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Journal d’un habitant de Nancy pendant l’invasion de 1870-1871/23

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MARDI, 30 AOÛT.

Renseignements d’un Jésuite prussien. — Les Allemands rétablissent la province. — Proclamation de M. de Bonin. — Aventure de l’abbé Blanc. — Affaire de M. Vagner. — Le maraudage dans les campagnes.

Le Père Nix est un Jésuite allemand, professeur d’histoire ecclésiastique à Maria-Laach, près de Mayence, qui fait le service d’aumônier dans les ambulances prussiennes de l’armée de Metz. Il est venu à Nancy, hier, pour y conduire un jeune novice malade, que l’on renvoie en Allemagne par le chemin de fer de l’Est. Le P. Nix est descendu à la Maison des Jésuites au Cours Léopold, qui a en ce moment pour supérieur le P. Félix, l’illustre conférencier de Notre-Dame. Il a donné à ses confrères des renseignements que je recueille dans la visite que je leur fais ce matin.

D’après le P. Nix, les Prussiens ont beaucoup souffert dans leurs combats contre Bazaine. Il y a eu des tueries épouvantables. Les morts ont été mal ensevelis, à fleur de terre, avec une quantité insuffisante de chaux. L’air est empesté par les exhalaisons des cadavres, et des maladies contagieuses se répandent dans l’armée allemande, le typhus, la dyssenterie et un commencement de choléra. Les bêtes à cornes sont malades ; trois cents bœufs viennent d’être abattus à Ars. Les viandes malsaines, les raisins et fruits plus ou moins mûrs, les pommes de terre nouvelles, contribuent à porter atteinte à la santé du soldat. On perd beaucoup de monde, ce qui est bien sensible pour l’Allemagne, où bon nombre de soldats sont mariés, pères de famille, — « tandis que chez vous, disait le P. Nix, ils sont presque tous célibataires et ne laissent personne après eux. » —

Le P. Nix estime que notre armée de Metz peut compter encore de cent à cent vingt mille hommes, et que l’armée prussienne, qui a réparé ses vides, lui est de beaucoup supérieure et finira par en avoir raison. Car si le P. Nix est Jésuite, il n’en est pas moins Prussien patriote, et il compte bien que la victoire restera aux siens. — « Vous nous tuerez encore bien du monde, disait-il à ses confrères, mais nous serons toujours plus nombreux que vous, et c’est par là que nous vous écraserons. » — Il ajoute que l’on avait compté en Allemagne sur une révolution, qui ne se fait pas, et que c’est un désappointement pour la Prusse. Mais il me semble que les Prussiens sont bien pressés. Il n’y a pas encore de temps perdu, et qui sait si demain il n’y aura pas des gens pour leur donner la satisfaction qu’ils désirent ?

L’occupation prussienne dans nos contrées se régularise et tourne définitivement à la conquête. Le roi Guillaume a rétabli les provinces d’Alsace et de Lorraine, et leur a donné des gouverneurs militaires, le comte de Bismarck-Bohlen pour la première, et le général comte de Bonin pour la seconde. M. de Bonin a publié hier une proclamation, dans laquelle il nous signifie en ces termes la prise de possession de ses pouvoirs :

proclamation aux habitants de la lorraine.

» Nommé par S. M. le roi de Prusse, mon auguste maître, son gouverneur général en Lorraine, j’entre en fonctions dès aujourd’hui, et j’établis ma résidence à Nancy.

» Me conformant au contenu de la proclamation royale en date du 11 de ce mois, et adressée aux habitants des territoires français occupés par les armées allemandes, je promets aux citoyens paisibles toute sécurité pour leurs personnes et pour leurs biens.

» Mais je m’attends en même temps à ce que mes ordres soient exécutés, autant de la part des autorités que des habitants des contrées dont l’administration vient de m’être confiée. Si, au contraire, je rencontrais de la résistance, je serais forcé, à mon grand regret, d’employer les moyens dont je dispose pour maintenir mon autorité.

» Nancy, le 29 août 1870.

