Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Première partie/Chapitre X

La bibliothèque libre.
◄   Chapitre IX Chapitre XI   ►

Je saisis la lettre et me précipitai dans la chambre que je partageais avec mes deux sœurs. Voici quelle en était la teneur :
« Sophie Andréevna, la situation devient pour moi insupportable. Voilà trois semaines que je me dis : aujourd’hui, je dirai tout et je sors de chez vous avec la même angoisse, le même regret, la même terreur, la même félicité dans l’âme. Chaque nuit, comme en ce moment, je me torture en me remémorant le passé et je me demande : pourquoi n’ai-je point parlé ? Mais comment aurais-je parlé et qu’aurais-je dit ? Je prends sur moi cette lettre afin de vous la remettre au cas où, de nouveau, le courage me manquerait de vous tout avouer. Votre famille croit à tort que je suis amoureux de votre sœur Lise. Ce n’est pas vrai. Votre nouvelle a pris racines dans ma tête car en la lisant, j’ai acquis la conviction que, moi, Doublitzki, je n’avais pas le droit de rêver d’un tel bonheur, j’ai compris que vos remarquables et poétiques exigences envers l’amour… que je n’envie et n’envierai pas celui que vous aimerez, mais devrai bien plutôt me réjouir en vous regardant tous deux comme des enfants. A Ivitzi, j’ai écrit : Votre jeunesse, et précisément la vôtre, me fait cruellement sentir ma vieillesse. Mais alors je mentais comme je mens aujourd’hui devant moi-même. A ce moment encore, j’aurais pu m’arracher à tout cela, retourner à mon travail solitaire et tirer plaisir de l’activité. Maintenant, je ne puis plus rien. Je sens que j’ai tout embrouillé dans votre famille et que ces relations simples, auxquelles j’attachais tant de prix, ces relations dans lesquelles vous étiez pour moi un ami et un honnête homme, je les ai perdues à jamais et par ma propre faute. Je ne peux pas m’en aller et je n’ose pas rester. Vous qui êtes un honnête homme, dites-moi, la main sur le cœur, sans vous hâter — au nom de Dieu, ne vous hâtez pas ! — dites-moi ce que je dois faire. Tu seras puni par ce dont tu t’es raillé. Je serais mort de rire si l’on m’avait dit, il y a un mois, qu’il était possible de souffrir comme je souffre et en même temps d’être heureux de cette souffrance. Dites-moi, en honnête homme, voulez-vous être ma femme ? Seulement, si vous le pouvez du fond du cœur, alors dites-moi : oui. Si vous ne le pouvez pas, si vous avez l’ombre d’un doute, alors mieux vaut me dire : non. Pour l’amour de Dieu, interrogez-vous bien ! Si vous dites non, ce sera terrible pour moi, mais je l’ai prévu et trouverai en moi-même la force de le supporter. Si, étant votre mari, je n’étais pas aimé autant que j’aime, moi, ce serait affreux ! »
Je ne lus pas cette lettre jusqu’au bout, mais ne fis que la parcourir jusqu’aux mots : « Voulez-vous être ma femme ? » J’allais porter ma réponse à Léon Nikolaïévitch lorsque, sur le seuil de la porte, je croisai ma sœur Lise qui me demanda ce qui venait d’arriver. « Le comte m’a fait la proposition1. » lui répondis-je brièvement. Sur ces entrefaites, ma mère arriva et comprit tout sur-le-champ. D’un geste décidé, elle me prit par les épaules, m’entraîna vers la porte et me dit :
— Va lui donner ta réponse.
Avec une vitesse vertigineuse, comme si j’avais des ailes, je m’élançai dans la chambre de ma mère où Léon Nikolaïévitch, appuyé contre le mur dans un angle de la pièce, m’attendait. Je m’avançai vers lui. Il me prit les deux mains :
— Eh bien ? me demanda-t-il.
— Oui, naturellement, répondis-je.
Quelques instants plus tard, toute la maison était au courant de l’événement et c’était à qui nous féliciterait.


1. En français dans le texte.


◄   Chapitre IX Chapitre XI   ►