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Journal d’un habitant de Nancy pendant l’invasion de 1870-1871/24

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MERCREDI 31 AOÛT, JEUDI 1er SEPTEMBRE.

Révocation de M. Podevin. — Appréhension et pressentiment. — Plaidoyer de M. Podevin pro domo suâ. — Plus de bruit que de mal.

31 août. — Au lieu de frapper sur les Prussiens, l’Empire frappe sur ses malheureux préfets qui n’en peuvent mais de son désastre. Désireux sans doute de passer pour un foudre de guerre, M. Chevreau, ministre de l’intérieur, vient de tailler en pièces M. Podevin, préfet de la Meurthe, et il l’a révoqué à grand fracas. La Chambre a applaudi à cette mesure de salut public ; les Tyrtées d’estaminet ont pourfendu dans leurs journaux les préfets prussiens, en se drapant fièrement dans leur bravoure. À Nancy, cette révocation a été jugée avec ce bon sens local qui sait les choses telles qu’elles sont et qui ne prend pas le charlatanisme pour de la véritable énergie. On a compris que M. Chevreau voulait donner le change sur la faiblesse de la situation en faisant de la fausse vigueur, et on s’est contenté de rire, en haussant les épaules. Quant à M. Podevin, j’estime qu’il aura plus à se féliciter qu’à se plaindre de la mesure qui le frappe. D’abord elle ne lui enlève que ce qu’il n’a déjà plus, puisqu’il est retombé, de fait, au rang de simple mortel, et que sa jolie préfecture est au pouvoir d’un fonctionnaire prussien qui ne la lâchera pas de sitôt. Ensuite elle lui a rendu la liberté de la parole, et il s’en sert pour faire entendre des mots qui doivent être bien étonnés de sortir de sa bouche d’habitude officiellement close, témoin celui qu’il me disait ce matin quand je lui adressai mes compliments de condoléance : — « Ces Messieurs de là-bas s’imaginaient donc que je pouvais défendre le département avec mon cure-dent. » — Enfin en l’associant à la disgrâce où Nancy a eu le malheur de tomber auprès de l’opinion publique, elle lui a valu des témoignages d’estime et de regret, auxquels un autre genre de chute n’aurait pas fait songer.

Le soir, après la prière à la Cathédrale, en nous promenant sur la place Royale, Fliche et moi, nous constatons qu’il n’y a plus ni canards, ni fausses dépêches, et qu’il ne s’est pas encore fait un tel silence sur les événements. Ce n’est pas notre réclusion qui en est la cause, mais c’est qu’il y a des deux côtés ordre de se taire sur les opérations des armées. En effet, on va frapper les grands coups et nous touchons au moment décisif. Nous sommes muets, sous le poids de cette solennelle attente. Chacun renferme dans son cœur le secret de ses craintes ou de ses espérances. Quelques-uns se laissent aller, sur la foi de je ne sais quels indices, à l’espoir d’une prochaine et éclatante réparation. Mais soit pressentiment, soit défiance fondés par nos premiers revers, je n’ose compter sur le retour de notre fortune, et je rentre tristement, poursuivi par l’appréhension de quelque grande catastrophe.

Jeudi 1er septembre. — Le désir d’arriver à la vérité sur un fait qui est du ressort de ce journal me fait aller à l’hôtel de l’Europe pour y voir M. Podevin qui s’y était retiré, dès que sa préfecture lui avait été enlevée par les Prussiens, et là, avec sa permission, je l’interroge sur sa situation depuis l’arrivée de l’ennemi et sur la cause de sa révocation. — « La cause, vous la comprenez, me dit-il, c’est qu’on a eu besoin d’un bouc émissaire, pour se décharger sur lui du poids de ses fautes, et que ma position me désignait en première ligne pour ce rôle. Vous savez comment tout s’est effondré ici, au lendemain de Forbach et de Reichschoffen. La panique est venue de l’armée ; c’est elle qui a entraîné la débâcle de toute l’administration militaire et civile. Des officiers d’état-major et autres traversaient Nancy en courant et en criant le sauve qui peut ! J’en ai vu : je pourrais citer des noms. Chefs et soldats, tous avaient perdu la tête ; les troupes qui étaient encore campées près de nous se sont repliées précipitamment sur Metz ou Châlons, en nous laissant sans défense. — Nous savons cela comme vous, repris-je, et c’est ce qui fait qu’à Nancy, personne n’a songé à vous rendre responsable des événements ; mais puisque tout le monde se retirait, pourquoi n’en avez-vous pas fait autant ? On n’y aurait rien trouvé à redire, et vous vous seriez épargné bien des tribulations. — Mais je n’en avais pas reçu l’ordre. Sous le premier Empire, les préfets devaient se retirer devant l’ennemi. Cette fois, on n’a rappelé que ce qui tenait à l’armée, et on m’envoyait des instructions qui me faisaient un devoir de rester à mon poste.

