Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Tome II/Première partie/Chapitre I

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25 janvier 1891.


Levée de bonne heure ; le rhume, je suis souffrante. Arrivée à Toula par un temps clair et doux. Non loin du pont, rencontré Liovotchka qui revenait déjà de promenade ; son expression était sereine, radieuse. Partout, toujours, j’aime à l’apercevoir, surtout lorsque je ne m’y attends pas. — A Toula, réglé quelques affaires : touché l’argent provenant de la vente du bois ; discuté avec le prêtre d’Ovsiannikovo au sujet du partage. J’ai cédé sur la plupart des points et nous sommes presque arrivés à un accord. Je suis allée voir les Raievskii, les Sverbéiev et les Zinoviev chez qui j’ai rencontré Arséniev, maréchal de la noblesse du département. Depuis l’année dernière, je remarque que l’on commence à me traiter en vieille femme. Bien que je n’y sois pas accoutumée, cela ne me fait que peu de peine. Nous sommes si habitués à sentir qu’il dépend de nous de susciter en autrui sympathie et admiration. Ce que j’attends des gens, maintenant, c’est plutôt de l’amitié et du respect.
Ce soir, en corrigeant les épreuves de la Sonate à Kreutzer, j’ai pensé que la femme, dans sa jeunesse, aime avec son cœur et se donne volontiers à l’être élu, parce qu’elle voit quelle joie c’est pour lui. Lorsque, dans son âge mûr, elle jette un coup d’œil en arrière, la femme comprend soudain que l’homme ne l’a aimée que lorsqu’il avait besoin d’elle et se souvient que dès qu’il était satisfait, il cessait d’être tendre pour devenir hargneux et prendre un ton rude et sévère.
Alors, la femme, qui longtemps a fermé les yeux sur toutes ces choses, commence à éprouver elle-même des désirs sensuels. C’en est fait de l’amour qui vient du cœur, de l’amour sentiment. Comme l’homme, la femme devient périodiquement sensuelle, passionnée et exige que son mari la satisfasse. Malheur à elle, si, à ce moment, son mari a cessé de l’aimer et malheur à lui, s’il n’est pas en mesure de satisfaire les exigences de sa femme. — De là tous ces vilains drames de famille et tout ces divorces si inattendus dans un âge avancé. Le bonheur se subsiste que là où l’âme et la volonté triomphent du corps et des passions. — La Sonate à Kreutzer est inexacte en tout ce qui concerne la femme dans sa jeunesse. La femme jeune, surtout celle qui met au monde des enfants et les nourrit, ignore ces passions sensuelles. D’ailleurs, elle n’est femme qu’une fois tous les deux ans. C’est seulement vers la trentaine que la passion s’éveille.
Rentrée de Toula à 6 heures et dîné seule. Liovotchka était venu au-devant de moi, mais, à mon vif regret, nous ne nous sommes pas rencontrés. Il se montre plus tendre envers moi ces derniers temps et volontiers je m’abandonnerais encore à mes anciennes illusions. Mais comment ne pas songer que cela provient toujours de la même cause : dès qu’il se porte mieux, voilà que se réveille en lui le coutumier désir.
Toute la soirée, je me suis évertuée à corriger les épreuves de la Sonate à Kreutzer et de la postface ; puis j’ai fait des comptes, dressé une liste de tout ce que j’aurai à faire à Moscou : achats de graines et de diverses autres choses, des commissions.

26 janvier 1891.


Levée à 10 heures Vanitchka est venu dans ma chambre. Dès qu’on l’eut habillé, on l’a mené promener. Achevé la correction des épreuves relues hier ; consulté encore une fois le catalogue des graines, noté divers articles. J’ai donné une leçon de musique à Andrioucha et à Micha. Andrioucha est terriblement entêté et désagréable pendant les leçons ; il a pris maintenant un ton qu’il est très difficile de lui faire perdre. — Les enfants Sverbéiev, accompagnés de leur Anglaise, les deux Raievskii et Serge Berger sont venus nous voir. Après avoir organisé différents jeux, ils sont allés luger sur la colline. J’ai accompagné Ivan Aleksandrovitch qui me fait pitié, car, devant la souffrance, il est faible comme un enfant. — Je suis allée auprès de Liovotchka pour lire avec lui la lettre du vieux Gay. A cette occasion, j’ai dit à Léon Nikolaïévitch que, parmi ses disciples, ceux que je préférais étaient Nicolas Nikolaïévitch, le fils de vieux Gay et le prince Khilkov. J’ai ajouté que ces gens avaient une culture universitaire, de vieilles traditions, qu’en cela résidaient leur force, leur charme et leur valeur intime et que nous verrions ce que seraient leurs enfants. Liovotchka a répliqué aussitôt d’un ton hargneux et irrité ; la conversation a pris un tour désagréable. Je lui en ai fait doucement l’observation et me suis retirée non sans éprouver à son endroit quelque ressentiment. Si l’on savait combien il y a peu de douceur et de vraie bonté en lui et que de choses il fait, par principe, et non en suivant le mouvement de son cœur.
Toute la maisonnée est allée se coucher. Je vais en faire autant. Dieu me préserve cette nuit de ces songes coupables qui m’ont réveillée ce matin !

4 février 1891.


