Journal de Marie Lenéru/Année 1910

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G. Crès et Cie (p. 265-271).
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ANNÉE 1910

J’ai vu Blum et lu son livre extraordinaire.

J’ai tant de peine à comprendre l’amour hors du mariage… Un homme est émouvant parce qu’il peut être ma vie, le visage, la présence, la tendresse de tous les jours, et non parce qu’il a sur moi je ne sais quel droit de possession et de perturbation.

On admire tellement le livre de Mme  Mardrus. Comme tout le monde je le trouve admirable, mais il entre dans cette admiration un élément dont il faut se défier. Une longue lettre de Vandérem me l’a bien prouvé. Ce qui est rural et bourgeois nous en impose toujours. Nous croyons que cest plus fort. C’est une légende naturaliste. Les chefs-d’œuvre classiques sont aristocratiques. Les êtres et les classes élevées sont de plus définitives expériences humaines.

La Rochefoucauld, La Bruyère, Vauvenargues et Pascal et Bossuet lui-même sont des psychologues mondains.


Paris, octobre 1910.

Il y a une sensation que nous serons deux à avoir éprouvée, le grand-duc Cyrille et moi. Quand le Petropawlosk a sauté devant Port-Arthur, le grand duc a été jeté à la mer. Son épaisse pelisse a fait bouée et il s’est mis à remonter lentement, lentement, de très loin à travers l’eau glacée. Il a dit qu’il lui semblait que jamais il n’arriverait à la surface.

Depuis je n’ai jamais oublié le grand duc Cyrille.

À déjeûner Mme D…, me montrait Daniel Halévy « Vous avez une grande amie commune : l’Impératrice d’Autriche. » Et puis : « Comment admirez-vous une femme qui vous est identique ? »

On commence à m’avoir pas mal parlé des Affranchis. Oh ! je m’aperçois que je ne suis pas toujours satisfaite, même quand nous causons avec M… Exemple : Pour elle, Marthe est le meilleur « caractère » soit, mais l’essentiel était d’écrire les deux rôles de Philippe et d’Hélène. C’est une habitude de la critique naturaliste et peut-être romantique que cette perpétuelle décomposition d’une œuvre en « caractère ». Le caractère à ce point-là, c’est le parti pris, le procédé, le parti pris de la bosse et de la déformation — voyez Mirbeau. — Je veux avant tout faire vivant, C’est le scène à scène qui me révèle mes personnages, je n’ai pas sur eux d’idées préconçues. Pour laisser au drame toute sa valeur de généralité, j’ai besoin, au contraire, de personnages normaux et s’il se peut, de personnages-types.

Le « caractère » — à la Meredith par exemple — est une espèce de jeu, une facilité, une exagération et « tout ce qui est exagéré est insignifiant ». La Bruyère est infiniment plus vrai, plus observateur dans ses chapitres sur le cœur et sur les femmes que dans ses trop amusants caractères. Hélène et Philippe, qui sont tout le monde, ne sont pas moins eux-mêmes que Marthe, un peu plus spéciale, parce que moins en profondeur.. Je le redis sans cesse. Le pittoresque est un accident de surface, et ce seront toujours les personnages à côté qui donneront chez moi cette impression de « caractère » à la naturaliste. Mais je prie qu’on fasse attention et qu’on ne confonde pas le caractère et la vie. Si l’on nous dramatisait, ni vous ni moi ne serions des caractères, en sommes-nous moins vivants ? Le bossu est-il plus vrai que nous ? Le militaire plus vrai que le civil ? Le bourgeois plus vrai que l’homme du monde ? L’amoureux que le non-amoureux ? Et je vous le dirai même, la vérité de César Birotteau qui, à chaque instant, s’élève et retombe sur ses pieds, ne gagne pas du tout pour moi à l’adjonction arbitraire d’un tic. Voilà certes, où Balzac est imitable !

La justice que je réclamerai le plus âprement, c’est le don de vie. Sans le fil conducteur, le guide-âne d’un caractère, je vous donne des êtres vivants, qui se tiennent absolument, dont les répliques ont l’accent, cette saveur de vie que vous ne retrouverez que chez Curel et Ibsen, et encore quand Ibsen ne fait pas de psychologie. Mettez le sujet des Affranchis au concours et je vous défie de retrouver un dialogue de cette simplicité et de cette résonance vitale. Ici le sujet fait illusion, ce sont des êtres aux prises avec la morale, donc ce sont des « entités philosophiques ».

— Abominables petits journaux !

