Journal de Marie Lenéru/Année 1911

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G. Crès et Cie (p. 272-281).
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ANNÉE 1911

février.

Curel, à propos de mes pièces, disait son étonnement devant le champ si limité de mon expérience. J’ai dit qu’il n’y avait pas de champ plus ou moins limité, plus ou moins étendu, que c’était la même chose pour tout le monde.

La vérité est que les bornes sont en nous, ou plutôt l’étendue est en nous, ce qui nous arrive du dehors, au bout d’un laps très court, ne peut être que redites.

Rappelez-vous Marc Aurèle : « Qui a vu une année a tout vu. »


31 mars.

À propos du « Tribun » — que je n’ai d’ailleurs pas lu — je dis que Bourget, m’a toujours donné l’impression de valoir mieux que ses œuvres ; il a des idées, il pose des problèmes, et c’est à peine s’il les touche. — Divorce, Énigme, Émigré, Barricade, il ne sait avancer qu’à l’aide d’un développement mélodramatique qui est autre chose, un sujet dans un sujet. Dans les trois drames cités, il n’a pas su faire une action de l’idée, elle est exprimée accessoirement, par tirades. Le sujet du Divorce c’est le roman du jeune homme et de l’étudiante, l’action est là. Dans l’Émigré également, le roman de la génération suivante, le feuilletonesque intendant voleur et l’incroyable bévue de l’autre père, qui annule problème et idée. La Barricade. Pataud l’a dit : c’est une histoire de femmes. Il y a là une si constante maladresse dans cette destruction de l’idée par une clause facultative et, pis encore, dans un dénouement accidentel — la mort du premier mari dans le Divorce — qu’elle en devient inintelligence, à tout le moins inintelligence littéraire. Mais si Bourget traitait vraiment les sujets qu’il annonce, s’il allait jusqu’à la mise en action de l’idée, il serait Ibsen ou Curel.

On a tellement parlé de ma sensibilité cet hiver, ou plutôt, suivant ces messieurs de 50 ans, — de mon insensibilité — que j’éprouve le besoin d’écrire ici ce que je ne puis tout de même pas dire dans une préface. Mais d’abord, qu’il soit bien entendu que je ne discute même pas la froideur des Affranchis, les jeunes gens ont fait justice de cet incroyable cliché. Le jour où je trouverai, chez un de mes confrères, un degré égal de passion âpre et contenue, je déclare que j’en tomberai amoureuse, fût-il le mari d’une Marthe Alquier et le moins nietzschéen des hommes.

Maintenant, voici ce que j’ai à dire de moi-même… Rémy de Gourmont a raison « l’expérience sentimentale » au sens où il l’entend est nulle chez moi.

Je vais avoir 36 ans, l’âge de Mlle de Lespinasse, mais trouverai-je demain son aventure ? J’ai le sentiment absolument net que mes critiques et moi en serions pour nos frais, qu’il n’y aurait rien de changé de part et d’autre. Une vie humaine, quoi que vous en fassiez, une vie réelle et matérielle est trop peu de chose pour alimenter un talent. Si l’aventure exacte vous est nécessaire, laissez toute espérance. Les souvenirs sont le lit de Procuste de toute invention, et pour moi, observer c’est inventer, sans cela l’observation d’un homme de génie, ne dépasserait pas celle d’un autre.

J’ajouterai que je me crois beaucoup plus avancée sentimentalement que des femmes à qui j’ai vu traverser les phases connues du mariage et de l’aventure. Il n’y a dans la vie que ce qu’on y met, ce qu’on apporte. Si je rencontrais demain la belle occasion sentimentale je ne regretterais pas les années perdues, je ne me dirais pas qu’elle arrive trop tard. Je penserais aux livres de la Sybille. Il y a 15 ans, il y a 10 ans, il y a 5 ans même, je n’aurais pas trouvé en elle ce que j’y trouverais demain. Je ne crois pas du tout à la jeunesse, on ne devient sincère, on ne devient soi qu’après 30 ans.

Eh bien, en toute sincérité, et pour les aveux d’outre-tombe, quelle est cette sensibilité, telle que ma vie, ma vie à moi, si différente, a pu la travailler depuis 20 ans ?