J’ai eu beaucoup à endurer tous ces derniers temps. La nuit du 27 au 28, je suis partie à Moscou pour affaires. Démarches peu intéressantes. Le premier jour, après avoir dîné chez les Mamonov, je suis allée au concert avec Ourousov, Tania et Liova1. Grjimali et Poznanskaïa ont joué la Sonate à Kreutzer, Poznanskaïa est restée au piano toute la soirée. C’était si fatigant et il faisait si chaud que je n’ai pas pu suivre la musique bien que je sentisse que les artistes jouaient très bien. Le lendemain matin, j’ai versé à la Banque de Moscou 7 600 roubles pour dégrever d’hypothèques la propriété de Grinievka et, simultanément, j’ai déposé à la Banque de la Noblesse une demande de crédits hypothécaires. Dîné chez Feth où j’ai trop parlé. Le pire, c’est que j’ai été assez sotte pour me plaindre que Liovotchka ne m’aimât pas assez. Le soir, trouvé à la maison Dounaïev qui m’a aidée à faire les comptes avec le commis. Au sujet de Dounaïev, oncle Kostia a fait cette remarque : « Celui [1] qui soupire après toi. » Cela a suffi pour me gâter à tout jamais Dounaïev bien qu’il ait une si grande simplicité et bonté d’âme. Kouzminskii et Macha sont arrivés mardi matin de Iasnaïa Poliana ; j’ai été heureuse d’avoir par eux des nouvelles de la maison. Nous avons passé trois heures à bavarder gaiement, et à rire. Nous avons déjeuné ensemble. Tania, Liova, Viéra Pétrovna et Lili Obolienskaïa étaient aussi de la partie. Dès qu’Ourousov nous eut rejoints, nous nous sommes rendus chez Chidlovski. Le mercredi, chez les Séviertzov, où j’ai rencontré oncle Kostia et les Néchtchérinov, nous avons parlé du mariage et de l’amour. Le jeudi, chez les Diakov, en compagnie de Lisa, de Varia et de Macha Kolokoltzeva, je me suis sentie très à l’aise, comme à la maison, l’atmosphère était des plus amicales. J’ai mené les affaires à bonne fin. Ce qui me préoccupe, ce ne sont ni les gens ni les affaires, mais bien mon fils Liova, l’état où il se trouve, sa vie morale si complexe, son pessimisme, ses essais littéraires. Il m’a lu une de ses œuvres, Montechristo, un conte très touchant, très émouvant, presque enfantin. Il a envoyé un autre conte à la Semaine où Gaïdebourov lui a promis de le faire paraître au cours du mois de mars. C’est un secret, Liova m’a priée de n’en parler à personne. Je suis heureuse à la pensée que, même au cas où je devrais survivre à Liovotchka, je ne serais pas privée de cette atmosphère intellectuelle et artistique dont j’ai été enveloppée toute ma vie et à laquelle je suis habituée. Grâce à mon fils, je continuerai à m’intéresser à tout ce qui a si heureusement comblé mon existence. En lui, j’aimerai et lui-même et son père et ma propre vie. Mais qu’adviendra-t-il ?
Encore une émotion ! En rentrant à la maison, j’ai trouvé Micha Stakhovitch qui, pour la première fois et de façon assez inattendue, m’a avoué que depuis des années, il soupirait après Tania : « J’ai longtemps tâché de mériter Tatiana Lvovna, mais elle ne m’a jamais donné aucun espoir2. » Et nous qui croyions qu’il songeait à Macha ! Le récit que j’ai fait à Tania de cet aveu l’a vivement troublée. Je serais heureuse qu’elle épousât Micha Stakhovitch. J’ai beaucoup d’affection pour lui et, parmi les jeunes gens que je connais, c’est lui qui me plaît le mieux. N’est-il pas tout naturel que je désire voir ma fille chérie épouser le jeune homme que je préfère ?
Nous avons été très gais ces jours derniers. Kern et sa femme sont venus, puis les jeunes Raievskii, Dounaïev et Almazov. Stakhovitch a été notre boute-en-train. Les enfants ont lugé dimanche et pendant ces deux jours de fête. Je suis allée voir la mère aveugle d’un de nos serviteurs. Je lui ai donné des nouvelles de son fils et ai été heureuse de lui faire ce plaisir.
Aujourd’hui, j’ai fait travailler les enfants. Andrioucha a été paresseux pendant mon absence et n’a pas su sa leçon. J’ai perdu patience et l’ai chassé. Mon Dieu ! que de peines et que de tourments il me cause ! Bien que Liovotchka ne soit pas très en forme, il s’est rendu aujourd’hui à cheval à Iasienki et, après dîner, il a joué du Chopin. Aucun jeu ne m’émeut autant que le sien ; il a beaucoup de sentiment et trouve toujours l’expression exacte. Il a confié à Tania qu’il méditait sur une œuvre artistique considérable et il a confirmé ce dire à Stakhovitch. Macha s’est décidée brusquement à aller à Pirogov, mais je ne l’ai pas laissée partir, car il fait froid, — 15 degrés et elle est enrouée. La nouvelle que Stakhovitch lui préfère Tania l’aurait-elle affligée ? On lui a tant de fois affirmé le contraire !
Tania est allée à Toula avec miss Lydia pour faire faire sa photographie. Micha Stakhovitch la lui a demandée et elle s’est hâtée d’aller au-devant de son désir. Elle est très émue… Encore une fois… à la grâce de Dieu !

6 février 1891.


Levée à 10 heures. Vu en songe mon petit Pétia, le fils que j’ai perdu. Macha le ramenait, je ne sais d’où, brisé et défait. Il est déjà grand, aussi grand que Micha à qui il ressemble. Nous nous sommes fait fête l’un à l’autre. Toute la journée, je l’ai vu, devant mes yeux, dans cette même demi-obscurité qui l’enveloppait lorsqu’il était malade. Passé tout le jour à tailler, à coudre, pour Andrioucha et Micha, des pantalons que j’ai terminés vers le soir. Liovotchka nous a lu Don Carlos de Schiller, je l’ai écouté en tricotant. Voici 11 heures. Liovotchka vient de partir à cheval pour Kozlovka chercher le courrier. Les fillettes sont allées se coucher. Elles sont toutes deux inquiètes, malheureuses même, depuis que Micha Stakhovitch a avoué ses sentiments pour Tania. Je lis la Physiologie de l’Amour moderne de Paul Bourget et, jusqu’à présent, je ne comprends pas ce dont il s’agit. D’ailleurs je ne fais que commencer, mais le livre ne me plaît pas.
Liovotchka est en admiration devant Vanitchka et joue avec lui. Ce soir, il a mis à tour de rôle Vanitchka et Sacha dans une corbeille vide dont il a rabattu le couvercle et, accompagné d’Andrioucha et de Micha, il les a promenés à travers les chambres. Les enfants le récréent, mais il ne s’occupe absolument pas d’eux.

7 février.


Tania est malade, elle a 39°,3, des douleurs dans les jambes, mal au dos et au ventre. Donné plusieurs leçons à Andrioucha et à Micha. Les maux de tête dont souffre constamment ce dernier m’inquiètent. Je suis sans nouvelle de mon fils Liova, ce qui me fait grand’ peine. Serait-il malade ? Reçu une lettre de Manitchka Stakhovitch, mais c’est de Micha que j’en attendais une. Hier et aujourd’hui, j’aurais voulu accompagner Liovotchka à Kozlovka, mais il s’y rend toujours à cheval, c’est à croire qu’il le fait exprès. Il est redevenu sec, affecté et désagréable. Hier soir, j’étais intérieurement si fâchée contre lui ! Il m’a empêchée de dormir jusqu’à 2 heures du matin. Il a commencé par rester en bas pour faire sa toilette qui a duré si longtemps que je craignais qu’il ne fût malade. Se laver est pour lui tout un événement ! Il m’a raconté que ses pieds sont couverts de crasse et que, sous les croûtes, se sont formées des plaies dont il commence à souffrir. J’en éprouve un tel dégoût ! [22]. Après, il s’est couché. Quand il n’a pas besoin de moi pour son plaisir, je ne suis pour lui qu’un objet encombrant. L’aversion que je ressens ces jours-ci pour le côté physique de la vie de mon mari m’est extrêmement pénible, mais je ne peux pas, je ne peux pas m’habituer, je ne m’habituerai jamais à la saleté et à la mauvaise odeur. [12]. Je m’efforce de ne voir en lui que le côté spirituel et j’y parviens lorsqu’il est bon.

9 février.


Hier soir, enfin, mon rêve s’est accompli : j’ai accompagné mon mari jusqu’à Kozlovka. Nous avons fait le trajet en traîneau par un beau clair de lune. Pas de lettres. Aucune nouvelle de Liova. Tania semble mieux aller bien qu’elle ait encore 38°,6. C’est mon charmant petit Vanitchka qui vient de tomber malade. Il a de la fièvre lui aussi. Du vent, — 1°. Aujourd’hui, je suis triste et paresseuse. Confectionné à Vania un costume de marin, donné des leçons de musique durant deux heures, lu la brochure de Békétov, le Régime alimentaire actuel et futur de l’homme. L’auteur prédit la généralisation du végétarisme ; peut-être a-t-il raison ? Vanitchka tousse, cela me fait mal de l’entendre.

Dimanche, 10 février.


Depuis le dîner jusqu’au dîner, Tania a gémi tant ses maux de tête étaient violents ; la température a remonté jusqu’à 38°,5. Vanitchka est brûlant, il avait ce matin 39°,3. Maladie étrange, indéfinissable ! Non que je sois très inquiète, mais mes malades me font peine. Je ne me porte pas très bien non plus et n’ai pas fermé l’œil de la nuit. [11]. Copié le journal que Liovotchka a écrit à Sébastopol, très intéressant. Tricoté en tenant compagnie à mes malades. — Interrogé Andrioucha. Voilà une semaine qu’il ne sait pas sa leçon. L’école3, organisée par Macha dans les dépendances de notre propre maison où fréquentent des gens de toute sorte, attire aussi mes enfants. Sacha y va également depuis que Tania est malade. Micha a une montre neuve dont il est enchanté. Seuls les enfants peuvent avoir de tels plaisirs. Je vois peu Liovotchka qui s’est remis à écrire sur la science et sur l’art. Il m’a montré aujourd’hui un article de l'Open Court où il est question de lui et où on lui reproche de ne pas conformer sa vie à ses principes sous prétexte que sa fortune est administrée par sa femme : « Nous savons quelle est en général l’attitude des hommes, et celle des Russes en particulier, à l’égard des femmes. Ce ne sont pas les femmes qui décident. » Cette phrase a été désagréable à Liovotchka, quant à moi, elle m’a laissée indifférente, je suis immunisée.