» Le gouverneur général en Lorraine, général d’infanterie, et aide de camp général de S. M. le roi de Prusse,

Von Bonin. »

La proclamation du comte de Bismarck-Bohlen aux habitants de l’Alsace leur apprend que ses pouvoirs s’exercent dans les départements du Haut et du Bas-Rhin, ainsi que dans le nouveau département de la Moselle, comprenant les arrondissements de Metz, Thionville, Sarreguemines, Château-Salins et Sarrebourg. C’est une nouvelle Alsace agrandie, à côté d’une Lorraine diminuée de tout le département de la Moselle, sauf l’arrondissement de Briey qu’ils réunissent au département de la Meuse, et des deux arrondissements de la Meurthe qu’ils rattachent à leur nouveau département de la Moselle. Quelle est l’intention de tous ces remaniements ? Est-ce un indice de l’annexion qu’ils se proposent d’opérer plus tard, s’ils sont définitivement vainqueurs, et qui nous enlèverait l’Alsace avec ses agrandissements, en nous laissant la Lorraine avec ses mutilations ? C’est ce qu’il y a lieu d’appréhender. Nous saurons bientôt ce qu’il en adviendra à cet égard. En attendant il faut constater que nous avons à faire à des gens qui savent s’y prendre. Sans supprimer nos subdivisions départementales, ils rétablissent le nom et l’unité de nos anciennes provinces et jettent les bases d’une administration bien autrement solide et vivante que la nôtre, qui les rend plus forts pour l’occupation de notre pays que nous ne le sommes, avec notre morcellement, pour sa défense. C’est là une combinaison qu’il sera bon d’imiter plus tard, qui servirait de correctif à la centralisation excessive qui nous étreint, et qui, replaçant le département dans la province, rattacherait le passé à l’état actuel de la France et renouerait une tradition que nous avons si aveuglément répudiée en 89. Encore une fois les Prussiens nous donnent une leçon, dont nous ferons bien de profiter, quand nous serons débarrassés de leur présence.

L’aventure de M. l’abbé Blanc, aumônier du lycée, fait du bruit en ville. La voici, telle qu’il me la raconte lui-même à la Mairie. Il était à l’angle de la rue de la Visitation, où se trouve la chapelle du lycée, lorsqu’il se voit entouré par une nuée de soldats allemands qui lui tendent leurs billets de logement, en demandant les adresses des maisons où on les envoie. L’abbé fait comme tout le monde, car c’est un genre, de service qui rentre, pour nous, dans les obligations de la circonstance ; il indique de la voix et du geste à ces soldats les directions qu’ils doivent prendre. Dès qu’il se retrouve seul, un personnage revêtu des insignes d’un haut grade, et qui l’avait considéré pendant tout ce manége, vient à lui, le remercie de ce qu’il vient de faire pour les soldats du roi son maître, ce dont il lui est personnellement reconnaissant. — « car, ajoute- t-il, je suis le gouverneur général de la Lorraine, et je serais heureux, M. l’abbé, si vous vouliez m’offrir l’occasion de vous être à mon tour agréable. » — Le bon abbé lui demanda aussitôt la grâce d’une pauvre femme, aubergiste à Dombasle, qui s’est mise dans un mauvais cas pour s’être portée à des voies de fait contre un soldat prussien qui en prenait trop à son aise dans son auberge. — « Cette grâce m’a été accordée, me dit l’abbé en terminant, mais comme on sait que j’ai du crédit, et que, sous tous les régimes, on s’empresse autour des gens en faveur, je me vois accablé de sollicitations et de demandes. Aussi je m’enfuis à la campagne pour échapper à ces obsessions et à l’inconvénient plus grave de passer pour ami des Prussiens. Voilà pourquoi je viens chercher ici un sauf-conduit. » —

Cependant les hôtes étrangers continuent à m’arriver sans interruption, mais toujours sans que j’aie à me plaindre d’aucun d’eux. L’individu qui se présente aujourd’hui, un billet de logement à la main, est un chef de train wurtembergeois que son service retient à la gare, et qui trouve mon domicile trop loin pour s’y installer. D’ailleurs il ne m’est assigné que pour un jour, et il se contente, ni plus ni moins qu’un soldat, des trois francs que je lui lâche, pour m’en débarrasser.

Tout le monde n’en est pas quitte à si bon marché. L’aventure de notre ami, M. Vagner, en est la preuve. Elle peut en outre servir de supplément à l’article Du pour et du contre sur les Prussiens, en montrant ce qu’on a à redouter de leurs violences individuelles, et ce qu’on peut attendre de la discipline qui règne dans leurs armées.