D’abord un grand dégoût de ce qui ne compte pas et quelque chose d’infaillible et de tranchant dans l’art de le discerner, car ce qui ne compte pas se paie d’un farouche ennui. Or, en dépit de tout ce que je suis, mon journal en fait foi, je n’ai jamais cessé d’avouer que je m’ennuyais. C’est pourquoi je ne prise guère les gens qui ne s’ennuient jamais, car je sais bien que si j’étais à leur place… C’est pourquoi aussi « mes succès » ne peuvent pas grand’chose pour mon bonheur actuel et ne me distraient presque pas. J’ai dit de suite « cela ne se sent pas » et pour en arriver à ceci, que le mot de Mme Swetchine est admirable : « C’est par l’esprit qu’on s’amuse, mais c’est par le cœur qu’on ne s’ennuie pas ». — N’allez pas conclure que je donnerais mon talent pour une vie normale « pour être aimée ». Si j’ai mon talent, c’est par exigence amoureuse, il est la mesure de ce que je valais en amour. Et j’ai besoin de lui, et je ne me passerai pas de lui à cause de ces droits nouveaux qu’il me confère, que je me suis tant cherchés, auxquels j’ai senti, à dix ans, que je donnerais ma vie, quand je les demandais à la sainteté : les droits au plus grand amour possible.

Encore un article à la Dépêche de Toulouse, et le débat d’idées qui n’est pas le conflit des cœurs, et mon style polaire, etc. Qu’un homme intelligent peut donc être bête ! D’ailleurs je ne sais pas si celui-là est intelligent.

Personne plus que moi n’est payé pour trouver la vie inconsolable sans le cœur, personne n’est capable de moins ressentir les satisfactions cérébrales. La gloire m’ennuie, j’ai transposé mon jansénisme, tout mon mépris « du monde », je n’en ai rien perdu, et je sais toujours ce qui est « la Voie, la Vérité, la Vie » et ce qui ne l’est pas. Seulement, seulement, comment exprimer son cœur, si ce n’est avec ce qu’il a de plus magnifique dans le cerveau ? Oh ! la conception viscérale thoracique du sentiment !

Comme je l’écris dans cet avant-propos si incomplet, hélas ! « Le cerveau est physiologiquement le vrai cœur de tous les sentiments humains ». Le cœur, mais c’est une intelligence spéciale. Dieu me préserve de l’amour des imbéciles ! L’amour est l’art de jouir des êtres, il est fait d’attention et de pénétration bien plus que le dévouement dont il n’a aucun besoin, car aimer, c’est prendre et se laisser prendre aussi, mais il n’y a rien de dévoué à cela : l’amour n’est pas une vertu, il est le bonheur.

N’est-ce pas étrange et merveilleux, chez l’être si personnel que nous sommes, ce besoin d’une autre personnalité ? Comment des hommes ont-ils inventé cela ? La sociabilité a plus de part que de désir à l’invention de l’amour. Elle est plus étonnante, car plus gratuite. Peut-être est-ce pour cela que j’admire plus le mariage que l’amour. La sociabilité… « il est donc vrai que nous ne jouissons que des hommes, le reste n’est rien. »

La vie commune, c’est ce qui impressionne le plus la solitaire que je suis, les retours quotidiens l’un à l’autre… Il faut n’avoir pas la moindre imagination d’une âme pour ne pas sentir que les vrais liens sont là, et non dans je ne sais quelle exaltation banalisée par les livres qui doit ressembler si vite à l’ennui des dimanches et jours de fêtes.

Parce qu’il est disgrâcié, je suis portée à lui croire des sentiments profonds. C’est une illusion romantique et morale, et cela s’appelle : juger sur les apparences.

On me demande de la simplicité. Les originalités profondes sont prises d’abord pour de la complication, les hommes sont si paresseux dès qu’on les emmène là où ils n’ont pas l’habitude de se promener. La simplicité appelle un chat un chat et un ornithorinque un ornithorinque. Toute justesse est simple. Ce sont les précis Pascal et Barrès qui sont simples, et les prolixes Montaigne et Bourget qui ne le sont pas, mais le peuple, qui n’est pas simple, entend peser les lois de la simplicité.


5 juin 1911.