11 février 1891.


Andrioucha vient aussi de tomber malade. Vanitchka a passé une meilleure journée, mais cette nuit, il a eu de la fièvre. Annenkova est arrivée. Tania va beaucoup mieux. Lettre brève de Liova. Beaucoup copié aujourd’hui. Cette partie du journal de Liovotchka sur la guerre de Sébastopol est intéressante.
J’ai travaillé et donné des leçons aux enfants.

12 février 1891.


Les enfants ont été malades tout le jour : chacun avait quelque chose : Macha avait mal au ventre, Tania à l’estomac, Micha aux dents ; Vanitchka a une éruption, Andrioucha de la fièvre et des vomissements. Seule Sacha est gaie et bien portante. Continué à copier le manuscrit de Liovotchka. Dans la soirée, il a pris son journal et s’est mis à le lire. Voilà qu’il me répète qu’il lui est désagréable que je le recopie. A part moi, j’ai pensé : « Si tu as pu mener si mauvaise vie, tu peux bien supporter ce désagrément. » Pas plus tard qu’aujourd’hui, il a fait toute une histoire, prétendant que je lui faisais, sans m’en douter, beaucoup de mal et qu’il aurait voulu anéantir ces documents. Après m’avoir adressé de vifs reproches, il m’a demandé si cela me ferait plaisir qu’on me rappelât les mauvaises actions dont le souvenir me tourmente, etc., etc… J’ai répondu que cela avait beau lui faire du mal, que je n’avais pas pitié de lui, qu’il pouvait brûler son journal si l’envie l’en prenait, que je ne regretterais pas la peine que je m’étais donnée pour le recopier. J’ai ajouté que si nous mettions en regard le mal que je lui avais fait et celui qu’il m’avait fait — il m’a si profondément blessée aux yeux du monde entier par sa dernière nouvelle la Sonate à Kreutzer, — le compte serait difficile à solder. Ses armes sont plus fortes et plus sûres que les miennes. Alors que, devant le monde, il voudrait rester sur ce piédestal sur lequel il s’est hissé au prix de tant d’efforts, son journal de jeunesse le replonge dans cette fange où il a vécu jadis et cela l’irrite.
Comment, pourquoi voit-on un lien entre la Sonate à Kreutzer et notre vie conjugale ? Je n’en sais rien, mais c’est un fait. Chacun, à commencer par l’empereur, pour finir par le frère de Léon Nikolaïévitch, sans oublier son meilleur ami Diakov, tout le monde est unanime à me plaindre. D’ailleurs à quoi bon parler d’autrui, moi-même, j’ai senti, dans le fond de mon cœur, que cette nouvelle était dirigée contre moi, qu’elle me blessait profondément, m’avait ravalée aux yeux du monde entier et qu’elle avait anéanti tout ce que nous avions conservé d’amour l’un pour l’autre. Et cela sans avoir, au cours de toute ma vie conjugale, fait un seul geste, jeté un unique regard qui eussent pu me rendre coupable aux yeux de mon mari. Ai-je eu dans le fond de mon cœur la possibilité d’aimer un autre être — y a-t-il eu une lutte ? — C’est là une autre question qui ne regarde que moi seule, c’est là le saint des saints dans lequel nul au monde n’a le droit de pénétrer, si je suis restée pure.
Pourquoi est-ce seulement aujourd’hui que j’ai avoué à Léon Nikolaïévitch mes sentiments touchant la Sonate à Kreutzer ? Voilà si longtemps qu’elle est écrite ! Eh bien ! tôt ou tard, il fallait qu’il les connût. D’ailleurs je n’ai fait que répondre au reproche qu’il m’adressait de lui faire du mal. Je lui ai montré le mal qu’il m’a fait à moi.
Anniversaire de naissance de Macha. Douloureux fut le jour de sa naissance. Douloureux aussi en est le vingtième anniversaire !

13 février.


Nous avons terminé la conversation d’hier qui m’avait bouleversée en prenant la résolution de vivre ensemble, aussi sereinement et amicalement que possible, les années qui nous restent.
Les enfants continuent à se mal porter : Andrioucha a eu de la fièvre tout le jour ; Tania et Macha sont faibles et ont des maux de tête ; Micha souffre de névralgies. J’ai travaillé du matin au soir en tenant compagnie aux enfants et à Annenkova : taillé une robe de chambre pour Andrioucha ; stoppé des chaussettes, cousu une taie d’oreiller. Pendant la soirée, Liovotchka nous a terminé Don Carlos de Schiller. Reçu des lettres, moi une lettre de Liova, mon mari une lettre d’Alexandra Andréevna Tolstaïa. Bonnes nouvelles. Tania a quelque chose d’étrange, elle est hystérique. Les soucis quotidiens, les enfants, les maladies ont de nouveau paralysé ma vie spirituelle ; je souffre du sommeil où mon âme est plongée.

15 février.


Liovotchka m’a pour ainsi dire défendu de transcrire son journal. Cela me fâche, j’avais déjà tant copié ! Il ne me restait plus que quelques pages du journal que j’ai entre les mains. Je continuerai ce travail en cachette de Liovotchka, — je veux absolument le mener à bonne fin. J’ai décidé depuis longtemps qu’il le fallait. — Les enfants sont guéris. Un télégramme de Liova annonçant qu’il est retenu à Moscou pour affaire et n’ira pas demain à Grinievka. Une lettre de Micha Stakhovitch au sujet du duel entre Lomonosov et le prince Vadbolskii. Tout ce que dit à ce propos Stakhovitch est très juste, le duel est un meurtre comme les autres. Il insiste pour que j’aille à Pétersbourg m’entretenir avec l’empereur des décisions prises par la censure quant aux œuvres de Léon Nikolaïévitch et fonde d’immenses espoirs sur ma visite à Alexandre III. Si j’étais plus tranquille quant à la maison et quant aux enfants, si j’aimais la Sonate à Kreutzer, si j’avais foi en l'œuvre artistique future de Liovotchka, j’irais. Mais où puiser la force maintenant ? Où prendre cet élan qui me permettrait d’avoir quelque influence sur l’empereur dont les opinions sont assez fermes ? Je ne sens plus en moi ce pouvoir que j’avais naguère d’agir sur les gens.
Nous sommes allés à Kozlovka chercher le courrier ; Liovotchka à cheval, Tania, Macha, Ivan Aleksandrovitch et moi en traîneau.
Clair de lune magnifique ; neige lisse et éclatante, route merveilleuse. Le froid et le silence. Nous avons chez nous — 12 degrés, mais en pleine campagne, la température est plus basse encore. En regagnant la maison, j’ai songé, non sans effroi, à l’existence de citadin. Comment se priver de cette belle nature, de cet espace, de ces loisirs qui font le charme de la vie à la campagne ?

16 février.


La lettre de Stakhovitch m’a si vivement émue que je ne fais que rêver du tzar, de la tzarine et ne pense pas à autre chose qu’à ce voyage à Pétersbourg. C’est surtout la vanité qui me pousse, mais je ne me laisserai pas prendre au piège, je n’irai pas. Liovotchka voulait partir à Pirogovo avec Macha, mais il est resté ici. Je sais pourquoi il est resté, je le sens au ton qu’il a pris avec moi.
J’ai travaillé tout le jour avec ardeur ; taillé du linge que j’ai cousu à la machine. Je continue à lire la Physiologie de l’Amour moderne ; cette analyse de l’amour sensuel m’intéresse. Donné aux enfants des leçons de musique ; nous avançons à pas lents, mais nous avançons. Andrioucha joue une sonate de Beethoven et Micha une sonate de Haydn. Micha a incomparablement plus de dispositions que son frère. Ce soir, Micha, Andrioucha et Alekséï Mitrofanovitch ont donné, dans notre école, des leçons aux jeunes filles du village et à nos servantes. Macha est si pâle et si maigre qu’elle fait peine à voir, mais il y a en elle quelque chose de touchant. Tania est excitée, inquiète, on dirait qu’elle attend quelque chose.

