Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Tome II/Seconde partie/Chapitre II

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2 mars 1894.


Tania est partie pour Paris où elle vivra avec Liova qui se porte moins bien. Depuis longtemps, je pense avec terreur que cet enfant n’est pas fait pour vivre ici-bas. C’est un être exceptionnel, d’une bonté excessive et qui manque de pondération. Je vis au jour le jour, — je n’ai pas de vie personnelle. Mon inquiétude au sujet de Liova à laquelle est venue se joindre mon inquiétude pour Tania exclut tout autre intérêt. Ma santé est atteinte. J’ai craché aujourd’hui beaucoup de sang ; la nuit, j’ai eu de la fièvre, des transpirations et des douleurs dans la poitrine. Bien que Léon Nikolaïévitch soit découragé, lui aussi, il n’a rien changé à sa manière de vivre : il se lève de bonne heure, fait sa chambre, mange de la soupe au gruau d’avoine, puis se met au travail. Aujourd’hui, je l’ai trouvé en train de faire des patiences. Il a déjeuné très abondamment pendant que Dounaïev contait des histoires sans s’apercevoir que celles-ci n’intéressaient personne. Après une sieste, Léon Nikolaïévitch a regardé par la fenêtre le soleil rutilant, a mangé quelques dattes, puis est allé avec Dounaïev au marché, jeter un coup d’œil sur les marchands de champignons, de miel, d’airelles, etc… Macha est maigre, nerveuse, et me fait peine… Serge est très agréable, je regrette qu’il parte bientôt pour Nikolskoïé.

4 août 1894.


Zakharine trouve Liova en mauvais état. Il y a longtemps que mon cœur le sait ! Comment supporter le chagrin de voir dépérir ce fils jeune, aimé et si bon ! J’ai le cœur déchiré et souffre sans répit. Parfois, il me semble que les forces vont m’abandonner. Pourtant, il faut vivre, il faut vivre pour le petit Vanitchka, pour Micha, Sacha, même pour Andrioucha chez qui tant de dons déjà sont gâtés, mais qui conserve encore pour moi amour et tendresse. Tout m’est devenu pénible. Depuis longtemps, je suis accablée par l’indifférence de mon mari qui se décharge sur moi de tout, de tout sans exception : des enfants, de la gérance des propriétés, des relations avec les gens, des affaires, de la maison, des éditions. Il me méprise de prendre soin de tout cela, s’enferme dans son égoïsme et ne cesse de me critiquer. Et lui, que fait-il ? Il se promène, monte à cheval, écrit un peu, vit où bon lui semble et comme il veut, ne fait absolument rien pour la famille et profite de tout : de l’aide de ses filles, du confort, des adulations qu’on lui prodigue, de ma soumission et de mes peines. Et la gloire, cette inassouvissable soif de gloire à laquelle il a tout sacrifié et continue à tout sacrifier. Seuls les êtres sans cœur peuvent vivre ainsi. Pauvre Liova ! comme il a souffert tous ces derniers temps de l’attitude si peu bienveillante de son père envers lui. La vue de ce fils malade a troublé la quiétude de Léon Nikolaïévitch et l’a empêché de vivre en sybarite — et cela aussi a contribué à l’irriter. Je ne puis me rappeler sans peine les yeux noirs et maladifs de Liova, l’expression de tristesse et de reproche avec laquelle il regardait son père qui lui faisait grief d’être malade et ne voulait pas croire à son mal. Léon Nikolaïévitch n’a jamais eu ces douleurs, mais à peine est-il malade qu’il devient impatient et capricieux.
Tania est à Moscou avec Liova. Elle aussi me fait peine et je suis triste en son absence. Il ne me reste plus aucun ami à la maison. Léon Nikolaïévitch et ses disciples ont altéré le caractère de Tania qui était d’un naturel si sain, si gai, ils l’ont accablée d’un lourd fardeau et éloignée de moi. Strakhov nous a quittés aujourd’hui. Il fait chaud à la maison, je suis allée me baigner avec Sacha. Assemblée de moujiks, course dans les champs non encore fauchés, par une température étouffante, magnifique nuit de lune. Léon Nikolaïévitch est allé à Potiemkino prendre des informations sur les victimes de l’incendie et leur distribuer les secours qu’il a reçus. Andrioucha est parti à Ovsiannikovo chez M. A. Schmidt. Micha est resté auprès de moi. Macha et Maria Kirillovna sont allées à Kozlovska.

23 novembre 1894.


Toute la famille est réunie à Moscou. C’est sur Liova, mon fils malade, que sont concentrées ma vie et mes préoccupations. Il est impossible de prendre son parti d’un tel malheur. Pas une minute je ne cesse de penser à lui, à son état maladif et pitoyable et, pour lui, je souffre jusqu’à en être malade. Je ne vois presque personne et sors peu de la maison. Nous avons une nouvelle Anglaise, Miss Spiers. Léon Nikolaïévitch, Tania et Macha sont partis chez Pasternak entendre de la musique. C’est la femme de Pasternak qui joue avec Grjimali et Brandoukov. Après m’avoir causé beaucoup de désagréments tous ces temps derniers, Andrioucha s’est calmé. Sa santé est mauvaise. Il a eu quatorze abcès et des troubles digestifs. Micha est serein et gai, mais il travaille mal.
Il n’y a pas de neige et on ne peut encore circuler en traîneau. Du vent, — 2°. Je m’occupe de l’impression du treizième tome. Je lis Marcella. Longue période de vie amicale avec Liovotchka, mais ces jours derniers sont survenus quelques désagréments. Son indifférence envers Andrioucha pour lequel il ne m’est d’aucun secours m’a fâchée. Ma plus grande faute consiste à espérer encore, après trente-deux ans de vie conjugale, que Liovotchka pourra faire quoi que ce soit pour moi ou pour la famille. Il faut se réjouir de ce qu’il y a de bon en lui et s’en contenter.

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