Hier donc, pendant l’absence de Vagner, sa maison est envahie par dix soldats conduisant quatorze chevaux qu’ils installent aussitôt dans son écurie et dans sa remise. À son retour, il leur demande leur billet de logement, ces billets que la municipalité délivre et qui leur donnent droit au domicile. Ils n’en avaient pas. C’étaient donc des intrus. Vagner leur déclare qu’il ne veut pas les recevoir et leur enjoint de sortir. L’un d’eux, plus violent que les autres, en vient tout de suite aux injures, aux menaces et fond sur Vagner la baïonnette en avant. Celui-ci détourne le coup. Sa femme se précipite pour le couvrir de son corps. Ses enfants crient, ses serviteurs s’agitent ; c’est un tumulte indescriptible au milieu duquel les sabres sont tirés du fourreau, et un coup de pistolet se fait entendre. La scène qui se passait dans l’écurie allait tourner au tragique, quand par bonheur un officier logé chez M. Cauzier, locataire de la maison, accourt malgré une entorse des plus douloureuses, et fait si bien comprendre aux récalcitrants qu’ils sont dans leur tort, qu’ils reprennent leurs armes, leurs chevaux et décampent au plus vite. On les suit de loin, et l’on voit qu’ils sortent de la ville par la porte Saint-Georges et qu’ils galopent sur la route d’Essey.

Cependant Vagner qui, au milieu de la bagarre, a reçu un coup de crosse dont il a le bras tout meurtri, court se plaindre au commandant de place, allègue sa blessure, la violation de son domicile et demande satisfaction. Mais les coupables avaient disparu, et la poursuite de l’affaire était impossible. Vagner rentre à l’Hôtel-de-Ville pour reprendre, auprès des conseillers municipaux, son service d’interprète bénévole, qu’il partage avec le docteur Petermann, le chimiste de Louis Grandeau, et M. Rinck, un honorable négociant de notre ville. Au bout d’une heure, un soldat se présente réclamant un billet de logement pour dix hommes et quatorze chevaux et demandant une réquisition pour sa bande, gens et bêtes. Sans être bien assuré de le reconnaître, Vagner soupçonne que c’est son agresseur de tantôt, et il se promet bien, cette fois, de ne pas le laisser échapper. Aussitôt il improvise un interrogatoire adapté à la circonstance : — « Pour avoir une réquisition, il faut déclarer qui l’on est : Votre nom ? votre compagnie ? votre régiment ? » — L’autre tombe dans le piége, répond à tout et va jusqu’à écrire son nom sur le papier qu’on lui présente. — « Ah ! brigand ! c’est toi ! Je te tiens maintenant, s’écrie Vagner en lui mettant la main sur le collet, sans être encore bien certain que ce fut son homme. — Non, ce n’est pas moi qui ai tiré le coup de pistolet, répond le soldat, achevant de se trahir par cette exclamation. » — Dès lors, plus de doute ; on empoigne l’individu, on le conduit au poste, on le remet à l’officier qui, informé de l’affaire, l’envoie au cachot militaire avec ces paroles d’adieu : — « Ah ! coquin ! tu es bien heureux si on ne te met pas une balle dans la tête. Mais sois tranquille, tu tâteras de la forteresse. » —

Ainsi dans les villes, il y a encore un recours, une protection contre les excès de la soldatesque. Mais dans les villages, dans les écarts, dans les fermes isolées, la répression est à peu près impossible, et Dieu sait tout ce que le paysan peut avoir à souffrir. Et cependant, il faut bien l’avouer encore, car je l’entends dire de tous côtés, ce n’est pas le soldat allemand qui inspire le plus de crainte à la propriété des campagnes. Elle redoute autant et plus encore le vagabond, le pillard, les maraudeurs que la misère et le désordre du moment ont multipliés, et qui se permettent tout, à la faveur du chômage des tribunaux, et depuis la disparition de la police et des gendarmes. En effet il n’y a plus de répression possible, parce que la justice ne peut se rendre qu’au nom de l’Empereur, dont le gouvernement est aboli par les Prussiens. Néanmoins il y a urgence de réprimer les délits et les attentats que favorise l’impunité. Ne pourrait-on pas avoir recours à un moyen terme ? Sans prononcer d’arrêts au nom de l’Empereur, ni au nom de l’autorité prussienne, ne pourrait-on pas s’entendre avec elle pour qu’elle autorisât la formation d’une milice de sûreté locale, qui saisirait les délinquants, les livrerait à la justice qui se contenterait de prononcer des sequestres provisoires. — « C’est à quoi l’on pense, me dit le procureur impérial, M. Demontzey, et nous espérons, par la réalisation de cette mesure, adoucir les maux dont souffrent nos malheureuses contrées. »