17 février.


Une lettre de Liova ; il est tombé malade à Moscou, de la même maladie, semble-t-il, qu’ont eue ici les enfants. Mais peut-être est-ce quelque chose d’autre. En tout cas je ne puis être tranquille bien que la lettre, écrite de la propre main de Liova, soit sincère et qu’il semble ne pas y avoir de danger. Ilia est à Moscou aussi, il a vendu le trèfle. J’ai écrit à Liova, à ma sœur Tania ainsi qu’à Micha Stakhovitch. Lettres mal venues. Reçu la visite de Nicolas Nikolaïévitch Gay et de sa femme. Il nous a apporté son nouveau tableau : Judas le traître qui regarde s’éloigner le groupe des disciples. La lumière de la lune est bien rendue, l’idée et le sujet sont bons, mais pauvrement traités. Sous un éclairage intense, c’est mieux (sic). Passé toute la journée avec Anna Pétrovna Gay ; mes occupations habituelles m’ont manqué. — Liovotchka s’est rendu à cheval à Toula d’où il est rentré très tôt, n’ayant pas trouvé les Davidov chez eux et ayant chargé le valet de chambre de les inviter à venir voir le tableau de M. Gay. Liovotchka est plein d’entrain, mais très agité. Aujourd’hui, il va à Toula, demain à Pirogovo ; tantôt il renonce à manger de la soupe grasse, tantôt il veut boire des infusions de malt d’avoine. Il est las de se bien porter, c’est évident. Toute cette agitation me déplaît et m’effraie. Il répète sans cesse qu’il ne peut pas écrire. Macha a eu de nouveau sa classe du soir et, comme elle était seule pour faire les cours, elle est fatiguée.

18 février.


Mauvaises nouvelles de Liova. Un télégramme annonçant que le docteur croit qu’il s’agit des mêmes malaises accompagnés de fièvre dont Liova a souffert il y a deux ans. A en croire la lettre qu’écrit le malade, il irait mieux, mais à ce que raconte Ilia qui arrive de Moscou, Liova serait atteint de la même maladie que toute le monde a eue à Iasnaïa Poliana. Dieu veuille qu’elle ne dure pas longtemps ! Demain Tania ira voir son frère à Moscou et moi je me rendrai à Toula pour l’affaire du partage des terres que nous possédons en commun avec le prêtre d’Ovsiannikovo. Très désagréable et ennuyeux.
Boutkévitch, Gay et moi avons lu à haute voix le récit d’un écrivain peu connu intitulé les Heures. Désagréablement discuté avec Ilia de questions d’argent. Macha se fane et m’inquiète. J’ai grand’ pitié d’elle ! Les jours passent uniformes et sans couleur. Donné aujourd’hui une leçon de catéchisme qui a mal marché et brodé une couverture en tenant compagnie à Anna Pétrovna.
Un vent terrible, effrayant à entendre.

19 février.


Je suis allée à Toula : les magasins, le pope, la préfecture, les rues, c’est tout ce que j’ai vu. Les conversations avec le pope au sujet du partage n’ont abouti à aucun résultat. J’étais accompagnée d’Ivan Aleksandrovitch. Tania est partie pour Moscou auprès de son frère malade ; je m’en réjouis pour lui. L’état de Liova m’inspire peu d’inquiétudes, il me semble qu’aujourd’hui, il va mieux. Je l’aime tant que je ne puis pas m’imaginer qu’il pourrait lui arriver malheur.
J’ai brodé, mangé, sottement bavardé. En un mot, je suis bête. Raïevskii est venu voir le tableau de Gay. Ai rencontré dans la rue Davidov, ce qui m’a fait plaisir. Il m’est particulièrement sympathique. Oui, il est remarquable et il y a peu de gens comme lui.

20 février.


Nous venons d’accompagner les vieux Gay à Kozlovka. Deux lettres, une de Tania, l’autre de Liova écrite au crayon. Il va mieux, le matin il a 37 degrés et le soir 38°,6. Reçu un télégramme. Je suis inquiète des crises d’hystérie qu’a Micha pendant les leçons : il rit, il pleure… heureusement cela passe vite ! Peut-être que je le fais trop travailler ? Andrioucha, lui aussi, s’endort sur la besogne. Liovotchka, Macha et moi sommes allés à Kozlovka ; temps doux, du vent. Pendant la soirée, Liovotchka, les deux Gay et moi avons parlé de choses douloureuses : de nos relations conjugales et de la souffrance qu’éprouvent les maris lorsqu’ils ne sont pas compris par leurs femmes. Voici les propos de Liovotchka : « De même que les femmes enfantent dans la douleur, de même, c’est dans la douleur que nous mettons au monde une idée nouvelle ; il se produit en nous toute une transformation psychique et pourtant, on nous reproche nos souffrances et on n’en veut rien savoir. » A quoi j’ai répondu : « Pendant que vous mettez au jour ces enfants imaginaires, ces enfants spirituels, nous, avec de réelles souffrances, nous enfantons des êtres vivants qu’il nous faut nourrir, instruire, sur les biens desquels il nous incombe de veiller. Comment pourrions-nous briser notre vie morale déjà si complexe pour suivre les transformations psychiques qui s’opèrent en vous. Non seulement, il nous est impossible de les suivre, mais encore nous ne pouvons que les déplorer. » La discussion a duré longtemps, nous nous sommes faits l’un à l’autre maints reproches ; pourtant chacun de nous, dans le fond de son cœur, ne voulait qu’une seule chose, — tel est du moins mon constant désir, — ne pas toucher aux endroits douloureux et vivre ensemble le plus amicalement possible. Ceux qui disent et font réellement le bien avec générosité, — je ne parle pas seulement des maris aimés, — ne manquent jamais de rencontrer, tôt ou tard, la sympathie d’autrui.

23 février.


Gorbounov est notre hôte ; Annenkova vient d’arriver. Sacha est malade, elle a de la fièvre et tousse ; je fais tout ce que je peux pour la bien soigner, son état m’inspire des craintes. Annenkova m’a raconté avoir vu à Moscou Liova et Tania. Bien que Liova soit guéri, il n’ose encore se mettre en route. Nous avons reçu de Polonskii une lettre et des vers, l’Angélus du soir. Pendant la soirée, Liovotchka a cousu des bottes et s’est plaint d’avoir des frissons. Dehors, c’est la tempête, un vent terrible. Tout le jour, j’ai soigné Sacha en gardant Vanitchka ; donné à Andrioucha et à Micha une leçon de musique qui a duré deux heures, brodé une couverture. Des pensées coupables me tourmentent. C’est étrange, on dirait qu’elles ne me concernent pas, moins encore ma vie spirituelle, qu’elles me sont étrangères et restent là, à côté de moi, impuissantes à me toucher et à me corrompre.
Micha a bien joué aujourd’hui et m’a fait grand plaisir. Nous avons déchiffré à quatre mains la sérénade de Don Juan. Aux sons de cette mélodie, son visage s’est soudainement éclairé.
Andrioucha et lui font des cachotteries, ce qui m’inquiète beaucoup. Serait-ce M. Borel qui les déprave ? Qui sait ! La pureté, la sainte pureté m’a toujours été plus chère que tout au monde.

25 février.