Écrire pour pleurer et pour sangloter à quoi bon ? Rien n’est plus mauvais et qu’est-ce que cela m’apprendrait ? C’est mon état normal. On ne pleure que devant quelqu’un, mais avoir en dedans, toujours, le frisson des larmes…

Jamais un de mes confrères n’a été si absent de sa vie d’écrivain, si étranger, si fermé à ses joies, à ses attentes. Que me fait un moment après lequel je retomberai ? Ce qui importe, c’est le quotidien, le continu, ne pas s’ennuyer à table, ne pas sortir seule pendant 15 ans, avoir des amis autour de soi, dans une maison à soi, pouvoir rire et causer à toute heure du jour avec des gens de même culture, dont les regards vous répondent, la maison gaie, intime, intelligente, notre maison de Brest autrefois.


Paris, 4 novembre 1911.

Je passe mes journées chez les fournisseurs et dans les magasins et, bien que j’aime les jolies choses et pense que, là comme ailleurs il faut chercher la perfection, je retrouve chaque soir le scrupule et le dégoût de cette vie, comme au temps où j’étais fille de sainte Thérèse.

Comme il faut se défendre pour être à soi, à la vraie vie qu’on aime et qui venge de la mort, tout se passe en apprêts, en intervalles, en vides… Les arbres de l’avenue du Bois, retrouvés à la sortie du métropolitain, les nobles arbres sous le ciel du soir, me sont un autre remords. Ne regarder ni le jour ni la nuit, cela non plus n’est pas vivre. Et puis encore, bien que je ne sois guère tolstoïenne, le mal au cœur de tant acheter, quand on pense à ceux qui n’achètent pas. Je voudrais être assez riche pour dépenser énormément pour ma toilette et donner exactement la même somme aux pauvres.


10 novembre.

Nos abstentions sont une grande part de nous-mêmes. Tout ce que nous ne sommes pas, tout ce que nous faisons et ne disons pas, doit compter bien plus peut-être en ce monde où nous avons si peu de temps d’être, de dire et de faire, et ce qui me sépare de Nietzsche que j’aimerais tant, est tout ce qu’il n’a pas su ne pas dire. Une seule fois, ne pas s’être abstenu là où il le fallait, une seule faute de goût, de tact et d’éducation anéantit en toute légitimité les impressions données en sens inverse. L’élégance d’une femme se mesure quand elle ne fait pas de toilette, son éducation quand elle parle à ses enfants et à ses domestiques, la qualité d’un écrivain à ce qu’il n’a jamais écrit. J’admire l’écrivain dont les moyennes me plaisent et ne m’ennuient pas. Les Français seuls ont des moyennes — quelques-uns d’entre eux ! — Les Russes et les Anglais ne valent que dans leurs grands moments.

Ce que j’apprécie en Blum et en Barrès, c’est leur tournure habituelle.

Dans le même homme il y a vingt possibilités d’amours et de bonheurs différents. C’est à la femme à choisir, à être attentive aux conditions du pacte. Il faut que ce qu’elle aura, la femme le préfère, et l’homme aussi le préfère.

Il est moins nécessaire à l’amour d’être la seule que d’être la première, et la première même après. Soyez irremplaçable, et laissez-vous remplacer.

Ce n’est évidemment pas une formule de bonheur, de bonheur constant, mais la femme est-elle plus faite que l’homme pour le bonheur immuablement continué ? Quand on a eu sa vie longtemps ouverte sur l’avenir et les possibles, quand on a demandé à sa solitude plus d’ardeur et d’élan que les hommes n’en mettent à leurs passions, la plus belle amitié conjugale ne peut-elle pas apparaître un jour comme un relâchement… La vie est une chose trop unique pour ne pas tout remettre en question. Il y a peut-être d’autres vies de femmes que celles qu’on a connues. Entre les libertines et les niaises amoureuses, il pourrait y avoir autre chose. Certaines femmes ruinent les hommes de leur argent, d’autres pourraient ruiner les meilleurs d’entre eux du bonheur qu’ils peuvent détenir. Quelque chose comme la monnaie de Turenne. La plupart des femmes intelligentes — je ne pense pas aux femmes de lettres — ont vécu de cette manière.

Il n’est pas indispensable que ces hommes ruinés aient été des amants.