Journal de voyage d'un Troyen en Extrême-Orient et autour du monde/de Hong Kong à Kobé

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Tous mes bagages sont là, descendus et rangés avec un tas d’autres. Peu après, le pisteur, après avoir fait charger le chariot, se dirige vers le quai où se trouve le petit vapeur qui nous mène au Rohilla.

J’avais presque l’intention de revenir dîner à Hong-Kong, une fois mes bagages chargés et ma cabine retenue, mais ma foi c’est loin et pour dîner seul à l’hôtel, mieux vaut rester à bord. Je reste sur le pont et m’accoude au bordage pour regarder les sampans qui sont autour de nous, attendant l’aubaine d’un passager à mener à terre.

Juste au-dessous s’en trouve un où le dîner est servi sur le carré du milieu ; l’homme, la femme, un enfant de 10 à 12 ans et un autre de 3 ans sont assis face à face ; entre eux une écuelle de riz et un grand plat où il y a un mélange de petits poissons, légumes, etc. Chacun a son bol qu’il remplit de riz cuit à l’eau, ils l’élèvent à la hauteur de la bouche comme pour boire et pan, pan, pan, avec les deux petits bâtons ils se bourrent la bouche. Un Anglais, accoudé à côté de moi, me fait remarquer le petit baby de 3 ans qui se sert déjà de ses baguettes comme un « old man » (vieil homme). C’est très comique !

Nous voyons aussi, dans un autre sampan, une femme qui tire de l’aviron avec son enfant attaché dans le dos.

Le premier coup du dîner sonne et peu après je revois mon Anglais en smoking. Diable, je ne pensais pas à cela. Vite, je descends et enfile mon smoking aussi.

Nous nous mettons à table. Je vois alors le capitaine qui en a invité deux autres à dîner. Ils sont au milieu de la table avec les autres officiers. Comme passagers, nous ne sommes guère que cinq ce soir.

Après dîner, nous allons sur le pont ; le spectacle de la ville éclairée du haut en bas est magnifique, en outre, plusieurs cuirassés, dont deux américains, envoient des projections électriques qui traversent l’espace. C’est féérique.


Dimanche 17 avril.

Il fait à peine jour quand le bateau s’ébranle, et nous voilà partis.

À 6 h. ½, un Chinois entre dans ma cabine et me demande si je veux du thé ou du café. Peu après, il m’apporte une tasse de thé avec des rôties beurrées. Je me lève vers 7 h. ½, m’habille tout doucement et monte sur le pont.

À 9 heures, le breakfast. Une espèce de soupe faite avec je ne sais quoi, de l’orge ; on dirait de la panade très épaisse. Ça s’appelle « porridge », j’en prends et regarde mon voisin qui saupoudre de sucre et inonde de lait. Je l’imite. C’est assez fade, mais ça doit se digérer facilement. Après cela, du poisson grillé, de la langue de bœuf fumée et de la confiture d’orange, voilà ce que je choisis sur le menu.

Comme boisson, deux tasses de café au lait, et, sur une assiette à côté, du pain et du beurre. Délicieux, ce beurre (entre parenthèses).

Tout le temps du repas, on tartine son beurre sur du pain grillé ou du pain noir, et on en mange avec tout, même avec des confitures. Ça n’est pas mauvais.

Après déjeuner, j’écris et lis jusqu’à 1 heure, et c’est le tiffin, autre déjeuner, où on choisit toujours sur un menu varié. Là, on boit de l’eau, ou ce que l’on veut bien s’offrir, vin, bière, etc. J’ai pris une bouteille de bordeaux et je retrouve, après le tiffin, ma bouteille commencée dans ma chambre au pied de mon lit, dans une boîte en bois faite ad hoc et, à chaque repas, elle se retrouvera à ma place à table ; cela peut me permettre, entre les repas ou pendant la nuit, de prendre quelques rasades dans ma cabine, ce qui est bien dans les habitudes anglaises.

L’après-midi se passe à lire, apprendre de l’anglais, etc. À 4 heures, thé et gâteaux ; à 7 heures, dîner. Nous sommes une dizaine de passagers, dont deux dames ; aussi, le soir, tous les officiers sont en grande tenue et les passagers en smoking. Là, je mange du veau rôti avec des pommes de terre bouillies et de la gelée de groseilles.

Mais je constate que, le soir, les menus sont écrits en français et le dîner servi à la française.