Liovotchka, Macha, Pétia Raïevskii et Gorbounov, sont allés accompagner Annenkova jusqu’à Kozlovka. Dans la compagnie de Pétia, Macha est devenue plus gaie, elle est heureuse de l’intérêt qu’il lui témoigne.
Hier, une lettre de Liova assez sombre à cause de sa santé et une lettre de Tania plus rassurante. Ils n’osent pas encore se mettre en route. — Hier, à 4 heures du matin, j’ai été réveillée par la toux de Vanitchka. Macha et moi avons sauté à bas du lit, lui avons donné à boire de l’eau de Seltz très chaude et lui avons fait faire des inhalations qui ont arrêté les étouffements. La toux et une forte fièvre, 40 degrés. Je craignais qu’il n’y en eût pour longtemps, mais juste vingt-quatre heures plus tard, c’est-à-dire aujourd’hui, tout était passé et il a pu chanter au salon. Sacha va aussi beaucoup mieux, elle est sur pied.
Donné aux enfants une leçon de catéchisme et parlé longuement avec Micha de la conception de Dieu. Il est déjà troublé par différentes négations, surtout par la négation de l’Église. J’ai essayé de lui expliquer le véritable sens de l’Église, tel que je le conçois : la société des fidèles, la conservatrice des choses sacrées, de la foi et non un ensemble de rites. [47]. Liovotchka se porte bien, il est calme et serein. Nous vivons en bons termes, amicalement, mais nos relations restent peu profondes, superficielles. Pourtant, elles sont meilleures qu’au début de l’hiver. Le vent continue à rugir. La fille d’Olga Erchova, une charmante enfant de sept ans, vient de mourir. Elle était très aimée de sa mère dont j’ai grand’ pitié. Liovotchka et Annenkova sont allés la voir au village, et moi je suis souffrante et n’ai pas pu les accompagner.

28 février.


Ces journées ont passé sans que je m’en aperçoive. Vanitchka est encore malade et continue à beaucoup tousser ; j’ai travaillé, donné des leçons et lu… [6]. Tania, Liova et Sonia Mamonova sont arrivés hier soir. Bien que Liova ait maigri, il n’a pas l’air malade. Sa santé lui inspire de continuelles craintes et effectivement son organisme est délicat. Tania est plus jolie et semble se mieux porter. Visite des trois frères Raïevskii qui arrivent de Kozlovka. Tous les enfants étaient allés à leur rencontre. La route est en mauvais état. Le temps reste clair, vent du sud, +2° environ. Après avoir accompagné Ivan Ivanovitch Gorbounov jusqu’à la gare de Toula, Léon Nikolaïévitch est allé voir les Raïevskii. Il est de bien meilleure humeur, mais dans cette joie de vivre, il y a quelque chose de printanier, d’égoïste et de matériel. Depuis longtemps je ne lui avais pas vu l’air si bien portant et si vert. A quoi travaille-t-il en ce moment, je l’ignore, car il ne veut pas en parler. — On nous annonce de Moscou que la censure a interdit tout le treizième tome. Comment cela finira-t-il ? Je n’en sais rien et n’ai pris encore aucune décision.
Pendant la soirée, Liovotchka nous a lu à haute voix un conte de Néfédov. Morne et sans intérêt. Je vais me coucher. Je suis triste et je languis…

2 mars.


Hier a été pour nous un jour de fête. Les enfants, en compagnie des Raïevskii, munis de tout le nécessaire, sont allés prendre le thé dans la maison du garde forestier de Zassiéka. Après dîner, nous avons organisé divers jeux. Vanitchka a été d’une gentillesse extrême, il a mis tout son sérieux à bien jouer. Parmi tous ces gens de taille élevée, aux larges épaules, — ceci est vrai surtout des Raïevskii, — cette petite « miette » intelligente et pâlotte était très touchante. Aujourd’hui Serge et Ilia sont venus avec Tzourikov, un camarade de Serge et des voisins. Chaque fois qu’il vient ici, Ilia demande de l’argent, ce qui est fort désagréable. Il dépense sans compter et mène une vie beaucoup trop large. Liovotchka est triste. Quand je lui en ai demandé la raison, il m’a répondu : « Je ne peux pas écrire. » Et sur quoi écrit-il ? Sur la non-résistance.
Comment pourrait-il écrire sur cette question qui a été tournée et retournée dans tous les sens par lui et par tout le monde ? Il voudrait un travail artistique, mais il lui est difficile de s’y mettre. Ici déjà, le raisonnement n’est plus de mise. Lorsque jaillira à flots de son âme l’élan artistique et créateur, il ne l’arrêtera pas, il ne pourra pas l’endiguer ; alors la non-résistance lui paraîtra inopportune ; pour le moment, il a peur de laisser libre cours à cet élan et son âme est dans l’angoisse.
Liovotchka s’est fâché aujourd’hui parce que Serge et moi lui avons reproché d’être mauvais. J’aurais voulu lui dire quelques paroles caressantes, mais je n’ai réussi qu’à le blesser.
Terminé aujourd’hui Bourget : la Physiologie de l’Amour moderne, en français naturellement. Très intelligent, mais ennuyeux. Tout tourne autour de la même question et ces mœurs me sont étrangères.

3 mars.


Dernier jour gras. Andrioucha est allé à cheval à Kozlovka. Micha et Macha se sont rendus en traîneau à Iasienki, puis à Téliatenki pour voir un paysan qui est au lit depuis plusieurs mois avec une affreuse plaie. Macha fait bien de s’occuper de lui et de le consoler ; c’est une œuvre bonne et utile. Liova est un peu plus gai, mais sa mauvaise mine m’inquiète. Sonia Mamonova a chanté, Serge et Liova ont joué. J’ai bavardé avec Tzourikov. Je me repens toujours d’avoir trop parlé. Cousu tout le jour ; au milieu de cette agitation, il m’était impossible de rien faire d’autre. J’ai été heureuse de voir nos neuf enfants réunis autour de la table.

6 mars.


Serge est parti pour Nikolskoïé et Macha, accompagnée de Sachka, est partie pour Toula avec une paysanne malade. La vie a repris son train normal. Samedi et dimanche, il m’a été agréable de voir mes neuf enfants réunis à table, autour de nous deux. Je ne quitte guère la maison et vaque à différents travaux. Après dîner, afin de prendre un peu d’exercice, je me joins à Liovotchka et joue avec les petits : Sacha, Vania et Kouzka. Chaque jour, après le dîner, Liovotchka fait avec eux le tour de la maison ; il assied l’un des enfants dans un panier vide dont il rabat le couvercle ; après l’avoir promené à travers toutes les pièces, il le dépose dans un endroit quelconque et l’enfant assis dans le panier doit deviner dans quelle chambre il se trouve. — Liovotchka est très maigre et n’a plus que la peau sur les os. Il me fait peine ; pourtant il est plus gai. Cet été, il faudra qu’il fasse une sérieuse cure de koumiss.
Ensemble nous avons lu une nouvelle russe, Au couchant. Seule, j’ai lu Spinoza. Je ne partage pas l’intérêt qu’il manifeste pour l’histoire du peuple hébreux. Attendons ce que sera l'Éthique ! J’aime les choses abstraites, les idées générales et non l’étude d’une branche spéciale. Liovotchka a cité le menu d’un repas végétarien, publié par un journal allemand, consistant en du pain et des amandes. Celui qui prescrit un tel régime fait sans doute comme Liovotchka qui, dans la Sonate à Kreutzer, prêche l’abstinence et… [37].

8 mars.


Reçu le fascicule de la Semaine qui contient le conte de Liova. C’est la première fois que paraît de lui une œuvre sous la signature de L. Lvov. Je n’ai pas encore relu le conte, car la revue ne nous est arrivée qu’aujourd’hui et j’ai dû me rendre à Toula. Les essais littéraires de Liova, son avenir me tourmentent beaucoup. Est-ce une manifestation fortuite de sa sensibilité, d’une vie dont il n’avait pas encore conscience, ou bien est-ce le début d’une carrière littéraire ? Comme je voudrais que le travail littéraire devînt le centre de son existence, alors il prendrait goût à la vie. Bien qu’il soit encore très maigre, sa santé et sa mine sont meilleures.
A Toula, réglé les affaires : les hypothèques de Grimovka, les fonds provenant de la vente du bois, l’argent de niania, les dépôts à la Banque d’État, des achats, enfin des visites chez les Zinoviev et les Davidov. Comme de coutume, voyage pénible, fatigant. Il faut faire des visites très courtes, d’une heure environ. En restant davantage, on trouble la vie intime, la vie de famille et on sent que l’on est à charge à ses hôtes.

