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Journal d’un habitant de Nancy pendant l’invasion de 1870-1871/32

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DU MERCREDI 14 AU VENDREDI 16 SEPTEMBRE.

Les Prussiens dans l’Aisne. — Abus de l’esprit. — Avantage d’une permanence. — Mesure contre les enrôlements. — Sur la discipline prussienne. — Pas de schlague. — Rôle du fouet dans l’éducation. — Le préfet de la Meuse à Nancy.

14 septembre. — Mes appréhensions au sujet des miens n’étaient que trop fondées. Voilà l’invasion qui commence à les atteindre. J’apprends par une lettre de mon frère que les Prussiens sont entrés dans le département de l’Aisne, que notre village de Chavignon est occupé. Là réside notre tante, et mon frère y a une petite fille en nourrice. Entraînée par la panique qui s’est emparée des habitants, la nourrice s’est sauvée dans les carrières ou dans les bois, avec l’enfant et la chèvre qui l’allaite. Notre pauvre tante a fait comme les autres. Elle a quitté sa maisonnette avec ses matelas et son linge, tout comme ces paysans de la Seille qui se réfugiaient éperdus dans nos murs, et elle est allée chercher asile derrière les remparts de Laon. Voilà bien les conseils de la peur ! C’était se jeter en plein dans le danger. En effet, l’ennemi a investi la place : il s’en est emparé. Pendant l’affaire, la citadelle de Laon a sauté je ne sais comment. Le Figaro du lundi 12, qui raconte la catastrophe, prétend que la montagne de Laon n’existe plus. C’est absurde : une explosion de citadelle ne peut faire effondrer une montagne. Mais elle peut faire beaucoup de victimes, et je ne suis pas sûr que ma pauvre tante n’ait pas eu à s’en ressentir. Ce n’est pas l’article du Figaro qui serait de nature à me rassurer. Pourquoi donc ce journal, qui a de l’esprit, sert-il d’aussi colossales bêtises à son public ? N’est-ce pas par des articles de ce genre que se justifie le dédain des Allemands pour notre journalisme. Si le public français savait se faire respecter, est-ce qu’il souffrirait qu’on le mette à un pareil régime ? Mais le public français n’a pas besoin d’être respecté, et il s’en laisse dire bien d’autres.

Jeudi 15 septembre. — Depuis que j’ai un officier en permanence, je n’ai plus à me préoccuper du mouvement des troupes, qui ne cesse pas et qui fait toujours pleuvoir sur mes voisins des averses intermittentes de billets de logement. J’en suis garanti par la présence de mon lieutenant et de son soldat, et je m’en tiens à ce statu quo égal et paisible, malgré l’offre que m’a renouvelée Kamberger d’aller s’établir ailleurs, si j’en avais assez. Au reste, la chronique des billets de logement est toujours la même dans mon voisinage : elle n’offre rien à signaler, et, à quelques exceptions près, le séjour de ces hôtes n’entraîne d’autre désagrément que celui de leur présence. Cependant il en est venu depuis hier que l’on supporte plus impatiemment que les autres, dans notre faubourg. C’est une bande de cavaliers saxons, tapageurs et libertins. On en a vu qui accostaient les jeunes filles avec des allures de mousquetaires, et qui tenaient à leurs hôtesses des propos légers. Évidemment ce personnel nous vient d’une des parties les plus avancées de l’Allemagne.

Depuis plusieurs jours, la police prussienne redouble de surveillance pour retenir les jeunes gens qui sortent du pays afin de s’enrôler. Une circulaire du comte Renard, préfet prussien de notre département, enjoint aux maires de toutes les communes de dresser la liste de tous ceux qui, d’après les lois françaises, sont soumis à la conscription, tant pour l’armée que pour la mobile, et menace les parents ou tuteurs, et, à leur défaut, la commune d’une amende de 50 francs pour chaque individu absent, et pour chaque jour d’absence. De plus, on fouille les voitures publiques qui vont dans les Vosges, pays encore libre, et par où s’échappe notre jeunesse. Enfin les commissionnaires de Mirecourt et d’Épinal, surveillés de près, n’osent plus se charger de nos correspondances, et ne nous apportent plus de lettres ni de journaux. Nous sommes tout à fait au secret pour le moment.