Le matin, en dehors de son assiette on a une autre petite assiette où est le pain, le beurre, et où on fait ses petits mélanges, mais le soir rien de tout cela.

Les officiers sont drôles avec leur petite veste de garçon de café, ouverte sur un gilet en cœur avec deux rangs de boutons dorés et un plastron de chemise éblouissant. J’essaye bien de comprendre ce qui se dit autour de moi, mais peine inutile, je ne distingue rien.

Après dîner, je monte sur le pont, me promène et trouve un Anglais qui parle un peu français ; nous faisons une longue conversation.


Lundi 18 avril.

Je fais un petit tour sur le pont ; ce qui m’amuse, ce sont les Anglais se rencontrant le matin. « Gaoud maonningue[sic] ». Ils se disent cela sans se saluer de la main ou faire le moindre sourire, on dirait que ce n’est pas à vous qu’ils parlent. Et ceux qui arrivent à table sans avoir vu personne encore : ils entrent, vont à leur chaise, s’assoient, et aussitôt, avec une espèce de petit regard circulaire, mais sans se dérider, « gaoude maonnigue[sic] » ; aussitôt, trois, quatre ou cinq « gaoude maonnigue[sic] » se répondent successivement, c’est à se croire transporté a l’ancienne mare aux grenouilles de Saint-André.

Moi aussi, je suis arrivé à pousser assez gentiment mon petit « gaoude maonningue[sic] », ce qui fait que je tiens assez bien ma petite partie dans le concert en question.

Déjeuner comme hier, mais en questionnant mon voisin et en lui donnant mon dictionnaire anglais, j’apprends que cette soupe « porridge » est faite avec de la farine d’avoine. Va pour de la farine d’avoine, c’est fade, voilà tout.

Après le breakfast je me mets à écrire jusqu’au tiffin et tout l’après-midi je potasse mes bouquins anglais. Le soir, après dîner, je reste une heure et demie au fumoir à écouter une conversation ininterrompue entre le capitaine et mon voisin de table, mais je ne comprends absolument rien et ne fais qu’y prendre un fort mal de tête. Un nouvel Anglais se décide à me dire quelques mots en français. C’est un prestidigitateur qui était à Hong-Kong et s’en va au Japon.


Mardi 19 avril.

Le temps est gris ce matin ; il a fait très beau hier, une mer d’huile, mais aujourd’hui c’est très humide, et il pleut même un peu. Le soir, le vent se lève et souffle avec violence, ce qui fait remuer le bateau pas mal et occasionne quelques places vides à table.


Mercredi 20 avril.

Toujours mauvais temps et froid. On ne peut pas faire grand-chose de ce temps, il est impossible d’écrire et difficile de lire. Je cherche toujours à comprendre ce qui se dit en face de moi, mais sans plus de succès. Décidément ce voyage en bateau anglais ne suffira pas à me perfectionner dans la langue anglaise. Jusque-là seulement, deux Anglais m’avaient fait voir qu’ils connaissaient le français, un autre me dit quelques mots et aussi une jeune miss qui voyage avec son papa. Ce dernier sait aussi un peu de français, mais il n’ose pas le parler. Un Américain qui est à table en face de moi m’offre, pour lire, un livre anglais sur le Japon ; il me dit aussi quelques mots de français, assez mal, mais enfin il arrive à se faire comprendre. La journée se passe tant bien que mal à être ballotté de droite et de gauche.


Jeudi 22 avril.

Je me lève de bonne heure, car nous arrivons en face des îles du Japon. Le soleil est levé et le paysage est très joli. Des îles accidentées et boisées surgissent de toutes parts. Elles sont vertes et se découpent sur le ciel en formes bizarres. Nous entrons dans un détroit bordé de chaque côté par ces îles, sortes de montagnes descendant en pentes rapides, quelquefois à pic jusqu’à la mer.

Des villages s’aperçoivent cependant à flanc de coteau. Afin de pouvoir cultiver, les habitants ont creusé la montagne pour former des suites de terrasses faisant des espèces d’escaliers à larges marches du haut en bas et où on voit déjà le blé tout vert, cela forme une suite de plates-formes d’un vert tendre, et de-ci de-là des pins bizarres aux feuilles d’un vert sombre, des morceaux de rochers ; c’est absolument ravissant et d’une variété infinie de formes. Mais le pilote arrive dans son bateau, il s’accroche après nous et nous dirige jusqu’en vue de Nagasaki, où nous jetons l’ancre.