Dimanche 10 mars.


Aujourd’hui, on nous a apporté le courrier de Kozlovka pendant que Liovotchka déjeunait. Après avoir jeté un coup d’œil sur les lettres et les journaux, j’ai dit : « Et pour moi, encore aucune nouvelle du treizième tome ! » Liovotchka m’a répondu : « A quoi bon ces démarches ? Je devrai informer le public que je renonce à mes droits sur toutes les œuvres contenues dans le treizième tome. — Attends au moins qu’il paraisse ! — Cela va sans dire. » Après qu’il m’eut quittée, j’ai éprouvé envers lui un sentiment mauvais car il me prive de cet argent dont j’ai si grand besoin pour les enfants. Aussi ai-je cherché quelque chose de méchant à lui dire et lorsqu’il est parti se promener, je lui ai fait part de mes intentions : « Tu informeras le public que tu renonces à tes droits d’auteur et moi j’ajouterai que j’espère que le public aura assez de délicatesse pour ne pas se prévaloir de droits appartenant à tes enfants. » Il s’est efforcé, non sans douceur, de me prouver que c’était moi qui étais indélicate. Je l’ai écouté sans mot dire. Il a ajouté que si je l’aimais, j’annoncerais moi-même au public qu’il renonçait aux droits sur ses nouvelles œuvres. Il est sorti et j’ai eu pitié de lui. Tous ces intérêts matériels m’ont paru si mesquins en comparaison de la douleur que j’éprouve à sentir nos deux âmes devenues si étrangères l’une à l’autre. — Aussi après dîner, lui ai-je demandé pardon de lui avoir dit quelque chose de désagréable. J’ai ajouté que je renonçais à l’idée de faire part au public de quoi que ce soit et que je voulais avant tout ne pas lui faire de peine. Nous avons pleuré tous les deux. Vanitchka qui était auprès de nous a pris peur et nous a demandé ce qu’il y avait : « Maman avait blessé papa, lui ai-je répondu, et nous faisons la paix. » Cette explication l’a satisfait et il a poussé un cri d’exclamation.
Le froid, le vent. Le maître de dessin est venu et m’a priée de lui prêter de l’argent. Je m’y suis refusée. C’est un mauvais professeur.
J’ai mal au dos, à la poitrine, et suis d’une extrême faiblesse. Après dîner, Tania, Sonia Mamonova, Macha, Vania et aussi un peu Micha ont dansé aux sons de l’harmonica et du piano. Sonia avait mis des vêtements de paysanne. Alekséï Mitrofanovitch s’est rendu à Toula avec quatre de ses élèves.
Lu un article de Melchior de Vogüé : A propos de la Sonate à Kreutzer. Extraordinairement intelligent et subtil. Il dit entre autres que chez Tolstoï, l’analyse est poussée si loin qu’elle tue toute vie personnelle et littéraire. Pendant la soirée, Liovotchka nous a lu à haute voix une assez bonne nouvelle de Potapenko : la Fille du Général. J’ai tricoté, puis taillé et cousu avec Sonia une veste pour Agathe Mikhaïlovna.
Liovotchka corrige et transcrit : De la Non-Résistance. C’est Macha qui copie pour lui. De tels articles se donnent avec peine à l’artiste qui a totalement abandonné tout travail littéraire.

11 mars.


Sonia Mamonova est partie ; mon frère Wenceslas est arrivé. Sa présence m’est agréable ; je vois en lui un portrait vivant de ma mère et je me rappelle l’amour qu’elle avait pour lui.
Tania a accompagné Sonia jusqu’à Toula où elle a dîné chez le gouverneur. Liovotchka, de son côté, est allé à cheval à Toula chez les Davidov et les Zinoviev pour affaires concernant quelques paysans. Passé toute la journée avec mon frère. Le soir, lecture à haute voix.

12 mars.


Un Américain, rédacteur au journal Herald, vient d’arriver de New-York. Encore un obscur Nikiforov. Conversations, conversations sans fin. La censure de Moscou m’informe que le treizième tome est irrévocablement interdit. J’irai à Pétersbourg faire des démarches à ce sujet. Ce voyage me bouleverse étrangement. Je sens que je n’aboutirai à rien. J’ai perdu la chance et la foi en mes propres forces. Peut-être Dieu me viendra-t-il en aide ? La neige, le vent, le froid. On pourrait recommencer à circuler en traîneau.

13 mars.


Je suis allée à Toula où je n’ai vu que des hommes d’affaires ; toujours ce partage avec le prêtre d’Ovsiannikovo. Le soir causé avec l’Américain ; il a besoin pour ses journaux de renseignements sur Liovotchka. Je lui en ai donné, mais avec prudence, car l’expérience m’a appris qu’il le fallait ainsi. Wenceslas est parti ce matin de bonne heure. Il s’est détaché de nous et je le regrette. Alexandra Andréevna Tolstaïa m’écrit que l’empereur n’accorde pas d’audience aux dames, mais me prie d’attendre la réponse encore huit ou dix jours.
J’irai à Moscou, je ferai paraître les douze premiers tomes en expliquant les raisons pour lesquelles la parution du treizième est différée. J’ai si peu envie de bouger, ces démarches sont tellement pénibles ! Mais qui s’en occupera si ce n’est moi ?
Le froid, le vent ! Il est tombé de la neige et, de nouveau, tout le monde circule en traîneaux.

20 mars.


J’ai passé à Moscou les journées du 15 et du 16 en compagnie de Liova. Il est enchanté à la pensée que son conte Montechristo paraîtra dans la livraison d’avril de la Source et je partage son contentement. Je m’intéresse à ses essais d’écrivain, à ses succès auprès des éditeurs qui lui manifestent beaucoup de sympathie, ce dont je me réjouis. A Moscou, j’ai appris que le treizième tome avait été interdit à Pétersbourg. A Moscou, la censure n’a retenu que la Sonate à Kreutzer. J’irai à Pétersbourg, je mettrai tout en œuvre pour obtenir une audience de l’empereur et reconquérir le treizième tome. — J’ai été heureuse de voir à Moscou les deux Olsoufiev et Vsiévolojskii ; ils sont tous trois de bons garçons. — Donnaïev est tout à fait étrange et malade. — J’ai ramené à Iasnaïa Poliana Varienka Nagornova, un être charmant, lumineux, qui a fait ici la joie de tout le monde. Elle n’est repartie qu’aujourd’hui. Tania et Macha sont allées l’accompagner à Toula dans la nouvelle voiture. Elles passeront la nuit chez les Zinoviev car elles veulent visiter l’exposition de peinture. J’irai aussi dimanche avec les garçons. Tant que le sort du treizième tome n’est pas décidé, je ne puis penser ni m’intéresser à rien. Je rédige ma requête et ma lettre au tzar, je songe, je me recueille, je réfléchis et attends la réponse d’Alexandra Andréevna Tolstoïa qui doit m’informer si l’empereur consent à me recevoir. Liovotchka assure que son esprit sommeille et que son travail ne marche pas. Il a des douleurs au creux de l’estomac, mais à en juger par sa mine, il est plein de forces.
Le vent, le dégel, + 5 degrés, la boue. On circule en voiture.

21 mars.