» — J’entends ! mais de quoi le gouvernement vous accuse-t-il ? Il faut bien qu’on allégue quelque motif de votre révocation. — Oui, sans doute, on allégue des ordres que je n’ai pas exécutés, mais qui étaient tout simplement inexécutables. L’ordre d’armer la population avec cinq mille fusils, qu’on prétend avoir expédiés à Nancy, mais qui ne sont pas arrivés. Le chef de gare, M. Philibert, est là pour le dire. Fussent-ils venus, qu’il aurait fallu les renvoyer, car c’est aux Prussiens qu’ils auraient servi et non pas à nous qui n’avions ni munitions ni poudre. En second lieu, l’ordre de faire la levée de tous les hommes valides, ce qui n’était pas seulement impossible, mais absolument déraisonnable. Enfin l’ordre de faire sauter les ponts de la Meurthe, dont l’absurdité était évidente, puisque les Prussiens en auraient été quittes pour prendre un bain de pied dans la rivière, sans que leur marche en eût été arrêtée un quart d’heure. Aussi vous savez combien ce dernier ordre a soulevé de réclamations dans la ville ; le génie refusait de l’exécuter. J’ai fait des représentations à l’Empereur sur son inutilité, et une dépêche chiffrée, venue de Metz, m’a laissé toute latitude d’agir comme je l’entendrais à cet égard. Je n’ai rien fait sauter du tout, et ce n’est pas ce que j’ai fait de plus mal. Voilà mes crimes : jugez s’ils méritaient la révocation qui est venue m’atteindre. »

Restait la question des rapports de M. Podevin avec l’autorité prussienne, dont on lui a fait aussi un grief et qu’il fallait éclaircir. Je le pressai sur ce point et voici quelle fut sa réponse. — « Oui, c’est vrai, j’ai eu le tort de me laisser prendre à l’idée que je pouvais encore être bon à quelque chose, au lieu d’assurer mon repos, en m’annulant tout-à-fait. Le jour de son entrée à Nancy, le Prince royal m’a mandé pour me dire que la Prusse n’avait pas de mauvaises intentions contre la population française, qu’elle voulait la ménager le plus possible et que, personnellement, il désirait me voir rester à mon poste pour adoucir les contacts et sauvegarder les intérêts des habitants. Je demandai à réfléchir avant de me décider. Mais considérant que cette affectation de bienveillance pouvait cacher l’intention de se servir de moi comme instrument des exactions qu’on allait commettre, j’allai trouver le duc de Cobourg, qui était descendu à la préfecture, pour lui dire que je sentais combien ma position était fausse et intolérable, que je ne pourrais y tenir, et que je ne demandais qu’à en être délivré, dût-on me faire prisonnier de guerre et m’envoyer en Allemagne. Le duc alla en conférer avec le Prince royal et vint me dire qu’ils avaient décidé que je devais rester à mon poste. C’était un ordre : je m’exécutai. Je n’ai pas eu grand’chose à faire, mais j’ai tâché que le peu que j’ai fait fût utile à la population. J’ai obtenu la réduction du prix du thaler à son taux normal. On a pensé que j’aurais dû me priver de la satisfaction de l’annoncer moi-même à la ville. Soit : mais si j’ai cédé à un mouvement d’amour-propre, ce n’était pas un cas révocable. Dans une autre circonstance, j’ai épargné au département la charge d’une réquisition énorme, qui lui aurait enlevé 175 000 francs par jour ; et cela pendant une semaine. C’est moi qui ai obtenu du général des étapes qu’on se désistât de cette exigence. Bref, je n’ai plus rien à vous dire, si ce n’est que la ville a rendu une décision pour déclarer qu’elle était satisfaite de mes services. Voilà qui me console des rigueurs de M. Chevreau. » —

On me dira : mais c’est le plaidoyer de M. Podevin pro domo suâ que vous nous redites, et il ne suffit pas de l’apologie d’un accusé par lui-même pour le faire absoudre. Pourquoi pas, si elle est bonne ? Notez que je ne suis pas allé chercher ces explications pour servir d’avocat à l’ancien préfet de la Meurthe, mais pour faire mon devoir d’historien, qui est de rapporter exactement ce que l’on peut savoir sur les événements qu’on raconte. Si l’on considère ensuite que toutes les raisons de M. Podevin sont bonnes, que ceux qui sont au courant des choses n’ont rien de sérieux à leur opposer, on en conclura, comme moi, que sa justification est suffisante et qu’il n’a rien fait pour mériter l’injuste disgrâce dont il est victime.

On ne fait pas toujours bon ménage avec ses hôtes : j’ai eu aujourd’hui, à l’occasion de l’un d’eux, une petite alerte qu’il faut résumer en deux mots. En rentrant chez moi, cet après-midi, je trouve ma maison mise en émoi par l’arrivée soudaine d’un officier bavarois et de son ordonnance qui s’étaient déjà installés pour le logement, et qui s’étaient fait aussitôt servir à manger. Comme c’est le troisième billet de logement que je reçois depuis deux jours, je trouve que c’en est trop pour ma part et, après avoir déclaré aux nouveaux venus que je ne voulais pas d’eux et que j’allais les faire partir, je cours tout échauffé à la Mairie, pour réclamer contre cette surcharge et obtenir d’en être exonéré. Pendant mon absence entre dans la maison un grand diable d’officier, inspecteur des logements militaires, que l’autre avait informé par la fenêtre des difficultés que je faisais pour le recevoir. Il était encore dans l’escalier, que l’on entendait de chez moi les éclats de sa voix fulminante qui mettait tout le voisinage en alarme et qui annonçait un orage. — « Madame, dit-il à ma mère, accourue tout effarée à ce bruit menaçant, M. le professeur ne veut pas recevoir nos officiers. Qu’il y prenne garde. Cela lui coûtera cher. On va l’accabler de soldats ; il en aura vingt, quarante, cinquante, cent à la fois. Il faudra qu’il leur donne tout ce qu’ils demanderont, de la viande, du lard, du vin, du café, des cigares. Dites-lui cela et qu’il se tienne bien pour averti. » — Il partit après cette algarade. À mon retour, on me conta l’affaire, et je jugeai à propos de ne pas me le faire dire deux fois. D’ailleurs ma réclamation n’avait pas été écoutée à la Mairie. Je me résignai à garder mon nouvel hôte, et c’est ainsi que se termina cette alerte, où il y avait eu plus de bruit que de mal.