sous les murs de Toul. Aujourd’hui c’est une défaite des Bavarois, également devant Toul, avec la mort du général Hartmann. On ajoute que le prince Albert, ou Albrecht, a été coupé en deux par un boulet, et que les deux cadavres, le sien et celui du général, ont été rapportés à l’hôtel de France, où le prince royal a établi son quartier-général depuis deux jours. Est-il besoin de dire qu’il n’y a pas à prendre au sérieux ces vaines rumeurs, que ne garantit aucun témoignage, et qui ne servent qu’à consoler un instant le patriotisme désolé de la foule ?