Lu Spinoza. Deux de ses raisonnements m’ont frappée : le premier concerne le pouvoir et les lois : pour se soumettre les hommes, le pouvoir ne doit pas les menacer de châtiments pour les délits commis, mais les amener à comprendre qu’il est de leur propre intérêt de tendre vers l’idéal qu’il a déterminé et à croire qu’en faisant cet effort, ils travaillent à leur propre bonheur et au bonheur général. Le second a trait aux miracles : les gens incultes, le vulgaire ne reconnaît la main de Dieu qu’en dehors du vraisemblable et des lois de la nature. Dans l’univers entier, ils ne voient pas la main divine. C’est pourquoi ils attendent de Dieu des miracles, c’est-à-dire un phénomène qui n’est pas conforme aux lois naturelles.
Les fillettes sont rentrées de Toula où elles ont passé la nuit chez les Davidov et vu l’exposition de peinture. Elles ont eu grand froid. Vent terrible, tempête. Bien que le thermomètre marque 0 degré, c’est le dégel. Une fois de plus, Andrioucha a été désagréable pendant la leçon de musique. Il ne fait pas la moindre attention à son travail et ne s’intéresse qu’aux objets qui l’entourent ; il retire brusquement sa main lorsque je veux la toucher et se détourne quand je l’arrête. Je patiente, je patiente, puis n’y pouvant plus tenir, je me mets à crier ou bien je frappe sa main. La tenue de cet enfant me déconcerte.
Des lettres de Liova et de Tania. — Liovotchka est extraordinairement gentil, d’humeur gaie et tendre. Hélas ! la raison en est toujours la même. Si ceux qui ont lu avec vénération la Sonate à Kreutzer pouvaient jeter un coup d’œil sur la vie amoureuse de Léon Nikolaïévitch, s’ils pouvaient voir l’unique cause qui le rend gai et bon, ils jetteraient leur divinité à bas du piédestal sur lequel ils l’ont placée. Quant à moi, je l’aime ainsi, normal, bon et cédant à ses habitudes. Il ne faut pas être bestial, mais il n’y a pas besoin de se faire violence pour prêcher des vérités auxquelles on ne peut pas soi-même conformer sa vie.

22 mars.


J’ai passé tout le jour à essayer aux enfants leurs vêtements d’été. Après dîner, Liovotchka et moi avons joué à quatre mains. Le soir, au lieu de faire des réussites, il m’a aidée à démêler du fil écru qui était très embrouillé et il y a pris plaisir. — Écrit une lettre à Sonia. Ma santé laisse à désirer, je suis fatiguée.

23 mars.


Aujourd’hui, pour la première fois, j’ai senti le printemps. Bien qu’il gèle, le soleil s’est couché dans un ciel très clair, les oiseaux ont chanté. A Tchépije, les troncs des jeunes bouleaux se dessinaient avec une extraordinaire beauté. Après dîner, Sacha et Andrioucha m’ont aidée à balayer la neige sur la terrasse. — Liovotchka s’est rendu à cheval à Toula où il n’est allé que chez les Davidov. Il est rentré à 8 heures du soir. Il est gai et bien portant. Ce matin, il déjeunait pendant que je travaillais au salon. Soudain, il m’a dit : « Je suis bête, écoute ce que je viens de trouver : quand est-ce qu’on se porte bien ? Quand on a une bonne et qu’on ne lui donne pas de thé, c’est-à-dire quand on a une bonne sans thé (santé)4. » Cela en réponse à la plaisanterie que j’avais faite sur le kissel au chocolat qu’il était en train de manger : c’est du chocolat inoffensif, sans vanille, du chocolat de santé. — Tel est le calembour qui lui est venu à l’esprit.
Donné des leçons de musique aux enfants, joué à quatre mains une gavotte de Bach adaptée pour enfants. Pétia Raïevskii est arrivé. Toujours rien de Pétersbourg. Cette attente et cette absence de nouvelles m’accablent.

Dimanche, 24 mars.


Écrit ce matin trois lettres ; deux en réponse à celles que j’ai reçues de Liova et de Dounaïev et une à Alexandra Andréevna Tolstaïa. Attendre est pour moi un tel supplice que je me suis décidée à poser de nouveau la question. La lettre de Liova est longue et détaillée. C’est bien de sa part de ne pas interrompre les relations avec la famille et de narrer sincèrement tout ce qui le touche. Restée seule, j’ai lu dans les Rouskia Viedomosti un article remarquable : les Idées de Schopenhauer sur l’art d’écrire. Schopenhauer divise les écrivains en trois catégories : « Certains écrivent tout simplement des idées qu’ils ont prises dans d’autres livres ; d’autres s’assoient à leur table et se demandent ce qu’ils pourraient bien écrire ; ceux de la troisième catégorie commencent par longuement réfléchir et quand ils ont beaucoup d’idées, ils les couchent par écrit. Ces derniers sont les plus rares. » Cette distinction est intelligente.
Tous les enfants sont allés prendre le thé dans la maison du garde forestier. Davidov et sa fille ainsi que le petit Boukhmann, sont arrivés à 3 heures. Après le dîner, nous sommes allés faire une promenade ; après avoir regardé les vaches et les porcs, nous sommes allés à la grange et avons grimpé sur la paille. De retour à la maison, j’ai fait de la musique à quatre mains avec Davidov, puis tous ensemble, nous avons joué avec animation à différents jeux. Mes relations avec Liovotchka sont amicales et simples. Sa santé est bonne, il s’est promené et a écrit une petite partie de son article. Quand le terminera-t-il et quand aura-t-il les mains libres ? + 2°. Le soir, il gèle. Encore beaucoup de neige partout, en particulier dans la forêt.

27 mars.


Le 25, avec Andrioucha et Micha, je suis allée à Toula voir l’exposition de peinture ; en général, les tableaux me font grand plaisir, mais cette fois, il y en avait fort peu de bons. Très beaux paysages de Volkov et de Chichkine. Au sortir de l’exposition, nous sommes allés dans une confiserie, puis dans un magasin de fournitures scolaires, enfin chez les Raïevskii. Ivan Ivanovitch et Elèna Pavlovna sont allés dîner chez les Sverbéiev. Sophie Dmitrievna et moi les accompagnés. Les six garçons ont dîné seuls. Les Sverbéiev m’ayant donné un billet dont ils disposaient, je suis allée au concert avec Liouba [4], une fillette charmante. Les garçons y sont allés de leur côté avec Raïevskii. Concert et conférence ont été médiocres ainsi qu’il en est toujours en province. Je ne me suis pas ennuyée, mais j’étais lasse. Les enfants ont eu beaucoup de plaisir.
En sortant du concert, je suis allée passer la nuit chez les Davidov, les garçons ont profité de l’hospitalité des Raïevskii. Le lendemain matin, ils ont regagné la maison, et moi, je me suis levée de bonne heure pour faire des courses. Dans la rue de Kiev, je suis tombée sur Ilia. Très surprise de cette rencontre, je l’ai prié de venir avec moi regarder des voitures. Course longue et ennuyeuse. Après quoi, je suis allée chez le notaire principal au sujet de la lettre de gage et je suis rentrée à la maison avec Ilia. Il est venu ici chercher des renseignements sur la propriété qui doit être vendue en licitation et il m’a demandé 35 000 roubles que je lui ai refusés. Cela m’a été désagréable, mais je m’en suis tirée. Après dîner, désirant rester auprès des enfants, je suis allée dans la chambre de Tania. Ilia s’est brusquement écrié : « Je ne vous donnerai pas de juments pour le koumiss. » J’ai sursauté : « Je ne te demande rien, mais je donnerai des ordres au régisseur. — Le régisseur, c’est moi. — Et c’est moi la maîtresse. » Étais-je fatiguée ? La conversation au sujet de l’argent et de la propriété m’avait-elle excitée, j’ai eu un accès de colère terrible et j’ai dit à Ilia : « Si tu oses refuser des juments pour le koumiss de ton père, que viens-tu faire ici ? Va-t’en au diable, tu me mets au supplice. » Je suis partie en frappant la porte. C’est mal, c’est honteux, je suis indignée contre mon fils, — oui, vraiment, c’est dégoûtant !
Ensuite, nous nous sommes, pour la première fois, entretenus sérieusement de l’impossibilité de rester dans l’indivision et de la nécessité de tout partager. J’en serais contente à condition que les enfants consentissent à tirer les lots au sort. Il est probable qu’à cela non plus, Ilia ne consentira pas, il voudrait rester à Grinievka et à Nikolskoïé et moi, je ne veux pas voir lésés les plus jeunes de mes enfants qui sont sans défense. A vrai dire, ce n’est qu’avec Ilia que cela sera difficile [11]. Les autres sont délicats et souscriront à tout. Liovotchka a toujours eu un faible pour Ilia sur les défauts duquel il a toujours fermé les yeux ; cette fois encore, il voudrait lui céder sur tous les points et je crains que cela n’entraîne des désagréments sans fin. Par bonheur, Grinievka est à mon nom et je ne permettrai pas que les petits soient frustrés. Toutes ces discussions sont pénibles à Liovotchka, et à moi, elles sont dix fois plus pénibles encore, car il me faut défendre les petits contre les grands. Tania prend constamment le parti d’Ilia, c’est déplaisant. Demain, je partirai pour Pétersbourg. Que j’ai peu envie d’y aller ! Ce voyage me fait peur et je pressens un échec. Il fait plus doux, mais il y a du vent. Dans la journée, + 7°.

