Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Première partie/Chapitre XII

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Le 23 septembre arriva. C’était la date que nous avions choisie pour notre mariage. Ce jour-là, Léon Nikolaïévitch ne vint que pour une minute et en courant. Il s’assit à côté de moi sur les malles déjà bouclées et se mit à me tourmenter en me posant mille questions et en exprimant des doutes touchant l’amour que j’avais pour lui. J’eus même l’impression qu’il aurait voulu s’enfuir, qu’il avait peur du mariage et je fondis en larmes. Ma mère vint auprès de nous et accabla Léon Nikolaïévitch de reproches : « Le moment est bien choisi pour la tourmenter ! C’est aujourd’hui le mariage, la journée est déjà assez lourde. Ensuite toute la route à parcourir et la voilà toute en pleurs ! » Léon Nikolaïévitch, qui semblait éprouver quelques remords, ne tarda pas à nous quitter. Il alla dîner chez Vasilii Stépanovitch et Praskovie Féodorovna Perfiliev qui lui donnèrent leur bénédiction et lui tinrent lieu de père et de mère à la cérémonie. Léon Nikolaïévitch pria Timiriasev d’être son garçon d’honneur et Serge Nikolaïévitch, le frère de mon fiancé, partit pour Iasnaïa Poliana afin de tout préparer et d’être là pour nous recevoir.
Du côté de Léon Nikolaïévitch, il y eut encore sa tante Pélagie Ilinitchna Iouchkov qui vint assister à son mariage. Elle et mon petit frère Volodia, qui portait l’icone, prirent place à côté de moi dans la voiture.
A six heures, mes sœurs et mes amies se mirent en devoir de m’habiller. J’avais insisté pour qu’on ne fît pas venir de coiffeur et me coiffai moi-même. Les jeunes filles fixèrent sur ma tête un long voile de tulle et des fleurs. Ma robe en tulle aussi, — comme le voulait alors la mode, — était très décolletée et avait des manches courtes. Mes vêtements étaient si ténus, si vaporeux qu’il me semblait être enveloppée d’un nuage. Mes épaules étroites et mes bras osseux de jeune fille non encore parvenue au terme de son développement avaient bien triste aspect. Enfin me voilà prête. Nous attendons que le garçon d’honneur vienne m’avertir que mon fiancé est à l’église. Une heure se passe, davantage même… Personne… L’idée qu’il s’est enfui me traverse l’esprit. Il était si bizarre ce matin ! Au lieu du garçon d’honneur, voici venir le valet de Léon Nikolaïévitch. Au comble de l’inquiétude et de l’agitation, il demande qu’on ouvre immédiatement les malles pour en retirer une chemise. En préparant les bagages de Léon Nikolaïévitch, on avait oublié de lui laisser une chemise propre. Il avait envoyé son domestique en acheter une, mais c’était dimanche et tous les magasins étaient fermés. Bien du temps s’écoula encore avant que le linge fût porté à Léon Nikolaïévitch, qu’il fût habillé et put se rendre à l’église. Enfin voici le garçon d’honneur qui vient m’annoncer que mon fiancé m’attend. Ce fut le signal des adieux et des pleurs.
— Qu’allons-nous devenir sans notre petite comtesse ? répétait niania. Elle m’appelait ainsi depuis ma plus tendre enfance sans doute parce que je portais le même prénom que mon aïeule Sophie Pétrovna Zavadovskaïa.
— Je vais mourir de chagrin sans toi, pleurait ma sœur Tania.
Mon petit frère Pétia me regardait avec désespoir de ses grands yeux foncés. Ma mère m’évitait et tâchait de s’absorber dans ces multiples besognes que comporte la préparation d’un mariage. Tout le monde était triste à la pensée de l’imminente séparation.
Mon père était malade, j’allai dans son bureau lui faire mes adieux. Je le trouvai ému et attendri. On prépara le pain et le sel. Ma mère prit dans ses mains l’icone de sainte Sophie martyre. Son frère, oncle Mikhaïl Aleksandrovitch Isléniev, et elle me donnèrent leur bénédiction.
En observant un solennel silence, nous nous rendîmes à l’église du palais impérial qui se trouvait à deux pas de chez nous. Je pleurai tout le long du chemin. Le jardin d’hiver et l’église de la Nativité étaient magnifiquement illuminés. Léon Nikolaïévitch vint à ma rencontre, me prit par la main et me conduisit jusque sur le seuil de l’église où un prêtre nous attendait. Celui-ci prit nos mains dans les siennes et nous mena au pied de l’autel. L’office fut célébré par deux prêtres, les chœurs de la cour chantèrent. Tout fut élégant, solennel, pompeux. Les invités étaient déjà à l’église que remplissaient des étrangers et les personnes attachées au palais. Dans le public circulaient des remarques sur mon extrême jeunesse et mes yeux rougis par les larmes.
Léon Nikolaïévitch a magnifiquement décrit la cérémonie de notre mariage dans son roman Anna Karénine lorsqu’il nous fait assister aux noces de Lévine et de Kitty. Il a dépeint en artiste et sous des couleurs éclatantes le côté extérieur de la cérémonie et analysé l’état d’âme de Lévine. Quant à moi, j’avais eu ces jours-là tant d’émotions qu’au pied de l’autel je n’éprouvai et ne sentis plus rien. Il me semblait que s’accomplissait un événement aussi fatal, aussi inévitable que tous les phénomènes de la nature, que toutes choses arrivent ainsi qu’elles doivent arriver et qu’il n’y avait plus à délibérer.
J’avais pour garçons d’honneur mon frère Sacha et son ancien camarade du corps des cadets P…, alors officier de la garde.
Lorsque la cérémonie fut terminée, on vint nous féliciter. Léon Nikolaïévitch prit place à côté de moi dans la voiture, et, à deux, nous regagnâmes la maison. Il était tendre et heureux à n’en pas douter… Chez nous, au Kremlin, on avait préparé tout ce qu’on a coutume de préparer pour des noces : du champagne, des fruits, des friandises, etc… Nos invités n’étaient pas nombreux, seulement nos parents et nos amis les plus intimes.
On m’ôta ma robe de mariée pour la remplacer par des vêtements de voyage. Notre vieille femme de chambre, Varvara, que le docteur Anke, un ami de mon père, avait en plaisantant surnommée l’ « huître » et qui partait avec moi, se mettait en quatre pour aider le valet de Léon Nikolaïévitch à emballer tous les effets qui nous étaient nécessaires.

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