Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Première partie/Chapitre XI

La bibliothèque libre.
Chapitre XI
Jours de fête. Fiancée.

◄   Chapitre X Chapitre XII   ►

Le lendemain 17 septembre était le jour de fête de ma mère, Lioubov Alexandrovna et le mien. Tous nos parents, amis et connaissances moscovites vinrent nous offrir leurs souhaits et nous leur annonçâmes mes fiancailles. En apprenant que c’était moi et non ma sœur aînée qui devais épouser Léon Nikolaïévitch, le vieux professeur d’université qui nous donnait à toutes deux des leçons de français s’exclama naïvement :
— C’est dommage que cela ne fût pas Mlle Lise, elle a si bien étudié1. »
La petite Katia Obolienskaïa se jeta dans mes bras et dans une étreinte :
— Comme je suis heureuse que vous épousiez un homme si bon et un écrivain !
Je ne restai fiancée qu’une semaine, du 16 au 23 septembre. On me conduisit dans les magasins où j’essayai avec indifférences des robes, du linge, des chapeaux. Léon Nikolaïévitch venait chez nous chaque jour. Il m’apporta son journal. Comme je fus bouleversée par ces pages que, par excès de conscience, il avait voulu me donner à lire avant notre mariage ! Inutile sincérité. Je pleurai beaucoup en jetant un coup d’œil sur sa vie passée.
Un soir que maman, accompagnée de mes sœurs, était allée voir le célèbre artiste dramatique Olridje, dans le rôle d’Othello, elle nous envoya la voiture afin que nous l’allions rejoindre. Je me rappelle le sentiment que j’éprouvais. J’avais un peu peur de Léon Nikolaïévitch et craignais qu’il ne fût bien vite désenchanté par une jeune fille aussi sotte et aussi insignifiante que moi. Nous gardâmes le silence presque tout le long du chemin.
Un fois qu’il vint nous voir pendant la journée, il me trouva assise près de la fenêtre avec mon amie Olga Z… qui pleurait amèrement. Léon Nikolaïévitch ne put dissimuler sa surprise :
— C’est comme si vous l’enterrier ! dit-il.
— Vous l’emmènerez et elle sera perdue pour nous. Tout est fini ! s’exclama-t-elle en français, impuissante à retenir ses larmes.
Cette semaine passa comme un rêve pénible. Pour beaucoup, mon mariage était une cause de chagrin et Leon Nikolaïévitch en hâtait l’événement d’étrange façon. Si ma mère objectait qu’il fallait le temps de confectionner, non tout mon trousseau, mais au moins les objets les plus indispensables, Léon Nikolaïévitch répliquait :
— Mais elle est habillée et même fort élégamment !
On me cousit en toute diligence quelques vêtements, ma toilette de mariée, et la cérémonie qui devait être célébrée à l’église du palais impérial fut fixée au 23 septembre à sept heures du soir. Nous nous dépêchâmes de tout préparer. Les soucis ne manquaient pas à Léon Nikolaïévitch. Il acheta une ravissante « dormeuse », fit faire la photographie de tous les membres de ma famille et m’offrit une broche ornée d’un brillant. Je fis enchâsser mon portrait dans un bracelet en or que mon père m’avait donné. Léon Nikolaïévitch eut beaucoup d’ennuis avec un certain Stellovski à qui il avait vendu ses œuvres. Mais les cadeaux et l’élégance me laissaient assez froide, ce n’était pas là ce qui m’intéressait. J’étais absorbée par mon amour et par la peur de perdre celui de Léon Nikolaïévitch. Cette peur obséda mon âme toute ma vie. Pourtant nous avons conservé cet amour pendant les quarante-huit ans que dura notre vie conjugale.
En parlant avec moi de l’avenir, Léon Nikolaïévitch me demanda ce que je voulais faire après notre mariage : rester à Moscou, auprès de mes parents, partir pour l’étranger ou aller directement à Iasnaïa Poliana ? J’optai pour Iasnaïa Poliana, afin de commencer sans retard la vie sérieuse, la vie de famille. Léon Nikolaïévitch fut heureux de mon choix.


1. En français dans le texte.


◄   Chapitre X Chapitre XII   ►