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Journal d’un habitant de Nancy pendant l’invasion de 1870-1871/33

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SAMEDI 17 SEPTEMBRE.

La légende de l’évasion des prisonniers. — Un discours de M. de Dumast. — Notre abaissement. — Conditions de la régénération future.

17 septembre. — Depuis deux ou trois jours, le bruit court en ville que nombre de prisonniers français se sont évadés des trains qui les transportent, que les bois des environs en sont remplis, qu’ils n’attendent que d’être rhabillés pour échapper à la surveillance prussienne et sortir des pays occupés. Aussitôt de bonnes âmes se mettent en campagne pour quêter des vêtements. On se présente chez moi ; je compose un paquet de quelques pièces de ma défroque ; on en fait autant de tous côtés. Or le difficile n’est pas de trouver des vêtements, mais des prisonniers à qui les donner. On va à la découverte, on bat les bois, on ne trouve personne. Cette évasion de prisonniers n’était qu’une légende. Aussitôt la quête des vêtements a cessé. Mais ce qu’on a donné est entre bonnes mains et trouvera toujours son emploi. Cependant je m’applaudis d’avoir gardé mon ballot pour une meilleure occasion.

Visite à M. de Dumast, un de ces hommes rares aujourd’hui, auprès duquel il y a plus de profit à se servir de ses oreilles que de sa langue. M. de Dumast, dont l’esprit fécond et infatigable est toujours en verve, veut bien se donner la peine de discourir à mon bénéfice comme si j’étais, à moi tout seul, un grand auditoire. Je tiens à lui en témoigner ma reconnaissance par la reproduction, imparfaite sans doute, mais aussi exacte que possible, des vérités qu’il m’a fait entendre.

— « Vous me demandez ce que je pense de la situation. Pour la juger sainement, il faut se placer à une certaine hauteur et se mettre au-dessus des susceptibilités de ce patriotisme aveugle qui ne souffre aucune des vérités qui le blesse, et qui perd la plus belle occasion qui nous ait été donnée en ce siècle de voir clair sur nous-mêmes et de comprendre pourquoi nous sommes si profondément abaissés. Ce n’est pas qu’il n’y ait déjà bien des gens qui s’éclairent et dont les aveux attestent qu’ils sont disposés à profiter de la leçon. J’en ai vu quelques-uns très-rétifs à toute idée frisant ce qu’ils appellent le mysticisme, c’est-à-dire à tout ce qui comporte la foi aux choses d’en-haut, qui se sentent disposés à baisser pavillon et à rabattre de leurs négations et de leur positivisme.

— « On dirait vraiment, s’écriait devant moi un jeune homme d’un scepticisme très-affiché, qu’il y a quelque puissance malfaisante qui se plaît à nous accabler, et qui a juré notre perte. » — La note est fausse, vous le sentez, mais c’est un autre air que celui dont on joue quand on affecte de se moquer de tout et de ne croire à rien. Seulement ce mouvement est individuel et ce n’est pas encore le retour général auquel nous devrons aboutir. À prendre en bloc l’esprit public, rien ne paraît encore changé chez nous. Nous restons dans toutes les illusions, dans toutes les prétentions, dans tous les aveuglements de notre incurable amour-propre.