Le bateau du service de santé arrive et deux ou trois médecins japonais montent à bord. Comme nous venons de Hong-Kong, où il y a la peste, nous devons être examinés. Déjà nous nous réjouissons de descendre à terre. Quelques-uns sont même tout prêts. Moi, je ne sais pourquoi, je pense qu’il n’y a pas lieu de se presser. Du reste, nous sommes encore loin de Nagasaki, et nous devrons nous en approcher davantage. On fait ranger tout le monde sur le pont ; les passagers de 1re  d’un côté, ceux de 2e  de l’autre, ensuite l’équipage et surtout les matelots, mécaniciens et chauffeurs chinois. L’un d’eux est un peu malade, mais on ne nous a pas dit ce qu’il a.

Les médecins japonais passent devant nous en nous comptant, pour voir si tous ceux qui sont sur le registre du bord sont là. Puis ils vont à l’avant du bateau voir le malade. Bientôt après, on l’apporte sur une civière, il est effrayant à voir, on le descend dans un bateau japonais où sont plusieurs infirmiers et on le mène à terre pour être examiné. On nous laisse entrevoir que peut-être nous allons avoir un jour de quarantaine, aussi ceux qui voulaient descendre à terre peuvent y renoncer pour aujourd’hui. Nous restons donc indécis sur ce qui va se passer, sans savoir que faire jusqu’à l’heure du breakfast (9 heures) pendant lequel s’engagent des discussions sur le malade du matin.

S’il est atteint de la peste, c’est huit jours de quarantaine, bigre ! Le paysage est joli, mais pendant huit jours c’est trop pour l’admirer. Après le déjeuner, le bateau japonais revient chercher à manger pour le malade. Alors, s’il lui faut à manger, c’est qu’il n’est pas trop malade. Bon espoir ! De trop courte durée, hélas ! car deux heures après nous apprenions que nous étions en quarantaine pour huit jours. Le Chinois avait bien la peste. Le docteur du bord l’avait bien vu, il avait même passé toute une nuit près de lui, mais n’avait rien dit pour ne pas nous effrayer. Le pavillon jaune est hissé, ce qui indique que nous sommes contaminés et demain matin on nous mènera au sanatorium pour y prendre un bain pendant que nos habits seront passés à l’étuve et qu’on désinfectera le bateau. Ennuyeuse perspective ! Un médecin japonais reste à bord pour s’assurer que nous n’essayons pas de forcer la consigne. On complote sur ce qu’on fera pour éviter que nos effets propres ne passent à l’étuve, ce qui abîme tout. Le capitaine nous engage à préparer tout ce que nous voulons sauvegarder et après le dîner auquel assistera le Japonais, il l’entraînera à l’écart et on descendra tout à la cale en ne laissant dans nos cabines que les choses non fragiles.

Pour commencer, nous allons faire chacun un ballot de notre linge sale que nous remettons au bateau japonais, puis nous traînons jusqu’au dîner en préparant nos malles.

Le dîner n’est pas gai, car c’est un rude contre-temps. Plusieurs, comme moi, comptaient avoir douze à quinze jours à passer au Japon et ne vont plus en avoir que quatre ou cinq. Après dîner, pendant qu’on occupe le Japonais sur le pont, les malles sont descendues à la cale et nous allons nous coucher de bonne heure, car le breakfast de demain est à 8 heures, au lieu de 9, pour la petite promenade.


Vendredi, 22 avril.

Levé à 6 h. ½, je constate que j’ai un peu de diarrhée et il fait froid. On a dû monter le poêle dans la salle à manger. Aller en bateau prendre un bain de ce temps, ça n’est pas gai.

Le déjeuner a lieu à 8 heures. Plusieurs costumes excentriques ont été mis par des passagers qui craignent pour leurs effets. Mon voisin a emprunté un costume de toile au capitaine, mais il n’a pas chaud.

On commence par embarquer les Chinois qui reviennent deux heures après. Nous prenons le tiffin avant de partir à notre tour. On rit de la situation. Comme je ne veux pas mettre mon pardessus, je prends ma couverture de voyage et me roule dedans comme dans une robe. Il faut croire que mon idée parait bonne, car presque tous les passagers vont peu après prendre la couverture de laine blanche de leur lit et reviennent enveloppés dedans ; ce qui provoque encore des éclats de rire. Moi-même, je redescends remettre ma couverture de voyage pour prendre celle de mon lit. Je mets ma petite calotte de voyage, et par-dessus une serviette blanche arrangée en turban, comme les garçons coiffeurs font quelquefois après vous avoir fait une friction. Je m’enveloppe de ma couverture blanche et, majestueux, je remonte drapé comme un Arabe. J’obtiens un certain succès et je reste dans cet accoutrement jusqu’au sanatorium.

