Aller au contenu

Journal d’un habitant de Nancy pendant l’invasion de 1870-1871/15

La bibliothèque libre.

VENDREDI, 19 AOÛT.

Un officier délicat. — Le matériel d’une armée. — Les internationaux. — Les maraudeurs. — Les princes à Nancy. — Tactique des proclamations prussiennes.

Hier, il m’est arrivé un nouvel officier à loger. Je l’ai envoyé dîner à l’hôtel, mais il n’a pas accepté l’argent que je lui tendais. Ce matin encore, il est allé déjeuner à ses frais, et il est reparti cet après-midi, en me prodiguant toute espèce de salutations respectueuses, ce que je dois certainement à ma qualité de professeur, si considérée en Allemagne, où l’on a encore conservé la faculté de respecter quelque chose. Je tiens à ce qu’on sache le nom de cet officier si délicat et si peu coûteux, et je transcris à cette intention la carte qu’il m’a laissée en partant : Albert Raab k. b. militair apotheker. Du reste, c’est, comme le vétérinaire, un Bavarois.

Il faut le voir pour se faire une idée de l’immen- sité du matériel que traîne après soi une armée. Hier, il est entré par la porte Saint-Georges un convoi de plus de cent voitures chargées de foin, de paille, de pain, ce gros pain noir, épais et lourd comme du mastic, et qu’il serait impossible à des estomacs français de digérer. L’escorte se composait de soldats bavarois. Les convoyeurs ne sont plus, comme les jours précédents, des paysans français de la Lorraine, mais des habitants du Palatinat, sujets du roi de Bavière, réquisitionnés pour les transports, comme l’étaient il y a trois semaines, pour notre armée, les paysans des environs de Nancy. La Bavière expédie aussi beaucoup de bétail, pour la nourriture de ses soldats. Il y a un grand troupeau de bœufs parqué dans la prairie de Tomblaine. Il en passe souvent des bandes de deux ou trois cents par notre faubourg. Ces pauvres bêtes n’en peuvent déjà plus. On sent qu’elles regrettent les gras pâturages de leur pays, et qu’elles maudissent aussi cette guerre, qui les force à tant de fatigue pour venir se faire manger si loin.

Aussi nous n’en voulons pas à ces bons bœufs, qui sont, comme nous, les premières victimes de cette effroyable guerre. Mais il en est tout autrement à l’égard de cette nuée de traînards, qui ne sont pas militaires, et qui se donnent le plaisir de faire un voyage d’agrément à nos dépens, en suivant l’armée d’invasion. On dit qu’une foule de garçons barbiers, qui sont à demi-chirurgiens en Allemagne, et presque tous les étudiants de l’Université d’Erlangen, se sont donné cette distraction. Pour cela, ils n’ont d’autre formalité à remplir que de s’affilier à l’internationale, et de se décorer de son brassard rouge, ce qui les transforme en bienfaiteurs de l’humanité. En réalité, ils ne sont pour nos campagnes que des fléaux, et de tous nos envahisseurs, ce sont eux que les populations voient avec le plus de répugnance et d’antipathie. Enfin, plus bas que ces gens-là, et tout à fait à la queue des armées, il y a les bandes de vauriens, de vagabonds, de misérables, sortis la plupart de la Forêt-Noire, et que nos contrées de l’Est connaissent trop bien sous le nom de bohémiens. Ces drôles s’abattent dans nos campagnes, quand les soldats ont levé le camp. Ils se donnent comme des auxiliaires de l’armée, et les habitants, terrifiés par leurs menaces, se laissent exploiter, dépouiller par eux de ce que leur ont laissé les soldats. Toutefois, là où on leur tient tête, ils filent doux, et on en a facilement raison avec quelques coups de trique. Nous recommandons ce procédé à tous ceux qui reçoivent la visite de ces maraudeurs.

En remontant cette échelle de fléaux qui sont venus s’abattre sur notre malheureuse patrie, on trouve en tête les chefs de l’armée d’invasion et leur dévorant entourage. C’est d’abord Son Altesse royale le prince Frédéric Guillaume de Prusse, l’héritier présomptif, qui est arrivé mardi, et qui est descendu à l’hôtel de France, où flotte depuis ce temps le drapeau noir et blanc, avec l’aigle à deux têtes. Puis une foule de grands personnages, qui ont été répartis dans les principales maisons de la ville : le duc de Cobourg et sa suite, à la préfecture ; le prince de Hohenzollern, le candidat au trône d’Espagne, à l’évêché ; le prince Guillaume de Wurtemberg, chez M. Welche ; le prince héritier de Saxe-Weimar, chez M. Guerrier de Dumast ; le prince de Mecklembourg, chez M. de Frégeville ; le prince de Puttpus, chez M. de Gonneville ; etc., etc. Il y aura peut-être de curieux détails à recueillir sur les faits et gestes de ces personnages de marque.

Hier jeudi, le prince royal a fait afficher une proclamation qui commence par ces mots :

« L’Allemagne fait la guerre à l’empereur des Français, et non aux Français. La population n’a pas à craindre qu’on prenne des mesures hostiles, etc… »

Dans une proclamation précédente, signée du roi Guillaume, et affichée le mardi 16, ce prince s’était exprimé en termes analogues, quoique moins formels :

« L’empereur Napoléon ayant attaqué par terre et par mer la nation allemande, qui désirait et désire encore vivre en paix avec le peuple français, j’ai pris le commandement des armées allemandes pour repousser l’agression, et j’ai été amené par les événements militaires à passer les frontières de la France. Je fais la guerre aux soldats, et non aux citoyens français, etc… »

Ce langage est imité de la déclaration de Francfort où les alliés disaient, avant la première invasion, « qu’ils ne faisaient pas la guerre à la France, mais à la prépondérance que Napoléon a trop longtemps exercée hors des limites de son empire. » Mais cette tactique de la coalition de 1814 avait sa raison d’être, parce que Napoléon Ier était un grand homme de guerre, dont on redoutait le génie, et qui pouvait toujours frapper de grands coups. Il importait donc aux alliés de l’isoler et de détacher de lui la nation. Mais avec Napoléon III, cette ruse est du luxe, et ce n’est pas son génie militaire qui arrêtera l’invasion qu’il a si follement provoquée. Il est vrai que s’il tombe, nous voilà dans l’anarchie, et alors nous serons encore plus malades. Ainsi, pas d’espoir de nous sauver avec lui, et sa chute ne serait pour nous qu’un malheur de plus, ajouté à celui qu’il nous a attiré. Quel terrible impasse ! et comment la Providence nous accordera-t-elle d’en sortir ?