On croit généralement parmi nous que l’on donne la schlague aux soldats dans les armées allemandes et l’on n’attribue leur discipline qu’à la crainte du fouet et des coups. Pour savoir à quoi m’en tenir sur ce point, je demande au lieutenant Kamberger si l’on fait usage de châtiments corporels dans l’armée bavaroise. — « Non, me dit-il, la schlague existait autrefois, mais elle est supprimée depuis 1848. Les peines disciplinaires sont les arrêts, le cachot, la prison, la dégradation et la mort. Mais on ne bat pas le soldat. — En est-il de même dans l’armée prussienne et dans celles des autres États allemands ? — C’est la même chose partout : les règlements sont tous les mêmes à cet égard. — Mais cependant on voit des officiers se porter à des voies de fait envers les soldats, et il nous semble que vous ne les menez qu’à force de coups. — C’est une erreur : dans notre corps aucun officier ne bat le soldat. Ailleurs, si cela se fait c’est très-rare et le soldat aurait droit de se plaindre ; l’officier serait réprimandé ou puni. »

J’en étais aussi à croire que la discipline qui fait l’honneur et la force de nos ennemis n’était due qu’à des moyens matériels. La réponse de Kamberger déconcertait mes idées et me dépitait en même temps. Il fallait bien remonter plus haut pour expliquer cet esprit docile et respectueux des Allemands qui fait que chez eux, le commandement est toujours suivi de l’obéissance et que le jeu de l’un et de l’autre est si facile et si prompt.

— « Mais alors, repris-je, comment élève-t-on les enfants chez vous ? Leur administre-t-on des châtiments corporels ? les fouette-t-on dans les familles et dans les colléges ? — Sans doute, me répond Kamberger ; le fouet fait partie de la discipline des écoles. Il y a dans les colléges un individu chargé tout exprès de l’opération. On l’appelle der Bedell. On est son justiciable jusqu’à un certain âge, et j’ai eu plus d’une fois à faire à lui pour mon compte. Quant aux familles, on ne s’y gêne pas pour corriger les enfants quand il le faut. Il y a des parents qui s’en abstiennent par faiblesse, mais ce ne sont pas ceux-là qui savent se faire obéir. » —

Ce peu de mots tranche la question. Avant d’être des soldats disciplinés, les Allemands ont été des enfants qu’on a corrigés et à qui on a appris à obéir. Chez eux, comme ailleurs, les moins corrigés sont les moins aptes à l’obéissance. Transportez cette réponse des familles aux nations et vous comprendrez pourquoi celle qui ne veut plus qu’on corrige ses enfants est celle qui les élève le plus mal. Non pas que le fouet suffise à tout et qu’il faille en user sans discernement. Mais son maintien dans l’éducation et son application sobre et calme, rappelle à l’enfant qu’il n’est pas inviolable dans sa chair, ce qui rabat sans phrase toutes les révoltes de son esprit. Sa suppression absolue est une rupture avec l’expérience de tous les âges qui proclame, avec l’Écriture, qu’épargner la verge aux enfants c’est leur préparer bien des maux. Dans leur intérêt, il faut y revenir avec mesure. Ce serait la preuve qu’on veut renoncer à ces gâteries qui les perdent, et qu’on les aime assez pour avoir le courage de les améliorer en les châtiant. Mais, chez nous, les mères par faiblesse, les pères par orgueil, regarderont toujours comme un sacrilége la prétention d’un maître à toucher au corps sacro-saint de leur progéniture ; l’éducation restera ce que l’État l’a faite sous la pression d’idées fausses et de mœurs amollies, les enfants resteront mal élevés et la France continuera à être un pays de décadence… à moins qu’elle ne profite assez de la correction qu’elle reçoit en ce moment d’en haut pour trouver les moyens, quels qu’ils soient, d’apprendre à ses enfants à obéir.

Vendredi 16 septembre. — Rencontre à la librairie Grosjean de M. de Metz, préfet de la Meuse, qu’il ne faut pas confondre avec notre ami, l’économiste et le publiciste distingué qui s’appelle de Metz-Noblat et qui est son cousin. M. de Metz a été surpris dans la préfecture par l’invasion. On l’a fait prisonnier de guerre et il est interné à Nancy. Mais on le traite comme un habitant et on lui impose des logements militaires. Comme il n’a pas de domicile, il loge les officiers qu’on lui envoie à l’hôtel, moyennant 15 ou 20 francs par jour. Il s’en est trouvé un qui a rougi de vivre aux dépens d’un homme que les siens privaient de sa liberté, et il a payé de sa bourse les frais de son séjour à l’hôtel. Mais les autres n’ont pas eu cette délicatesse. J’apprends encore de M. de Metz que Bar-le-Duc a bien plus souffert que Nancy du passage des armées allemandes. Celles-ci entraient en Lorraine par trois routes, qui toutes se réunissent à Bar en une seule. Nous n’avons rien vu dans notre pays de ce qui arrivait par Verdun et par Saint-Mihiel, tandis que tout cela se concentrait dans le Barrois, qui a eu bien plus de charges à subir, et qui en est complétement écrasé. — Je rappelle à M. de Metz que, nous avons été les premiers occupés et que nous avons le poids de toute l’administration allemande sur les épaules. Car le cœur humain aime tant à primer en toutes choses, qu’on ne consent pas même à céder, sans conteste, la palme de la souffrance.