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Journal d’un habitant de Nancy pendant l’invasion de 1870-1871/21

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SAMEDI 27, DIMANCHE 28 AOÛT.

Le psaume Deum noster refugium et virtus. — Les bruits de la place publique. — La dépêche d’Épinal. — Les bœufs stratégiques.

Samedi 27 août. — La prière publique pour le succès de nos armes et le rétablissement de la paix a continué tous les soirs, depuis l’octave de l’Assomption, et se prolongera sans doute pendant toute la durée de la guerre. On y chante toujours le psaume Deus noster refugium et virtus, qui est si bien fait pour ranimer l’espérance dans nos âmes par l’assurance qu’il nous donne que tous les tumultes et bouleversements que Dieu permet, ou qu’il déchaîne, ne sont pour lui que des moyens pour rétablir la paix parmi les hommes et faire glorifier à jamais et partout son saint nom.

Oui, que le nom de Dieu soit glorifié par toute la terre, qu’il reprenne son empire dans les cœurs qui le rejettent, dans les intelligences qui le nient, qu’il rentre dans ses droits, sur les individus comme sur les peuples, et que l’adveniat regnum tuum s’établisse enfin parmi les hommes, voilà ce que Dieu veut toujours et ce qu’il poursuit en ce moment avec une intention plus marquée que jamais. Et ce Dieu dont je parle, c’est le Dieu vivant de nos révélations, le Dieu réel des psaumes comme de l’évangile, et non le Dieu abstrait qui s’élabore dans le cerveau des penseurs, vaine idole où l’esprit humain se contemple, comme dans son œuvre, et qui n’est que l’expression la plus raffinée des aspirations de son orgueil. Le Dieu de notre foi est le seul que l’homme n’ait pas fait lui-même, le seul qui ne soit pas un fantôme, une absurdité, un néant, le seul à qui l’homme ait raison d’adresser d’ici-bas ses vœux d’espérance, de reconnaissance et d’amour. Aussi avec quelle allégresse je m’associe tous les soirs au chant sublime qui proclame son existence et sa grandeur, qui me fait entrevoir les grands desseins qu’il médite et qui jailliront un jour du chaos ténébreux et terrible de l’heure présente !

Il y a toujours à cette prière nombre d’officiers et de soldats allemands qui nous édifient par leur tenue et leur recueillement. C’est que les corps d’occupation sont en majorité bavarois, et par conséquent catholiques. Eux aussi viennent prier pour le rétablissement de la paix, qu’ils désirent autant que nous. Sans doute, ils n’ont pas à demander comme nous à Dieu la délivrance de leur patrie ; mais ils l’implorent pour qu’il leur accorde la grâce d’y revenir. C’est ce que nous leur souhaitons de tout notre cœur pour en être plus tôt débarrassés, et c’est ce qui fait qu’on peut prier côte à côte auprès d’eux, et qu’on oublie un instant, au pied des autels, les haines nationales qui bouillonnent dans les cœurs.

Le soir, après cet office, on se retrouve sur la place de Stanislas pour s’entretenir de ces bruits qui nous tiennent lieu de nouvelles, et qui nous consolent de la réalité par l’illusion de succès chimériques. Ces jours derniers c’était sur le compte de Bazaine que roulaient toutes les dépêches à sensation. Outre la capture des cent canons, qui bientôt s’était élevée à cent quatre, nous avons eu l’écrasement du corps de Steinmetz, dans une action où toute sa cavalerie, je ne sais combien de régiments de hussards et de cuirassiers, avait été engloutie, sans qu’il en réchappât un seul homme, dans les carrières de Jaumont. On ne saurait croire combien cet engouffrement fantastique a fait des heureux pendant deux ou trois jours, dans notre bonne ville de Nancy. Mais aujourd’hui on commence à ne plus y penser, et la préoccupation publique est déplacée et se reporte, de Bazaine, sur le maréchal Mac-Mahon de qui on attend des coups décisifs. Car il paraît à peu près certain que Bazaine est enfermé sous Metz et qu’il n’a plus la liberté de ses mouvements. Tout notre espoir repose donc sur Mac-Mahon, et on se demande avec anxiété où il en est et ce qu’il fait. Il paraît qu’il a quitté Châlons pour ne pas être débordé par les forces de l’ennemi dans les plaines ouvertes de la Champagne. Mais de quel côté s’est-il dirigé ? Les uns prétendent qu’il a rétrogradé sur Château-Thierry, la Ferté-sous-Jouarre, afin de prendre position sur la terrasse de la Brie, tandis que Guillaume marche en avant pour le rejoindre et se trouve déjà à Épernay. D’autres le font remonter vers la Haute-Marne et allèguent pour preuve une grande victoire remportée par lui entre Joinville et Chaumont, qui aurait-elle même besoin d’être prouvée, ou plutôt qui n’a pas besoin de l’être, comme tous les autres canards de même famille, pour ravir d’aise cette nombreuse partie du public qui aime à être trompée et qui croit toujours, sur parole, ce qu’elle désire.