Bientôt nous montons en bateau et remorqués par un petit vapeur japonais, nous arrivons au quai de l’établissement, assez loin de Nagasaki. Nous sommes tous les passagers de 1re  et de 2e  ensemble et les officiers ; il y a en tout, trois dames. La femme du prestidigitateur, la jeune miss et une grosse bonne femme qui est aux 2e  avec son mari. J’admire l’attitude de la jeune miss qui a conservé sa gaité au milieu de ces péripéties. Arrivé au sanatorium, on nous fait entre dans une grande pièce au fond de laquelle cinq cabines pour se dévêtir. On commence d’abord par remettre sa montre et ses objets précieux à un Japonais qui les met dans un petit sac bleu numéroté et vous remet un jeton de cuivre portant le même numéro. Ensuite, entrant dans une cabine, je trouve sur une chaise une corbeille rectangulaire contenant un sac de toile numéroté dans lequel la corbeille peut entrer, une serviette, une robe japonaise en toile à fleurs bleues et une paire de sandales. Je revêts la robe japonaise et mets mes effets dans la corbeille qui est ensuite placée dans le sac.

À un cordon du sac est un anneau numéroté qu’on se passe au doigt. On est alors dirigé dans une chambre à côté où sont les cabines de bain, pendant que les sacs d’effets sont dirigés à l’étuve. À chaque sortie de la première cabine, revêtu de la robe japonaise, on est salué d’éclats de rire des autres attendant leur tour. Dans la cabine de bain se trouve une grande auge en pierre dans laquelle coulent constamment deux robinets d’eau chaude et froide. Après le bain, ou plutôt une espèce de douche hollandaise, avec un bassin de cuivre, je trouve dans l’entrée de la cabine une corbeille contenant une grande serviette éponge, une robe japonaise en flanelle et une autre en laine ouatée, des chaussettes de laine rouge, fabrication anglaise, et des sandales. Ainsi vêtu, je sors de ce bâtiment pour monter un escalier couvert de 50 à 60 marches et arriver devant un autre corps de bâtiment ; l’établissement étant à flanc de coteau au bord de la mer. Un large couloir ciré avec tapis au milieu et tout le long, à droite et à gauche une série de chambres tapissées dans lesquelles nous nous rhabillerons tout à l’heure. Enfin, au fond, une grande salle carrée et cirée : au milieu, une longue table de 25 couverts où sont déjà assis mes compagnons ayant terminé avant moi ; tous en robes japonaises plus ou moins variées et attablés devant une tasse de thé avec du lait et des cigares. Une bonne japonaise fait le service en riant, de sa bouche grande ouverte qui nous montre ses superbes dents noires comme l’ébène. Nous prenons notre thé en nous esclaffant à chaque nouvelle entrée d’un nouveau japonais d’occasion.

Mais les habits tardent à revenir, alors comme devant la pièce est une terrasse allant tout le long du bâtiment et au-dessus de la mer et qu’il fait moins froid que le matin, nous allons nous y promener en traînant nos sandales. Enfin, les premiers sacs arrivent, je reconnais le mien et l’emporte dans une chambre, je l’ouvre anxieusement. Je tire ma chemise de flanelle, tout fume en sortant. Elle est un peu jaunie ma chemise et mon col en celluloïd est tout cassé et jaune comme une orange. Mes effets sont d’un froissé inimaginable et quand je sors affublé de tout cela, c’est une hilarité énorme. Mais les autres sont bientôt logés à la même enseigne et, quand nous revenons au bateau, nous avons l’air d’une bande de chiffonniers. Nous nous précipitons dans nos cabines, mais il n’y a rien de dérangé. Somme toute, c’est une fumisterie, cette désinfection, et, ça ne peut donner d’autre résultat que de contrarier les passagers et leur abîmer leurs effets. Enfin, c’est passé, nous allons être tranquilles, trop tranquilles pendant huit jours. Je vais pouvoir étudier l’anglais ; la jeune miss qui parle bien français, m’offre de parler avec moi, car elle désire aussi se perfectionner en français. Le dîner se passe en faisant des allusions aux incidents de la journée ; la soirée également, et chacun va se coucher, résigné.


