Journal d’une enfant vicieuse/1-01

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Jean-Claude Lattès, collection Les classiques interdits (p. 27-35).



Livre premier
L’ENFANCE DE ROSE













CHAPITRE PREMIER

Où ma tante se repent de s’être montrée
caressante

Moulin-Galant, juillet 1774.
 

C’était hier l’anniversaire de ma naissance. Ma tante qui, d’ordinaire, ne montre pas à mon égard un excès de tendresse, a eu toutes sortes d’amabilités. Pour célébrer mes douze ans, elle m’a donné une robe neuve qui est en mousseline à raies avec une jolie garniture, et où sont peints de petits bouquets de roses ; puis, au dîner, la cuisinière Manon avait fait une de ces tartes aux prunes que j’aime tant. Enfin, ma tante, avant de me coucher, m’a remis une petite boîte entourée d’un ruban. J’étais si désireuse de voir ce qu’il y avait dans cette boîte, que mes doigts ne prirent pas le temps de dénouer la faveur et que je saisis des ciseaux pour la couper ; mais ma tante, qui est soigneuse des moindres choses, défit elle-même le ruban et me tendit la boîte ouverte. J’aperçus alors, enfouie dans du coton, une mignonne petite croix d’or avec sa chaîne. J’étais folle de joie. Je courus à la cuisine montrer ma croix à Manon, qui poussa des cris d’admiration.

— Eh bien, fit ma tante, vous ne me remerciez pas ?

— Si ma tante, ma bonne tante.

Je me jetai à son cou et l’embrassai comme je n’avais encore embrassé que ma pauvre maman. Je n’ai même pu m’empêcher de regretter de l’avoir si bien traitée. Maman me faisait d’aussi beaux cadeaux et plus souvent, et elle ne me donnait pas des soufflets comme ma tante. Cependant ma tante m’a fait asseoir près d’elle et m’a tenu un long discours : « Mon enfant, m’a-t-elle dit, voici que vous avez douze ans, vous n’êtes donc plus une petite fille. Il est temps de vous corriger de vos défauts et de vous appliquer sérieusement à votre travail. Je n’ai pas eu, jusqu’à présent, à me plaindre de vous, votre conduite, toutefois n’est pas exemplaire, et vous le voyez vous-même, j’ai dû vous punir bien des fois, plus souvent que je ne l’aurais voulu. Il serait à désirer que je n’eusse désormais plus besoin de le faire. Cette croix que je vous donne doit être pour vous un encouragement à observer toujours, dans la suite, cette diligence que j’ai remarquée chez vous depuis un mois que nous sommes à la campagne et que je récompense aujourd’hui. Qu’elle vous fasse souvenir de votre âge et des obligations qu’il vous impose. »

Ma tante là-dessus m’a baisée au front et m’a envoyée coucher. J’étais très fière de ce cadeau qu’on venait de me faire, et à la fois heureuse et gênée de porter cette croix sur la poitrine : il me semblait que je n’étais plus la même et que je venais d’être revêtue d’une grande dignité. Je montai solennellement à ma chambre avec Manon qui m’aida à me déshabiller. Mais une fois que j’eus retiré la fameuse croix, ôté mon bonnet, enlevé mes jupes et défait mes cheveux, je me mis à faire des gambades et des cabrioles autour de ma chambre, puis, à un moment, me jetant à genoux en travers du lit, la tête basse et le derrière en l’air, j’ai troussé ma chemise et, appelant Manon qui était dans la chambre voisine occupée à ranger des vêtements :

— Manon ! Manon ! lui ai-je crié, viens voir ce que tu n’as jamais vu, et je lui ai présenté mes fesses.

Manon a éclaté de rire et pour me punir de mon indécence, elle a voulu me claquer, mais vive comme l’éclair je me suis glissée entre les draps. Une fois couchée, j’ai attiré Manon sur le lit et ai entrepris de lui faire raconter des histoires. Manon sait mille choses et elle ne se gêne pas pour dire tout ce qu’elle connaît. C’est une bonne amie, et qui m’a souvent épargné des corrections. Elle m’a parlé de papa que je n’ai jamais connu et d’une belle dame qui vint le voir un jour à la maison et que maman jeta à la porte par les épaules, ce qui rendit furieux papa quand il le sut.

— Maman était donc méchante quelquefois, ai-je demandé, elle était si douce pour moi ; elle ne m’a jamais frappée.

— Non, a répondu Manon, votre maman n’était pas méchante, mais c’est cette belle dame qui était une méchante femme et qui faisait du mal à votre père.

— Et papa ne s’en apercevait pas, de toutes ses méchancetés, me suis-je écriée. Mais comment n’a-t-il pas cru maman.

Manon a paru alors embarrassée et ne m’a rien répondu. Je l’ai ensuite fait s’approcher tout près de moi et je lui ai dit à l’oreille :

— J’ai vu un homme aujourd’hui qui pissait tout debout et sans enlever sa culotte. Comment donc est-il fait pour ne pas s’accroupir comme les autres. Il me semble qu’il doit gâter tous ses vêtements en pissant ainsi. Manon, il doit y avoir beaucoup de gens difformes dans le monde, n’est-ce pas ? Ainsi la femme de Pierre le maçon ? elle a un ventre énorme qu’elle n’avait pas l’année dernière, elle en est si gênée qu’elle se traîne avec peine, elle marche maintenant comme les canards.

Manon est partie d’un tel éclat de rire, qu’elle a dû réveiller toute la maison.

Ma tante est arrivée un flambeau à la main.

— Eh bien ! qu’est-ce que cela signifie ? Il est onze heures et vous ne dormez pas encore. Voulez-vous aller vous coucher ? Manon, et vous, Rose, qu’est-ce que cela veut dire, de babiller à cette heure-ci ; voyons, voulez-vous vous tourner, dites.

Et comme je ne bougeais pas, elle m’a appliqué un vigoureux soufflet.

— Je vois bien, a-t-elle ajouté, que ce n’est pas une croix que j’aurais dû vous donner ce soir, mais le fouet pour vous apprendre à être obéissante.

Là-dessus elle a soufflé la bougie et s’est retirée. Manon était déjà partie. Un si brusque changement, les coups et les menaces succédant aux récompenses, cela m’a bouleversé et j’ai éclaté en sanglots.

Je passai la nuit à pleurer et je commençais à m’endormir quand ma tante est venue dans ma chambre :

— Allons, paresseuse, hors du lit, Madame Dangevert m’écrit qu’elle va venir nous voir aujourd’hui avec sa fille, votre amie Valentine. Dépêchez-vous de vous habiller.

Je me suis habillée à la hâte, savonnée des pieds à la tête et j’ai pris ma belle robe de mousseline rose. L’idée de voir mon amie m’a donné de la promptitude et je ne me tenais pas d’impatience lorsque Manon m’a coiffée. Toute la matinée j’allais et je venais de ma chambre à la grille du jardin. Enfin, comme madame Dangevert ne venait point et qu’on l’attendait toujours, je me suis mise, pour me distraire, à écrire mon journal.