28 août. — La victoire d’hier prend de la consistance. Tout le monde m’en parle ce matin. On allègue une dépêche officielle, venue d’Épinal, et qui annonce un succès définitif, après lequel il n’y aurait plus qu’à traiter. Je fais cent tours pour trouver le texte de cette dépêche ; mais vainement : tout le monde en parle et personne ne l’a vue ou ne peut vous la montrer. De guerre lasse, je me réfugie le soir, pour fuir le froid et l’humidité, dans la librairie Nicolas Grosjean où je mets enfin la main sur cette dépêche aussi difficile à trouver qu’à croire. Elle est conçue en ces termes :

« Dépêche officielle, 26 août. — Grande bataille entre Bar-sur-Aube et Chaumont. Victoire complète. 80 000 tués, 20 000 prisonniers, artillerie bavaroise détruite.Signé : Mac-Mahon. »

Au lieu de hausser les épaules, comme l’exigeait d’invraisemblance du fait, les habitués du lieu s’évertuent à se démontrer que la dépêche est authentique et qu’il est impossible d’en douter. Chacun cite ses preuves à l’appui. Celui-ci un voiturier, celui-là un colporteur, d’autres des voyageurs, des paysans, des lettres particulières, et il résulte de l’ensemble imposant de ces témoignages que notre victoire est certaine, que la fortune nous redevient favorable. Outre les témoins qu’elle se fabrique, la crédulité cherche des indices dans tout ce qui lui offre quelque prise, et elle en tire des inductions dont elle se fait de nouvelles preuves de certitude. Le duc de Palikao n’a-t-il pas dit ces jours-ci : « Si l’on connaissait la dépêche qui vient de m’arriver, Paris serait illuminé ce soir. » — Et dans ce mot absurde on voit la confirmation de la vérité de la dépêche d’Épinal, comme si un ministre, dans un temps de détresse, pouvait tenir secrète une nouvelle aussi merveilleuse. L’un de nous fait ressortir cette contradiction : il en conclut que le mot du duc de Palikao n’est pas plus vrai que tout le reste, et déjà le doute commence à envahir les esprits et à assombrir les visages. Mais ce qui relève le parti de l’affirmative, ce sont les allées et venues du troupeau de quinze ou dix-huit cents bœufs bavarois, qui est parqué depuis quelques jours sur les bords de la Meurthe et dont l’ingénieuse logique des croyants tire les conclusions les plus démonstratives. Ce matin ce troupeau de bœufs traversait Nancy et marchait en avant dans le sens de l’invasion. Mais ce soir il est revenu sur ses pas, comme pour se replier sur l’Allemagne. C’est évidemment que ces bœufs ont reçu la dépêche d’Épinal et leur retour devient la preuve tant désirée de la victoire de Mac-Mahon et de l’extermination de l’armée prussienne. Ainsi voilà les évolutions de ces bons bœufs qui s’élèvent, sans qu’ils s’en doutent, à la hauteur d’opérations stratégiques. Grâce aux bœufs bavarois, bon nombre de Nancéiens iront se coucher ce soir avec la persuasion que les Prussiens sont en déroute et qu’ils ne vont pas tarder à suivre la retraite de leurs troupeaux.