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Journal d’un habitant de Nancy pendant l’invasion de 1870-1871/22

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LUNDI, 29 AOÛT.

La prière au corps de garde. — Une manifestation à désavouer. — Encore les bœufs stratégiques. — Promenade à Sainte-Camille. — Une bonne précaution.

Hier soir, il y a eu du tumulte sur la place Stanislas. Voici l’occasion de cette échauffourée : Tous les soirs, à neuf heures, à un signal donné par le tambour et suivi d’un cri d’appel, les soldats allemands de garde à l’Hôtel-de-Ville sortent du poste et se rangent en file devant la porte. Là, droits, immobiles, graves, la main levée au casque ou au schako, catholiques ou protestants, la règle est la même pour tous, ils font une courte prière et rentrent après l’accomplissement de ce devoir religieux. Ce qui est triste à dire, c’est que le populaire nancéien, qui devrait au moins laisser faire, sans rien remarquer et sans rien dire, a pris l’habitude de s’attrouper devant le poste à ce moment-là, et, comme on peut s’en douter, ce n’est pas pour s’édifier de ce spectacle, qui cependant est de nature à faire réfléchir, en nous avertissant qu’il nous manque certaines choses que ces gens-là ont eu le bon esprit de conserver. Hier donc le populaire en question a jugé à propos de pousser des cris et des huées au moment de cette prière. Les soldats du poste, qui étaient des Saxons-Prussiens, se sont fâchés ; il y a eu bousculade, coups échangés, arrestation de quelques individus dont l’un s’est mis, dit-on, dans le cas d’être fusillé. Tout cela est fort regrettable et les gens sensés en gémissent. Mais aussi pourquoi le populaire de Nancy (j’évite le mot propre qui viendra tout seul sur toutes les lèvres) s’avise-t-il de venir troubler des soldats qui font leur prière ? Est-ce par des manifestations de ce genre que nous nous releverons aux yeux de ces étrangers, qui nous ont vaincus, et qui auraient le droit de nous mépriser s’ils pouvaient penser que notre population s’y associe et les approuve. Mais ceux qui font des équipées de cette sorte, ce n’est pas la population de Nancy, ce n’en est que la lie ou l’écume comme on voudra, et, pour lâcher enfin le mot propre, ce n’est que ce qu’on appelle la canaille. Mais puisque Nancy possède une canaille de cette espèce, il importe, pour son honneur, qu’on sache qu’il la désavoue.

Ce matin, à la librairie Nicolas Grosjean, on se chamaille encore au sujet de la dépêche d’Épinal et les croyants continuent à accabler les sceptiques des invectives de leur patriotisme indigné. Les évolutions du troupeau de bœufs conservent toute leur vertu démonstrative et un naïf fait observer que ces mouvements sont d’autant plus concluants qu’ils sont signalés par le maréchal Mac-Mahon lui-même à l’appui de sa victoire et, tirant de sa poche une édition revue et augmentée de la fameuse dépêche, il nous lit ces mots qui manquaient aux exemplaires de la veille : — « les bœufs retournent sur leurs pas. » — Cette fois la plaisanterie était trop forte : Mac-Mahon, du fond de la Haute-Marne, signalant dans un bulletin de victoire les mouvements d’un troupeau de bœufs à Nancy ! On touchait du doigt la preuve de l’existence d’une fabrique locale de fausses dépêches. Le soupçon de quelque cruelle mystification se présente alors à l’esprit des plus crédules et commence à les ébranler dans leur foi. Nos éclats de rire achevèrent leur conversion et les firent passer de notre côté. En même temps on vint nous dire que les bœufs s’étaient remis en marche vers Toul. Donc l’invasion recommençait, et l’espoir de voir l’ennemi battre en retraite s’évanouissait sans retour. C’est ainsi que la dépêche d’Épinal tomba dans l’eau.

Ces observations sont bien minutieuses, je le sais, mais elles ont plus de portée qu’on ne pense. Il est nécessaire de montrer quelle atteinte a subie le jugement d’un bon nombre de nos concitoyens dans la crise terrible que nous traversons. J’aurais pu supprimer ces détails pour épargner à quelques amours-propres le désagrément de ces souvenirs. Mais, outre que la vérité historique en souffrirait, il pourra être utile plutard de retrouver, dans un tableau fidèle la description de la maladie dont nous sommes en ce moment atteints, afin de nous mettre en garde, et de n’y plus retomber, si nous nous retrouvions jamais, ce qu’à Dieu ne plaise, en pareille aventure. Le meilleur moyen de faire comprendre aux gens quel est le prix de la raison et du bon sens, c’est de leur faire sentir jusqu’à quel point ils en ont manqué.

À midi, je donne à déjeuner à mes collègues E. Benoist et Ghébart. Après quoi, nous allons tous trois promener à Vandœuvre pour faire visite à notre ancien collègue Em. Burnouf dans sa campagne de Sainte-Camille. Burnouf, est aujourd’hui directeur de l’École française d’Athènes. Il arrivait de Grèce pour passer ses vacances en France lorsqu’il a été enveloppé, avec nous tous, par l’invasion. Il a eu sa bonne part des logements militaires, et, au moment du passage de l’armée bavaroise, il lui est venu quatre-vingts soldats avec leurs officiers. Ils en ont usé tout à leur aise dans sa propriété. Ils ont mangé tous les fruits de son verger, ce qui les a jetés dans un trouble intestinal dont les traces se retrouvent partout dans le jardin. Le soir, les chefs les ont régalés d’un bulletin leur annonçant que Mac-Mahon était tué, Bazaine blessé mortellement, et que Metz s’était rendu. Ils ont crié hurrah ! et sont allés se coucher joyeusement dans les écuries et dans la grange. Il paraît que les Prussiens ont régularisé officiellement la fabrication de leurs canards pour entretenir le moral de leurs soldats en gaîté. C’est le pendant de ce que nous voyons se produire chez nous sur la place publique, où le canard est, quoi que l’on en dise, un moyen efficace de consolation. Mais hélas ! quelle différence ! Le canard prussien se contente d’ajouter à la réalité, le nôtre est toujours en contradiction avec elle.

Au retour de Sainte-Camille nous passons par la gare du chemin de fer toujours assiégée d’une foule qui s’agite et dont le tumulte rend de plus en plus difficiles les rapports de la ville avec les autorités prussiennes. Le maire, que nous rencontrons, se plaint vivement de cette turbulence qui provoque de perpétuels conflits avec l’étranger et qui rend sa position à peu près insoutenable. On en viendra, dit-il, à réaliser la menace de mettre des garnisaires chez tous les habitants. — « Que ne faites-vous élever des murs en planche pour masquer ces passerelles d’où les gamins turlupinent les agents du chemin de fer et les entravent dans leur service ? Dès qu’on ne pourra plus plonger sur la voie ferrée, on perdra de vue l’envie d’y revenir et tout rentrera dans l’ordre. — L’idée est bonne, reprend M. Welche, et elle ne sera pas perdue, je vous l’assure. » — Deux jours après, des murs en planche masquaient les passerelles et, depuis ce temps, la tranquillité s’est rétablie dans tous les alentours de la gare.