Journal de voyage d'un Troyen en Extrême-Orient et autour du monde/à Java

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Première station à la douane où on vous demande : « Avez-vous des armes, de la poudre et autres choses soumises aux droits ? » On me prie d’ouvrir ma caisse d’échantillons et je passe. Tout près de là se trouve la gare de Tand-Priok où il faut prendre un billet pour Batavia et faire enregistrer ses bagages, car Batavia qui était autrefois au bord de la mer, s’en trouve maintenant à plus d’une lieue et la nouvelle ville est encore plus éloignée.

Les wagons sont ouverts à tous les vents, il n’y fait pas trop chaud. Nous arrivons à Batavia après avoir traversé une végétation luxuriante.

Dans la cour de la station, une foule de voitures de toutes sortes. Je prends un sados (sorte de voiture à 2 roues où on est dos à dos avec le cocher) et me voilà parti.

Première station à l’Hôtel de Ville où je fais ma déclaration de séjour, faute de quoi je serais passible d’une amende de 3 florins par jour de retard ; puis je reprends ma promenade dans le sados conduit par un Malais. On y est secoué dans ces sados ; il faut se cramponner, car les chemins ne sont pas très bons et le petit cheval file au grand trot et souvent au galop.

Nous parcourons le campong chinois, car les Chinois sont aussi à Batavia et y accaparent le commerce. Dans les rues commerçantes ce n’est qu’une suite de magasins ouverts à tous les vents, dans le genre des déballages et tout cela est bondé de marchandises.

Dans d’autres rues se voit une petite rivière dans le genre de la rue de Nervaux dans laquelle coule une eau jaune comme après un très fort orage et charriant toutes sortes de choses. Cela ne dégoute pas les Chinois qui s’y lavent, s’y baignent et la boivent même ; pouah !!! ce n’est pas étonnant que les fièvres s’y développent avec une grande rapidité. Après avoir circulé de-ci, de-là, je me fais conduire à l’hôtel des Indes. Cela commence par un immense jardin avec de grands arbres et des pelouses. À droite et à gauche une suite de bâtiments à un rez-de-chaussée seulement, clôturant cet immense carré et au milieu un bâtiment d’un étage, mais très élevé, formant le corps principal de l’hôtel où se trouvent l’immense salle à manger, le bureau et une très grande vérandah.

Devant ces petits bâtiments, une galerie de 3 mètres de large garantit de la pluie et du soleil. Toutes les chambres (il y en a 150) ont leur porte et leur fenêtre sur cette galerie ; elles ont au moins 5 mètres de hauteur. Devant chaque chambre, sous la galerie, une table carrée en bois, un petit fauteuil canné et une chaise longue cannée ; sur la table un plateau et un service à café. C’est là où, à 6 heures du matin, on vous apporte du café au lait que vous prenez allongé sur votre chaise longue en costume de nuit, c’est-à-dire le sarroug, sorte de culotte en toile imprimée et ne tenant aux reins que par une tresse, et une petite veste sans col, en toile blanche. Les trois quarts du temps se passent ainsi allongé, chacun devant sa chambre, c’est très drôle. Les dames aussi ont le sarroug ; pour elles, c’est un morceau de toile imprimée qu’elles se roulent autour des reins et qui descend à la cheville, là-dessus une espèce de camisole en toile blanche ouverte en pointe et garnie d’une dentelle ; pas de bas, des mules. Elles viennent ainsi déjeuner à 8 h. et à 1 h. Le soir seulement à 5 h. elles s’habillent pour les visites qui ont lieu de 5 h. à 8 h. On dine ensuite à 8 h. ½ ou 9 h. et voilà la vie à Batavia.

Mes bagages sont arrivés, je vais les reconnaître, je les fais placer dans ma chambre et vais causer avec un jeune Hollandais qui va à Bornéo où il est directeur dans une mine de pétrole. Je reviens ensuite dans ma chambre et, en entrant, je vois sur ma table carrée, un serpent dont la queue est entourée après la chaise voisine. Il ne bouge pas du tout, à ce point que je me demande s’il n’est pas en bois. Je l’examine : il a bien 1 mètre de long, il est gros comme mon pouce et a une tête excessivement petite. Deux ou trois chambres plus loin est allongé un avocat hollandais qui arrive à Batavia, je l’appelle et lui demande s’il a dans sa chambre un camarade semblable.