Samedi 23 avril.

Il fait un temps superbe, c’est au moins une compensation. En allant sur le pont, je vois les matelots en train de gréer deux petites embarcations du Rohilla. J’apprends que le capitaine a donné l’ordre de préparer ces bateaux pour que nous puissions nous distraire un peu en faisant de petites promenades sur l’eau, mais sans atterrir.

Après le tiffin, au moment où je me mets à écrire, l’Américain arrive me dire : « Messé voul vou véné avé moi dans petit bateau ».

Je lâche la plume et y cours. Je prends place près du barreur, qui est un officier. Les tireurs (c’est un canot à avirons) sont : 1o  un passager qui voyage pour son agrément. C’est un ancien officier de l’armée anglaise, grand et sec, âgé de 51 ans. On ne les lui donnerait pas ; le 2e  est l’Américain ; le 3e , un grand Anglais, flegme, et à l’air maladif ; le 4e , un autre jeune Anglais, mon voisin de table, tous passagers, et le docteur du bateau. Et nous voilà partis, tous tirant comme des enragés sur des avirons, presque comme des poteaux télégraphiques. Ces braves gens tirent l’aviron pendant une heure ; on va même chercher le bateau à voiles où est monté le capitaine avec les autres passagers, et qui est en panne faute de vent, et on le ramène, ce qui doit augmenter sensiblement la charge qui est déjà bonne, comme j’ai pu m’en assurer le lendemain. Nous rentrons au bateau un peu ragaillardis par cette petite sortie.

Le soir, au salon, la dame du prestidigitateur qui a une très jolie voix, nous chante une série de romances anglaises dans lesquelles je ne distingue que : « My love, I love you etc., car dans toutes les romances anglaises, le mot love est le plus fréquemment employé. Néanmoins, c’est très joli et cela fait passer un bon moment. On me prie de faire de la musique et je m’exécute ; bref, la soirée se passe plus gaiement.


Dimanche 24 avril.

Beau temps également.

Je vois affiché, qu’un service sera fait à 11 heures, dans le salon de musique. Or le salon a tout au plus 3 mètres sur 4 et est très bas de plafond. Je me promène sur le pont et assiste à la revue de tout l’équipage, par le capitaine et les officiers en grande tenue. Ils sont suivis par les trois ou quatre médecins japonais qui viennent tous les jours. Tout petits ces Japonais et habillés tout de noir. Dolman de drap noir, sans boutons, mais agrafé devant, culotte noire collante et casquette marine noire avec un ou deux galons d’or. Plusieurs parlent un peu l’anglais ; Ah ! cette langue anglaise, on peut aller partout avec. C’est pour cela que les Anglais n’en apprennent en général pas d’autre. En passant près du salon, je vois qu’on a recouvert la table avec le pavillon du bateau et des livres sont disposés tout le long du canapé qui fait le tour du salon. Miss me demande si j’irai à la cérémonie, je lui dis que non, par crainte d’être irrespectueux, en riant de ce spectacle nouveau.

Elle me dit qu’elle a constaté que les Français ne se moquaient cependant jamais, lorsqu’un étranger parle mal en demandant un renseignement, tandis que les Anglais, lorsqu’un étranger parle mal en anglais, se tordent avant de lui répondre, ce qui n’est pas poli. De là sans doute leur hésitation à se décider à parler à un étranger dans sa langue, quand ils la connaissent un peu. La cloche sonne, c’est la cérémonie qui va commencer. Le capitaine préside et tous les passagers et officiers y sont. L’un d’eux est au piano et ils chantent des cantiques religieux accompagnés par le piano. Entre temps, j’entends la voix du capitaine qui lit la bible et des prières où il y a des réponses.

J’entends et vois cela par les fenêtres ouvertes ; c’est très curieux.

Au bout d’une demi-heure, la cérémonie est terminée et nous allons bientôt au tiffin. Après quoi nous montons en bateau, je prends un aviron, c’est le capitaine qui barre, et il trouve que c’est moi qui tire le mieux ; du moins cela m’est répété plus tard par la jeune miss. Nous arrivons au sanatorium et montons de suite au bâtiment qui domine la mer et où est la grande salle. Quelques-uns avec le capitaine ont obtenu de franchir les clôtures en ficelle et sont montés jusqu’en haut de la colline boisée. Moi, pour cette fois, je suis resté en bas avec les autres et nous préparons le thé ; quand les promeneurs reviennent nous prenons le thé avec des gâteaux, beurre, etc. puis nous rentrons au bateau. Le reste de la journée se passe sans incident.