Hélène et Philippe font de la philosophie comme M. Jourdain faisait de la grammaire… « Rien ne vaut un cri de passion », m’a écrit François de Curel, lui aussi ! Mais la passion n’a pas de paroles. Le cri de passion, sans métaphores, c’est l’onomatopée. Dès que l’on recommence à user des mots, il faut devenir intelligible et quitter la passion inarticulée, dirait Carlyle. Je ne vois d’ailleurs pas ce que la passion y perd. Quand Hélène s’écrie : « Ah ! ces guérisons fières d’elles-mêmes comme les vieilles femmes, parce qu’elles survivent ! » elle me paraît avoir trouvé un cri de passion qui vaut bien : « J’en mourrai, ma chère, j’en mourrai ! » Et Philippe qu’on exhorte à la résignation, à l’orgueil du devoir accompli « pour que l’ordre règne à Varsovie ? » me révèle une passion plus âpre que s’il se lamentait : « C’est trop mon Dieu, c’est trop ! « 

Pour moi, ce qui fait la valeur des Affranchis, c’est que le drame passionnel et le drame d’idées sont tellement liés que, pas un instant, vous n’en pouvez décomposer l’amalgame. La supplication de Philippe à Hélène, sa prière devant la mort : « Je veux, je veux en amour être payé mon prix ! » — Le sursaut d’Hélène : « Vous ne m’en aimerez pas plus ! » Est-ce que vous ne sentez pas que dans une scène pareille, comme sur le champ de bataille, c’est l’être le plus instinctif, le plus passif qui est en cause.

J’ai donné des formules éloquentes, des formules claires à des réflexes, à des élans profonds de l’instinct, en ai-je trahi la passion ? Dans une crise passionnelle, qui est forcément un débat moral, me direz-vous, s’il vous plaît : « Ici vous quittez le langage de la passion et vous entrez dans celui des idées ? »

Mes héros ne se disent pas une fois « Je vous aime ». J’avoue que ceci m’avait paru une élégance, une plus exigeante manière d’en appeler au public : « Cette certitude, au réveil, de vous avoir sous mon toit… je ne pourrais plus m’en passer. » — Hél. très simplement : « Ni moi. »

Voilà leur déclaration. Évidemment je n’ai pas fait de la passion. Bien au contraire, mon héroïne raisonne : « Est-ce ma faute si vous êtes plus grand, plus noble, plus émouvant qu’eux tous… La honte eût été de ne pas comprendre, la lâcheté de ne pas vous préférer de toutes mes forces. Que voulez-vous, je vous aime comme je ne savais pas qu’on puisse aimer » ! serait autrement passionné.

Si vous ne trouvez pas de passion dans les Affranchis, je vous demande de quel droit vous en trouvez dans Phèdre et dans Bérénice ?

Voici le préambule d’Antoine à son programme :

« Monsieur,

« Après le retentissement littéraire des matinées du samedi, la saison dernière, la direction de l’Odéon poursuivant l’exécution d’un programme raisonné, organise une série de matinées qui seront cette année exclusivement consacrées à la production d’auteurs nouveaux et d’ouvrages inédits.

« Le programme que vous lirez, d’autre part, est le résultat d’une minutieuse sélection parmi les centaines de manuscrits déposés à l’Odéon, et, à l’exception de Maurice de Faramond, aucun de ces écrivains n’a encore été représenté.

« On appréciera, nous l’espérons, l’importance et la signification de cette tentative, qui n’a plus été renouvelée depuis l’époque du Théâtre Libre, et d’où peut sortir tout le mouvement théâtral de demain. »

Si, comme le disent les Gregh, Antoine a inventé ces matinées pour moi, je crois qu’il est temps de reprendre ce journal et de compter les points au sens inverse.

Je serai toujours une ascétique. L’autre jour, en rentrant charmée de la distinction, de la simplicité d’Henri de Régnier, je disais : « Ah ! ce qu’on est, comme c’est plus important que ce qu’on fait…

— C’est plus difficile, m’a répondu maman.

Voilà où excelle Mme Duclaux, elle est avec perfection. D’abord cette présence de tout elle-même à chaque moment de sa vie. On appelle cela de la présence d’esprit ; je crois plutôt à une libre disposition de soi, obtenue par une belle gymnastique intérieure et le bon entretien des rouages. Et puis, ce charme, cette attention à autrui, ce don de la réponse juste, ce tact à ne parler d’elle-même qu’autant qu’on en a envie. Aussi quelle prestesse à juger ! On la sent bonne, et pourtant elle dit tout, c’est une bonté démouchetée. Et quelle beauté sans la beauté.. Je la regardais écouter, religieuse et jeune, avec ses beaux cils attentifs, sa taille et ses bras de Tanagra.