Il recule un peu stupéfait, mais le serpent commence à balancer sa tête et à sortir sa langue qu’il fait remuer vivement.

J’appelle alors un Malais (ce sont les domestiques). Spada ! crie-t-on pour les appeler ; il vient et ne sait comment l’intrus est entré.

Mon avocat lui demande s’il est dangereux ; il dit bien que non, mais il n’ose s’approcher et va chercher un autre Malais avec un grand bâton qui tue le serpent. Du bout du bâton, il le pousse alors hors de la chambre, ce qui n’est pas sans émotionner mes voisins, car dans l’hôtel même le fait est assez rare.

M. F…, à qui je raconte la chose, vient le voir avec sa femme, ce qui n’est pas pour lui donner un grand goût pour ce pays où elle vient à contrecœur.

Le docteur m’a présenté ce matin à un M. V…, représentant d’une maison de Bordeaux et pour qui j’ai aussi un mot du directeur de la Banque néerlandaise de Singapour.

À 1 heure on sert la table de riz, qui n’est autre que du carry, mais bien autrement compliqué. D’abord du riz cuit à l’eau, ensuite une sauce verte très pimentée, puis au moins trente variétés de choses (omelette au jambon haché, poulet, jambon, poisson, piment, etc.). Il faut s’y connaître pour se composer une mixture mangeable, ce à quoi, malgré les conseils de mon voisin, je n’arrive pas. Heureusement, il y a après du beefsteak aux pommes, je me rattrape.

C’est le moment de faire la sieste, mais je n’en veux pas, il me tarde de savoir si je pourrai faire des affaires. Je prends un sados et vais trouver M. V… ; il me donne quelques adresses que je vais voir. Là aussi, c’est le même genre qu’à Singapour. Batavia est même énormément tributaire de cette ville d’où on fait venir tout ce dont on a besoin ; en faisant des affaires à Singapour, on en fait forcément avec Batavia. Je vois de suite qu’il n’y aura pas un grand intérêt à prolonger mon séjour dans l’île merveilleuse de Java au point de vue des affaires immédiates, et comme le climat est très pénible et que je tiens à terminer mon voyage rapidement, je reprendrai le premier bateau sans pousser jusqu’à Surabaïa comme j’en avais l’intention.

Je fais part de ma détermination à M. F… qui en est bien contrarié, d’autant qu’il me faudra repartir après-demain par le Godavery, qui m’a amené, sans quoi ce serait un retard de quinze jours. Il n’y a pas à hésiter.

La fameuse table de riz ne m’a pas réussi, car je suis pris, vers 7 heures du soir, d’une forte diarrhée. Je m’entoure de suite d’une bonne ceinture de flanelle et me couche de bonne heure. Malgré le moustiquaire, je suis fort piqué ; néanmoins, je dors assez bien sans penser à mon serpent.


Mardi 1er  mars.

Je me lève à 6 heures et vais me promener avec mon appareil photographique ; il fait déjà bien chaud.

Batavia ne ressemble à aucune autre ville. La nouvelle ville s’entend. Ce ne sont que villas au milieu d’immenses jardins. On ne voit pas de ville, on la cherche et on y est. Au milieu de ces grandes rues, un canal peu profond et charriant toujours cette eau jaune dans laquelle, du soir au matin, des hommes, des femmes et des enfants indigènes, se baignent où lavent du linge. À chaque escalier donnant accès à l’eau, deux ou trois femmes lavent du linge, le corps à moitié dans l’eau. C’est très curieux. Elles se défont de leur sarroug mouillé et en remettent un autre d’une façon assez discrète.

Je vois une grosse maison où j’ai pris rendez-vous et je traite une affaire qui aura des suites si la livraison donne satisfaction. Je m’entends en outre avec M. X…, à qui j’enverrai des types faits sur les modèles que j’ai pris à Singapour et nous convenons de conditions de vente, paiements, expédition, etc.