J’ai oublié de dire qu’hier nous avons eu connaissance de la dépêche annonçant la guerre déclarée entre l’Espagne et l’Amérique.

Il y avait cinq bateaux américains dans les environs de Hong-Kong qui ont dû se précipiter sur Manille. Aujourd’hui nous espérions des nouvelles, mais rien.


Lundi 25 avril.

Le temps est gris comme s’il voulait pleuvoir et justement nous devons aller en bateau pendre le tiffin d’une heure et le thé de 4 heures à terre, toujours au sanatorium, puisque nous n’avons pas le droit d’aller ailleurs. Tant pis, un peu après le déjeuner de 9 heures, nous montons dans un bateau et partons.

Cette fois, je monte en haut de la montagne avec les autres. C’est une véritable ascension qui me rappelle la petite grimpette de Saint-Roch près Chaumont. La pente est très raide, comme un escalier, et dans beaucoup d’endroits des roches qui sortent de terre tiennent lieu de marches, et de marches élevées, il faut lever les pieds. C’est à travers un bois de pins et d’autres arbres très épais, nous empêchant de voir derrière nous. Mais nous arrivons à une première terrasse et la vue est splendide, admirable, au loin, en avant, le fond de la baie profonde faisant le port de Nagasaki.

Beaucoup de bateaux, navires et vaisseaux de guerre sont amarrés là, côte à côte, se détachant sur les maisons de Nagasaki qui semblent elles-mêmes grimper à l’assaut des montagnes, formant le fond du tableau.

Nous montons encore plus haut, tout en cueillant des violettes, des fleurs de fraisiers et comme de l’aubépine blanche et des boutons d’or.

Plus nous montons, plus la vue est belle, et nous ne pouvons nous empêcher de dire que si on n’était pas forcé de rester là, on y resterait bien par plaisir. Nous nous décidons cependant à descendre, ce qui est bien plus difficile que de monter, à cause des glissades, mais, sauf un ou deux accidents sans gravité, nous sommes revenus à la grande salle où le tiffin est servi. Des langoustes délicieuses, de la langue de bœuf conservée qui pourrait lutter avec avantage avec celle de Troyes, et des pickles. Nous mangeons dans la faïence japonaise. Ce sont des assiettes blanches avec quelques fleurs bleues jetées ici ou , tantôt sur un côté du fond de l’assiette, tantôt sur un côté du bord.

Le tiffin est fort goûté. Je mange avec un appétit terrible. Ensuite, nous nous repromenons jusqu’à 4 heures, nous refaisons le thé et rentrons au bateau. Quel dommage que le soleil ne se soit pas mêlé de la partie au lieu d’un temps gris et froid.

Mardi 26 avril.

Aujourd’hui le temps est superbe. Nous nous promenons sur notre prison flottante, je lis de l’anglais avec la petite miss, mais je ne constate pas que je fasse beaucoup de progrès. Je ne comprends toujours pas mieux la conversation. Je vais écrire mon journal.

Après le tiffin, nous remontons en bateau pour aller prendre le thé à terre. Nous regrimpons la montagne en emportant tout ce qu’il faut et, là-haut, sur un plateau ombragé de grands arbres, qui devait être un fort autrefois, car il est bordé par des murs de quinze pieds de haut, nous allumons un feu de bois pour faire chauffer la bouillotte à thé. Je prends deux ou trois clichés, un de notre prison flottante que nous dominons, et un autre de la scène du thé, avec au fond la vue du port de Nagasaki. S’il y a assez de lumière, ce dont je doute, ce sera merveilleux.

J’attrape un des nombreux papillons que nous voyons ; ils sont tous tout noir, avec quelques points et raies qui ont l’air en or ; je le place précieusement dans du papier de soie en souhaitant qu’il se conserve pour un jeune collectionneur de mes amis. Nous restons longtemps assis sur le rebord du mur qui entoure le terrain où nous sommes et, les jambes pendantes dans le vide, nous regardons le spectacle admirable que nous avons à nos pieds.