» Cependant il suffirait d’ouvrir les yeux pour comprendre où nous en sommes et nous ramener à une plus modeste appréciation de nous-mêmes. Sans tenir compte d’autres termes de comparaison qui ne seraient pas à notre avantage, il suffit de mettre en regard les armées de l’Allemagne et la nôtre pour nous rendre compte de notre infériorité actuelle. Ces deux armées, nous venons de les voir défiler sous nos yeux et il n’est personne qui n’ait été frappé du contraste de leur attitude, et qui n’y ait vu une triste révélation de la décomposition morale dans laquelle nous sommes tombés. Ce qui est devenu déjà un lieu commun parmi nous, mais je dois en prendre acte à l’appui de mon dire, c’est que le personnel d’hommes que nous a exposé la nation allemande ont plus de discipline et de tenue que ceux qui représentent, sous les armes, la nation française et que, s’il est vrai de dire des armées, comme de la littérature, qu’elles sont l’expression des mœurs publiques, l’état des nôtres, à en juger par échantillon, est loin d’être satisfaisant. Ce n’est pas que tout soit ivrognerie, débauche et désordre parmi nous, et qu’il n’y ait chez eux que sobriété, tempérance et discipline ; nous avons parmi les nôtres des individus excellents, et nul doute qu’il n’y en ait chez eux qui sont de francs vauriens. Mais c’est l’ensemble qu’il faut considérer, et nul ne contestera que cet ensemble ne soit chez eux sur un pied bien meilleur que le nôtre, et que le désordre qui, chez nous, se donne libre carrière et qui semble être devenu la règle générale, ne soit maintenu chez eux, par la rigueur de la discipline, à l’état d’exception.

» Où l’on peut reconnaître qu’une société est bien malade, c’est quand le vice s’y étale tout à l’aise et qu’on a désappris d’en rougir, vis-à-vis de soi-même et de l’opinion. Le scandale est au comble quand le mal s’affiche entre supérieurs et subordonnés et qu’on n’est plus retenu à l’égard les uns des autres par le respect de la hiérarchie. Or c’est là où nous en sommes, et il règne parmi nous le plus déplorable laisser-aller. En voici un exemple qui date d’hier : Un Nancéien, que je ne nomme pas, fut invité, lors du passage de la garde, à un dîner sous la tente, au campement du bord de la Meurthe, par un officier supérieur, dont je tairai aussi le nom et le grade. Le repas fini et pendant la causerie du dessert, arrive une volée légère et joyeuse de jeunes officiers que le chef avait invités à la soirée. Ils venaient de la ville où ils avaient passé la journée et ils en célébraient à l’envi les agréments. — « Ah ! dit l’un d’eux, résumant l’impression de tous les autres, quelle ville charmante ! Comme nos soldats s’y sont bien amusés ! Ils se souviendront des agréments des beautés de Nancy ! » De quel genre de beautés voulait parler l’étourdi qui tenait ce langage, c’est ce qu’il est superflu de rechercher ; mais le débraillé cynique de ce propos d’un inférieur devant son chef, parut au convive nancéien un triste symptôme de l’état moral d’une armée qui se riait à ce point des convenances et d’elle-même. Quant à moi, dès les premiers jours, la tenue de nos troupes m’avait inspiré de vives inquiétudes et en voyant nos soldats avinés, battant les murailles, marchant comme des Silènes, n’interrompant les sons rauques de la Marseillaise que pour brailler des refrains en l’honneur de l’amour et du bon vin, je me suis demandé s’ils iraient loin de ce train-là et s’il fallait compter sur eux pour la victoire.

» C’était à mes yeux les indices de la rupture de tous les liens qui rattachent les hommes à leurs devoirs et qui les retiennent sur les mauvaises pentes où ils ne demandent qu’à glisser, et c’est ce qu’on appelle, à proprement parler, de la dissolution. Nous avons l’habitude de nous vanter de notre civilisation avancée. Ramenée à son sens littéral, cette expression est d’une vérité effrayante. Notre civilisation est très-avancée, en ce sens qu’elle est gâtée et qu’elle sent mauvais. C’est le commencement de la pourriture. Dieu nous fait la grâce de nous frapper à temps, pour nous avertir et nous régénérer. Encore dix ans du régime corrupteur que nous venons de traverser, nous serions tombés dans la gangrène, et notre état serait devenu incurable. Aussi ne faut-il ni désespérer, ni se croiser les bras, en se résignant à la catastrophe finale. Nous autres chrétiens, qui avons la claire vue de toutes ces choses, nous sommes dans une situation analogue à celle des fidèles du Ve siècle, qui comprenaient bien que l’empire romain était livré aux barbares à cause de ses vices, et qui se dévouaient à la double tâche de le défendre et de le régénérer.