22 avril 1891.


Presque un mois que je n’ai rien noté dans mon journal. Un mois particulièrement intéressant et fécond en événements. Toujours la même chose : peu de temps, les nerfs tendus à l’extrême, nombreuses lettres à écrire à la maison, aussi ai-je négligé mon journal.
C’est aujourd’hui le second jour de Pâques et aussi le second jour de chaleur. Temps estival. En deux jours, tous les arbustes et tous les arbres ont passé du brun au vert tendre. Pour la première fois, le rossignol a chanté à gorge déployée dès le matin. Hier soir, il n’avait fait qu’accorder son instrument.
Je suis rentrée de Pétersbourg le dimanche des Rameaux. Pendant les premiers jours de la semaine, j’ai repris haleine, donné quelques leçons aux enfants et ai joui du calme dans le cercle de la famille. Ensuite ont recommencé les conversations au sujet du partage auxquelles tous les enfants, Ilia surtout, ont pris part avec ardeur. Voici comment nous avons partagé : à Ilia, Grinievka et une partie de Nikolskoïé, — à Serge une autre partie de Nikolskoïé, — à Tania ou à Macha une partie plus importante de Nikolskoïé à charge de ristournes en espèces. Liova a reçu la maison de Moscou et une parcelle du terrain de Bobrowskii à Samara ; à Tania ou à Macha, Ovsiannikovo et 40 000 roubles en espèces ; à Andrioucha, à Micha et à Sacha, 2 000 déciatines de terrain dans le gouvernement de Samara ; à Vanitchka et à moi Iasnaïa Poliana. J’avais exigé au début que toutes les parts fussent tirées au sort, ensuite, j’ai dû céder devant les protestations de Léon Nikolaïévitch et des enfants. C’est bien que les petits aient reçu les terres sises dans le gouvernement de Samara, car elles augmenteront de valeur. En outre, ce sont des terres nues, il est impossible d’y rien voler ou abîmer, d’y abattre des arbres ; enfin, la gérance en est confiée à une seule personne. On m’a donné Iasnaïa Poliana à moi et à Vanitchka, car les enfants ne peuvent pas en priver leur père et que, là où je suis, là sont aussi Léon Nikolaïévitch et Vanitchka.
Ilia a passé ici trois jours et nous a amené Tzourikov et Narichkine. Serge et Liova sont ici aussi. Serge s’est beaucoup détaché de la famille, l’envie le reprend d’être fonctionnaire dans le département de Moscou. Seul, il s’ennuie à Nikolskoïé, c’est naturel. Liova part aujourd’hui pour Moscou afin de préparer ses examens. Bien qu’il soit très maigre, son état moral est bon. Son récit Montechristo qui a paru dans le fascicule d’avril de la Source lui a été payé 26 roubles. Et de la Semaine où a paru en mars son récit Amour, il a reçu 65 roubles. Ses premiers honoraires ! Liovotchka prise beaucoup Montechristo.
Pendant la semaine de la Passion, j’ai envoyé Andrioucha et Micha faire leurs dévotions, mais je n’ai pas pu les accompagner parce que j’étais souffrante. Ils ont prié comme prie le peuple, passivement, instinctivement. Samedi, à la demande de tous les domestiques, on est venu dire chez nous la messe du matin. Liovotchka n’était pas à la maison à ce moment, mais je lui avais demandé s’il ne lui serait pas désagréable qu’on célébrât une messe matinale dans notre salon et il m’avait répondu : « Pas le moins du monde. »
Hier, après le petit déjeuner, j’ai donné ordre d’atteler la nouvelle voiture et, accompagnée de tous les enfants, de Lydia, de niania, de Tania, de Macha et des deux bonnes, nous sommes allés à Zassiéka à la cueillette des champignons. Vanitchka et Sacha sont restés tout le temps à mes côtés. Ma myopie ne me permettait pas de découvrir les champignons, mais j’aime la nature qui se réveille et bourgeonne au souffle du printemps, j’aime l’épais silence de la forêt, aussi ai-je eu beaucoup de plaisir. Liova et Andrioucha sont allés à la pêche, mais le poisson n’a pas mordu ; Liova a tué un canard. Aujourd’hui, comme hier, les enfants ont joué au pas-de-géant sur le pré devant la maison.
Hier soir, mes enfants ont organisé différents jeux avec les petits paysans. C’est étrange de voir des enfants de onze et treize ans se comporter en hommes et non plus en camarades avec les filles du village. C’est désagréable et je le regrette.
Dounaïev est en séjour chez nous. Liovotchka est un peu triste. Quand je lui en demande la raison, il me répond que le travail ne marche pas. Mais évidemment, mon voyage à Pétersbourg, les dévotions des enfants, la messe matinale, rien de tout cela n’est conforme à sa foi et il s’en afflige. Étrange est mon attitude en cette occurence : j’éprouve la plus sincère admiration pour toutes ces lois morales que Léon Nikolaïévitch a instituées pour lui-même et pour les autres, mais je ne vois et ne trouve pas la possibilité de les appliquer à la vie. M’arrêter à mi-chemin, je ne le puis, ce n’est pas dans mon caractère et aller jusqu’au bout, je n’en ai pas la force…
Ce pendant nos enfants grandissent sans religion ; or les enfants comme le peuple ont absolument besoin de formes pour entretenir des relations avec la divinité. L’Église n’a pas d’autre but. Seuls peuvent se détacher de l’Église, sans se sentir dans un isolement sans espoir, ceux qui ont foi dans les idées abstraites et morales les plus élevées.
Je viens d’accompagner Liova qui partait pour Moscou ; Tania et Vanitchka sont allés le reconduire jusqu’à Iasienki.


Je vais m’efforcer de reconstituer dans ma mémoire, pour les rapporter consciencieusement, toutes les démarches que j’ai faites à Pétersbourg au sujet de l’interdiction prononcée par la censure contre le treizième tome des œuvres complètes de Léon Nikolaïévitch. Je relaterai aussi mon entretien avec l’empereur qui a eu lieu le 13 avril 1891.


1. Liova, diminutif de Liev (Léon) par lequel Sophie Andréevna désignait son troisième fils.

Le diminutif de Léon Nikolaïévitch est Liovotchka.

2. En français dans le texte.
3. Au début de janvier 1890, Tania et Macha Lvovna avaient organisé, dans une isba de Iasnaïa Poliana, une école pour les enfants du village qu’elles instruisaient elles-mêmes. L’hiver suivant, l’école fut transférée dans les dépendances de la propriété des Tolstoï. Cette école que fréquentaient aussi des adultes n’eut pas longue vie.
4. En français dans le texte.


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