Nous dominons l’entrée de la baie formant le port, de sorte que tous les bateaux qui touchent Nagasaki entrent et sortent en passant devant nous. Nous voyons partir le Doric où se trouve M. C… qui me conseillait de partir avec lui. Puis vient un cuirassé russe, la visite sanitaire a lieu en face de nous. Le cuirassé entre au port où bientôt il salue le drapeau japonais de cinq à six coups de canon. Un autre cuirassé russe, mais plus petit que le premier, arrive bientôt après et des bateaux japonais, facilement reconnaissables à leur pavillon blanc, avec une grosse boule rouge au milieu, et des sampans et des jonques aux voiles bizarres et à la forme étrange. C’est un va-et-vient perpétuel. Mais les plus curieux sont les sampans à avirons. Les avirons sont faits en deux morceaux. La partie de la palette est reliée au manche de manière à former un angle très obtus avec lui ; on accroche simplement dans un petit tacket en bois, et l’autre partie près des poignées est maintenue par une corde au bateau. L’homme ou la femme est debout et imprime à l’aviron un mouvement de va-et-vient qui le pousse sans arrêt. Ils peuvent être cinq, huit, dix rameurs ; ça va toujours sans qu’il soit besoin qu’ils tirent tous avec ensemble. C’est pourquoi hommes, femmes et enfants peuvent y mettre la main, chacun avec la force qu’il possède. Mais le signal du départ est donné, nous redescendons et rentrons à notre bateau. À chaque voyage nous rapportons une gerbe de fleurs qui agrémentent la table de belles corbeilles.


Jeudi 28 avril.

Le temps est toujours beau, aussi dès le matin, quelques passagers vont faire un tour de canot. J’ai oublié de dire que le pauvre Chinois descendu à terre, malade de la peste, était mort deux jours après notre arrivée, de là les mesures rigoureuses prises. Nous avons été gardés nuit et jour par un petit sampan contenant un garde japonais. Mais des provisions fraîches sont apportées tous les matins et le poisson surtout est délicieux. Après le tiffin de une heure, nous partons en canot. C’est moi qui tiens la barre et, comme arrive un grand bateau de guerre allemand, nous obliquons un peu pour nous en approcher. Ils ont adopté les couleurs anglaises, ce qui fait bisquer mes compagnons ; bateau blanc et cheminées jaunes, et quand on reconnaît que c’est un allemand : « Allons-nous-en, dit l’un, ce n’est qu’un allemand ».

Ils m’avouent que depuis quelque temps ils n’ont aucune sympathie pour les Allemands, tandis que pour les Français, c’est différent. Je tiens donc la barre du canot et oblique brusquement du bateau allemand vers le sanatorium. Nous montons à la terrasse que nous avons adoptée pour faire le thé et nous nous mettons immédiatement en quête de bois mort pour faire le feu. Chacun s’y met, même la jeune miss qui revient au bout d’un bon moment avec une brassée de bois bien coupé. Un officier est avec elle et en a encore plus. En cherchant, ils sont arrivés à un endroit où des bûcherons avaient préparé du bois pour mettre en fagots et, comme ils n’avaient rien pour le rapporter, l’officier a déchiré son mouchoir en trois bandes avec lesquelles il a lié les trois fagots. Et voilà ! Déjà le feu est allumé et fume, mais nous attendons la deuxième fournée de passagers que le canot est retourné chercher. Ils arrivent bientôt après.

Le docteur du bateau porte un panier rempli de provisions, un autre porte une énorme cafetière, un autre la théière en porcelaine. Pendant que l’eau chauffe, miss et Mme H… étendent sur des tartines de beurre un pot de confitures de fraises et deux assiettes de ces tartines sont bientôt préparées. Nous sommes assis sur l’herbe, quand tout à coup, en se reculant, Mme H…, qui a une robe de piqué blanc, s’asseoit en plein sur une assiette de tartines de confitures de fraises. Je crie : « Prenez garde ! » Il n’est plus temps. Elle se retourne et nous montre un tableau désopilant. La robe a un placard de fraises, non ! c’est à se tordre, mais pendant que je ne pense qu’à m’esclaffer, un officier anglais tient la robe tendue avec la main, tandis qu’un autre gratte le placard avec un couteau, et cinq minutes après on n’y pensait plus. En France, la dame aurait encore, je crois, sa robe tachée et les assistants seraient encore en train de se tenir les côtes.

Et nous nous remettons à la préparation du thé, que nous dégustons peu après, avec les fameuses tartines, tout en voyant passer un énorme vaisseau russe à quatre cheminées et le pont tout couvert de soldats.