» La situation actuelle offre avec celle de ces temps-là une déplorable conformité. Ce n’est pas que les Allemands soient des barbares et l’évocation d’Attila et des Huns, à propos de l’invasion présente, n’est qu’une vaine déclamation, pour laquelle j’invoque, si l’on veut, le bénéfice des circonstances atténuantes, mais qui n’est pas de mise quand on veut parler sérieusement. Les Allemands sont aussi civilisés que nous, mais ils ne sont pas si avancés dans le sens péjoratif que j’indiquais tout à l’heure, et c’est ce qui fait en grande partie leur avantage. Nous disons quelquefois qu’ils sont un peuple jeune et nous une nation vieillie. C’est une autre manière, également vraie, de dire la même chose ; mais tout n’est pas perdu et il ne tient qu’à nous de rajeunir en nous retrempant par le retour à nos croyances, à de bonnes mœurs et à de meilleures institutions politiques. Il y en a qui s’imaginent que la république possède une vertu magique de transformation et qu’il suffit d’invoquer son nom pour que tout se relève et se raffermisse. Pure illusion ! la république qui, en théorie, devrait être le régime sous lequel les hommes auraient le moins de pouvoir pour faire le mal, et le plus de liberté pour faire le bien, la république est tirée à gauche par la secte qui veut se servir d’elle pour tout détruire et qui fait qu’elle n’est jamais que le règne des incapacités violentes conduisant l’armée des ingouvernables. Tant qu’elle restera en rupture ouverte avec le christianisme et qu’elle persistera dans la guerre qu’elle fait à l’Église, elle n’aura pas les conditions de la vie en elle, et elle ne sera, comme la Révolution sa mère, qu’une puissance de destruction, à qui Dieu laissera toute liberté d’agir contre la société présente, tant qu’elle n’aura pas compris l’intention de ses châtiments.

» De leur côté, les chrétiens se font souvent d’étranges idées sur ce qu’il y a à attendre de lui dans l’épreuve présente. De bonnes âmes pieuses, des femmes surtout, se refusent à croire qu’il consente à la défaite d’une nation catholique et au triomphe définitif de l’hérésie, dans cette lutte. En un sens, elles ont raison. Le protestantisme ne pourra jamais prévaloir contre l’Église catholique, qui l’a précédé et qui lui survivra. Toutes les hérésies sont des branches détachées du tronc, qui ne vivent que de ce qu’elles ont gardé de sa sève, et qui n’ont besoin que d’un temps plus ou moins long pour se dessécher et mourir. Mais la question n’est pas entre le protestantisme et l’Église ; elle est entre la France et l’Allemagne, et la France avec son étiquette de nation catholique est si peu conforme, dans sa vie publique et privée, à la religion qu’elle professe, qu’elle peut être vaincue sans que l’Église en soit en aucune façon responsable. D’ailleurs le but spécial de la religion n’est pas de fonder et de conserver les empires, mais d’établir une société qui assure le salut des âmes. Son œuvre est toute spirituelle, et elle n’agit dans l’ordre temporel que par surcroît. C’est tomber dans le sens matériel et judaïque des apôtres, non encore éclairés de l’Esprit-Saint, lorsqu’ils disaient à Jésus : « Seigneur, quand donc rétablirez-vous le royaume d’Israël ? » que de croire que Dieu est tenu à soutenir une société chancelante, qui ne s’écroule que parce qu’elle prévarique contre ses lois, et qu’elle marche dans des voies qu’elles réprouvent.