Le soir, vers 5 heures, nous devons aller avec M.  et Mme F… faire une grande promenade dans Batavia, mais comme très souvent et toujours à pareille heure, la pluie tombe avec violence, c’est un déluge et c’est le cas de dire : « Voilà la promenade à l’eau ». Alors, il faut rester sur sa chaise longue en attendant 8 h. ¼ pour aller dîner. C’est mortel, cette attente.

La vie à Java est une vie de plante. Enfin l’heure du diner sonne, nous nous retrouvons ensemble et il est 9 h. ½ quand nous sortons de table ; comme le bateau repart demain, je dis adieu au docteur et à sa femme et vais causer avec M. F… Pendant le dîner, sa femme, qui parle peu le français, me fait comprendre combien elle est triste en pensant que je retourne vers l’Europe dont elle se sent exilée, demain elle va pleurer. Pauvre petite femme, son mari est aux petits soins pour elle, mais elle regrette son pays et se fera bien difficilement à la vie de Java.

M. F… propose une promenade à pied sur le trottoir en face l’hôtel et nous sortons comme nous sommes (tête nue). On sort beaucoup tête nue le soir à Batavia : il fait si doux, même après la pluie.

Comme je n’ai pas vu la Koningsplein, il veut absolument que j’y aille, aussi il appelle un sados et nous y montons tous trois ; nous arrivons à la Koningsplein, sorte de place herbue, mais sans arbres, bien plus grande que le Champ-de-Mars. C’est pour former au milieu de la ville, un immense réservoir d’air pur. Une autre place du même genre, mais moins grande et au milieu de laquelle est un monument commémoratif de Waterloo, se trouve non loin de là.

Nous passons devant le théâtre, immense monument tout à jour et très beau où l’air circule de tous côtés. Il n’y a pas d’artistes, mais de temps en temps des troupes d’amateurs y jouent même l’opéra (Faust, Lackmé, etc.) ; nous circulons encore dans plusieurs rues, mais sans pouvoir se douter qu’on est dans une ville. De grands arbres sont de chaque côté et ce ne sont que des haies de verdure au travers desquelles on distingue une villa ici, là, etc., éclairée à l’électricité ; dans la vérandah on aperçoit plusieurs personnes allongées sur leurs chaises longues (toujours !!!). Nous rentrons à l’hôtel et M. F… s’excuse, il aurait voulu me donner un souvenir à emporter, mon départ précipité ne lui en a pas donné le temps, il m’en enverra un. Je le prie de n’en rien faire et de m’adresser seulement, quand il en aura, quelques photographies qu’il fait très bien. Madame F… est rentrée dans la deuxième chambre et revient avec deux petits écrans en soie brodée qu’elle me prie d’offrir en souvenir d’elle à ma femme dont je lui ai montré la photographie. Je prends congé de ces braves gens avec une véritable émotion de part et d’autre.


Mercredi 2 mars.

Levé à 5 h. ½, je boucle mes malles qu’on vient prendre à 6 heures. Je prends mon café allongé sur une chaise, à 7 h. je vais même déjeuner un peu, car à Batavia le café est à 6 heures et sans pain, de 7 heures à 8 h. ½ déjeuner sérieux composé d’œufs à la coque ou au plat, de jambon, viandes, fromage, fruits, de l’eau et une tasse de thé pour finir ; rien jusqu’à 1 heure où on sert le fameux riz. À 4 h. ½ tasse de thé sans pain ni gâteau et à 8 h. ¼ dîner ; les intervalles sont longs.

Il y a un détail de mœurs assez drôle et intrigant dans les colonies hollandaises. Dans les cabinets, très propres, point de papier, mais un alignement de 6 à 8 bouteilles d’eau sur l’un des côtés du siège. Les officiers de marine appellent cela le shampoing hollandais, ce n’est pas bien commode la première fois, mais on s’y fait.

Après avoir réglé ma note, il est 7 h. ½, je prends un sados et lui dis de me mener à la gare en passant par Koningsplein que je veux revoir de jour. Des soldats y font l’exercice. Nous arrivons à la station encombrée de voitures. Je prends mon billet et monte en wagon. Nous nous arrêtons au moins trois fois.

Nous arrivons à la gare de Priok.