Journal de Marie Lenéru/Année 1896

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G. Crès et Cie (p. 11-16).
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ANNÉE 1896

Brest, 25 février 1896.

Je ne veux pas moins souffrir, je n’ai aucune raison d’être moins malheureuse. Je ne veux me sentir apaisée que par des succès, je ne veux pas m’habituer à la tristesse comme si j’étais née pour cela.

Je me résignerai le jour où j’aurai compris. Je me résignerai sans récriminations, sans regrets, sans mélancolie, avant cela pas de repos. Je n’accepterai jamais un mal sous prétexte que je ne peux pas l’empêcher. J’aime mieux continuer à remuer exprès tout le noir de la terre.

Ce n’est pas au malheur qu’il faut se résigner, afin de ne plus souffrir, il ne faut pas s’anesthésier, ne pas souffrir comme on dort, mais comme on marche et comme on mange.

Jeudi 4 juin.

J’ai eu vingt et un ans avant-hier et, bien que je n’y aie pas beaucoup d’entrain, je tiens à écrire cette date sur mon cahier et à faire un peu le bilan de ma situation présente.

Le comte de Maistre prétend qu’on n’a pas le droit de réclamer quand, en examinant ce qui vous reste, on peut répondre : Moi.

Mon âge m’étonne toujours, et quand je me persuade bien que j’ai vingt et un ans, l’impression est : Dieu merci, je n’en suis que là !

C’est que j’ai passé par de tels tourbillons que je ne sais plus au juste ce qu’il y a derrière. Oui, j ai passé à travers un blanck. Je désespère d’arriver à définir cet éloignement de la vie. Physiquement, j’existe certainement plus pour les autres que pour moi. Ils me voient et m’entendent. C’est le plus horrible et c’est ce qui m’est arrivé à moi la petite fille si intacte, si curieuse et si à l’abri quand on parlait de ces phénomènes, les aveugles, les sourds, les muets. C’est le procédé de la mort : la séparation.

L’isolement m’a conduite à la réflexion, la réflexion au doute, le doute à un besoin de Dieu plus sincère et plus intelligent.

J’ai l’âme religieuse. Je me désintéresse de tout ce qui est mortel en moi, sans un raccourci d’effort. Je suis dégoûtée de ceux qui ne vivent pas leur vie éternelle. La religion est ce qu’il y a de plus fort. Dès ce monde, elle fait de nous des immortels. La mort qui ne tue pas, n’est plus qu’un pont dans l’espace, un mouvement de la vie que rien n’interrompt.

J’ai réfléchi trop tôt sur la vie normale ; elle me serait impossible, et je n’ai pas un regret pour la prédestination qui m’a captée, ne m’a pas laissée engager dans la voie commune.

Si Dieu m’accorde ce que je lui demande, je n’aurai pas un regret pour ce qui est passé.


Brutul, 17 juin.

Épargnez-moi, mon Dieu, quand je paraîtrai devant vous et que je vous comprendrai enfin, de sentir que je n’ai pas fait tout ce que je pouvais pour vous.

J’ai réglé comme j’ai pu l’emploi de mon temps, car il me faut des subterfuges pour me rendre les journées possibles : je me réveille tous les jours plus découragée. Je n’y fais pas trop attention, mais en regardant en arrière, je vois bien qu’il y a du chemin de fait. Chaque jour emporte sa parcelle d’espérance et cela doit être ainsi. Rien d’imaginaire dans mon cas.

Je pourrai être triste jusqu’à la mort, mais je ne serai jamais pessimiste. Les malheurs ne seraient pas si sensibles, si ce qu’ils suppriment ne valait rien.

Les misères de ce monde révèlent Dieu plus qu’elles ne le nient. Est-ce que la nature aurait cette justesse de visée, cette volonté d’intention, cette suite dans les idées ? Oui, on peut dire tout cela… oratoirement.


15 août.

Oh ! mes idées de morale aussi sont indépendantes, ce n’est pas la charité qui se charge de nous développer le sens critique…

Indépendant ? Il nous faut le courage de l’être puisqu’on nous veut sincère.

Vouloir tout ce qu’on fait, savoir tout ce qu’on veut. Mais les indépendants dégoûtent de l’indépendance. Je suis trop intelligente pour être jamais « une révoltée ». Ah ! ces consciences romantiques, séduites par l’étiquette et fières de « se révolter » avec une banalité écœurante.


Brest, 4 novembre 1896.

« Ne désire rien pour toi-même, ne cherche rien, ne te trouble pas et n’envie rien à personne. L’avenir doit te rester inconnu, mais il faut que cet avenir te trouve prêt à tout. »

« On s’imagine presque toujours que tout est perdu quand on est jeté hors du chemin battu ; c’est seulement alors qu’apparaissent le vrai et le bon. Tant que dure la vie, le bonheur existe. » (La Guerre et la Paix.)

Où j’en suis ? Deux voies : découragement et scepticisme absolus, — foi et vocation passionnée pour tout ce qui arrive. « Personne ne me prend ma vie, je la donne librement. » Avancée assez loin sur la première voie, elle m’a assez ôté et n’a plus je crois rien à m’apprendre. Après tout je veux vivre, trouver au moins un spécieux prétexte à une activité nécessaire.

Voici mes intentions :

Pouvoir me rendre cette justice que je n’ai pas négligé le moindre lumignon dans mes ténèbres.

« Mettre de la sincérité dans mon âme » si nécessaire et si difficile que, pour arriver à ce grand calme, je dois « faire abstraction » de la vie.

Décider que l’existence n’a pas commencé pour moi, libérale part du feu. Je suis dans un lieu indéterminé de l’espace où le temps n’est mesuré qu’au mouvement de la pensée, de la vie intérieure qui s’accroît exactement de ce qu’elle dépense. Cette situation durera autant que j’en aurai besoin pour prendre une décision morale. Alors facta exit lux et la terre commencera.

Donc, une résignation provisoire.

D’ailleurs loin d’être un vain mot, car si le chemin mental que je vais parcourir ne s’ouvre qu’au prix où je l’achète, je déclare que j’ai choisi.

Considérer comme insignifiant tout ce qui est inévitable. Mettre toute la distance possible entre ce qui arrive et moi.

Je suis morte et j’assiste au revoir des choses après des siècles de tombeau.


Samedi 28 novembre.

Porter tout son être à son plus haut degré de perfection, et faire l’expérience en soi de ce que la volonté humaine peut obtenir. Pourquoi laisse-t-on ce programme aux Saints ?

Mon seul frein sera une extrême attention à me développer également dans tous les sens.

Il y a des saints, des philosophes, des lettrés, des savants, des mondains, des artistes. Dans la vie je ne choisis pas, j’ai besoin de toutes ses ressources. J’expérimenterai tout et veux même bien, et désire même, avoir fait ou faire encore des expériences désagréables, pourvu que je ne sois pas trop retenue dans la même.

Si le moment vient de rompre l’équilibre, ce sera en connaissance de cause.