» Les croyants eux-mêmes ont, à cet égard, plus de reproches à se faire qu’ils ne pensent. On peut, sans impiété et sans immoralité formelle, vivre de manière à tremper soi-même dans la décadence qu’on déplore et à en être complice sans le savoir. L’esprit pratique, le bon sens dans la conduite des affaires de la vie, ne dépendent pas de la foi qu’on professe, ni même du plus ou moins de moralité qu’on possède. Frédéric II était très-incrédule et très-dépravé, mais il avait de l’ordre, de l’économie, de l’activité, de la vigueur, et il a conduit admirablement ses affaires. Sans avoir de grands vices, on peut avoir les défauts les plus funestes à la prospérité d’un État, comme à celle d’une famille.

» Ainsi chez nous, dans la bourgeoisie, dans les classes supérieures, les mœurs se sont améliorées, et offrent moins de scandale qu’autrefois, mais le luxe, l’amour de la dépense ont été croissant, et il y a du malaise dans les finances des particuliers comme dans celles de l’État. On ne veut plus rien faire simplement et à peu de frais, du moins quand il s’agit de représenter, et cela a de fâcheuses conséquences publiques et privées. Nous dépensons trop pour la vanité, pas assez pour l’utile. Nous avons englouti dans Paris, et ailleurs, des milliards avec lesquels nous aurions pu nous mettre sur le même pied militaire que l’Allemagne. L’État donnait l’exemple, les particuliers ont suivi, et les bons n’ont pas su s’en défendre. Et cela se comprend. Le désordre des mœurs est un gros péché, mais on est en garde de ce côté et on s’arrête sur la pente. Le goût de la dépense, on s’y laisse aller, parce qu’on ne voit pas bien quand on commence à faire mal, en s’y livrant. Aussi les gens qui se confessent et se repentent de la luxure, ne se confessent pas et ne se repentent pas du luxe. De là un train de vie funeste pour tout le monde qui nous amollit, nous énerve, nous épuise et qui nous a réduits à l’état où nous sommes. Or, je dis que les bonnes et pieuses familles ne sont pas assez en dehors de ce courant, car si elles ne manquent pas de moralité, elles manquent de simplicité, et c’est à quoi elles devraient revenir, les femmes surtout par la réforme de leur toilette, où il serait si important de donner un exemple qui entraînerait tout le reste. Mais patience ! Ce que nous ne faisons pas de nous-même, l’épreuve présente nous y amènera de force, en nous retranchant du superflu, en nous faisant même sentir la privation du nécessaire. C’est à nous à en prendre notre parti, et à montrer que nous savons profiter de notre malheur en nous corrigeant.

» Au reste, ceux qui avaient l’habitude de réfléchir et d’observer les signes du temps ne sont nullement étonnés de ce qui arrive. Il y a longtemps que l’on annonçait une catastrophe. On peut dire que tout le monde avait le pressentiment que cet état de choses ne pouvait durer. L’Empire faisait trop de mal à la France qu’il dépravait, à l’Église qu’il minait sourdement, à l’Europe qu’il mettait sens dessus dessous. Mais ce qui a étonné, c’est la promptitude de sa chute. Cependant tout s’y est passé en vertu d’une loi invariable, et qui régit la chute des corps comme celle des dynasties et des peuples. De part et d’autre, on penche lentement et on tombe tout de suite.

» Maintenant, si nous sommes tombés, nous ne sommes pas finis et il ne dépend que de notre vouloir de nous relever. Pour les peuples chrétiens, il n’y a pas de décadence irrémédiable. La voie du salut leur est toujours ouverte et c’est pour les y ramener que Dieu les éprouve et les châtie. Oui, nos calamités présentes ne sont qu’un compelle intrare salutaire qu’il nous envoie, dans sa miséricorde, pour nous replacer dans le chemin où nous marchions autrefois et que nous n’aurions jamais dû quitter. À nous de comprendre ces vues paternelles, de prendre la résolution d’y répondre, et alors nous bénirons la main qui nous frappe, nous recueillerons le bénéfice de notre infortune en la faisant servir à notre régénération, et les sombres jours que nous traversons en ce moment deviendront l’aurore d’une ère brillante où tout sera renouvelé.

Magnus ab integro seclorum nascitur ordo. »