Pendant ce temps, le bateau allemand que nous voyons ancré, près des deux russes, arrivés précédemment, salue de six coups de canon le drapeau japonais. Quel spectacle grandiose et magnifique avec ce soleil resplendissant, ça fait presque regret de quitter cela demain.

Nous remballons les ustensiles et retournons au bateau. Le soir je développe deux ou trois clichés avec M. C…, qui a pris une vue du groupe admirablement venue ; il me promet de m’en envoyer une.


Vendredi 29 avril.

La matinée est belle, et nous allons en canot faire le tour des deux îles que l’on voit proches de nous.

Après le tiffin, les médecins japonais viennent et nous délivrent de notre quarantaine ; le pavillon jaune est enfin descendu aux acclamations des assistants et, bientôt après, l’ancre levée, nous partons au port de Nagasaki. Nous entrons et voyons à gauche les trois vaisseaux russes ; à droite, le cuirassé allemand et deux ou trois bateaux anglais, mais pas un seul français. Je vois cependant le drapeau français flotter au-dessus du consulat, et je le salue de loin. Je n’ai pas reçu de passeport, j’ai donné mon nom au capitaine, qui a dû l’envoyer au consul de France en même temps que ceux des Anglais et Américains à leurs consuls ; ils ont leur passeport depuis deux jours et moi, non. En arrivant, je vais à l’agence où l’on me dit qu’il faut que j’aille moi-même au consulat, ce que je fais. Je trouve le consul, qui est un M. S…, d’Arc-en-Barrois, en voyant son nom, je lui ai demandé s’il n’était pas Haut-Marnais. Il a bien connu mon grand’père, de nom tout au moins. Il me dit que la demande de mon passeport ne lui a pas été transmise et qu’il faut télégraphier à Kobé. Il me rédige un télégramme que je vais porter et me donne beaucoup de renseignements sur le Japon. Je vais ensuite me promener par la ville en admirant les boutiques curieuses et qui se suivent sans interruption. Mais j’ai perdu les autres passagers et je suis obligé de me promener seul jusqu’à 6 heures et demie, où je rentre au bateau par la chaloupe.

Après le diner je vais voir charger le charbon, ce qui est excessivement curieux. Le charbon japonais est très fin, mais comme il est un peu humide, il ne dégage pas de poussière. On le met dans de petites corbeilles qui sont passées de main en main par quatre chaînes de coolies, hommes et femmes. Et ça court ce panier, on n’a pas le temps de le suivre tellement il va vite. Et dans la chaîne on voit de jeunes femmes, des gamines et tout cela va travailler peut-être jusqu’à minuit, depuis trois heures où nous sommes arrivés. Les paniers sont vidés à l’arrivée, dans un baquet posé sur une balance. Aussitôt que le plateau baisse, le baquet bascule et vide le charbon dans la cale, tandis que huit scribes chinois, deux par balance (il y en a quatre), inscrivent les pesées. Mais cela va si vite. Les paniers arrivent aussi vite qu’on peut les compter, 1, 2, 3, 4…, et sont rejetés vides sans regarder. Ils tombent où ils peuvent, sur la tête des coolies qui font la chaîne, ça ne fait rien, ils en rient sans s’arrêter de passer les paniers. C’est tout à fait incroyable et j’y retourne plusieurs fois dans la soirée.


Samedi 30 avril.

Il fait assez beau, le bateau est reparti à quatre heures du matin et nous nous retrouvons en pleine mer. On distingue cependant vaguement la côte. Nous voyons passer plusieurs bateaux, dont un steamer français des messageries maritimes ; c’est l’Indus qui revient de Yokohama, et que j’aurais voulu prendre le 12, à Hong-Kong. Je salue le drapeau français qui échange un salut avec le pavillon anglais du Rohilla. Je voudrais pouvoir lui remettre une lettre pour Troyes, mais je n’ai plus le bras assez long et elle n’arriverait guère que deux ou trois jours avant moi.

On a affiché, il y a deux jours, que nous devions payer notre nourriture pendant la quarantaine, soit 20 shillings par jour, 70 shillings 90 fr. environ. Cela est marqué dans tous les livrets de conditions de passage. Si par une avarie quelconque on est obligé de stationner pendant plusieurs jours, les passagers sont tenus de payer un surplus suivant le nombre de jours.

Mais le major anglais ne veut pas entendre parler de cela, il me demande si je pense comme lui. Bien sûr que je ne tiens pas à payer.

Nous allons protester, dit-il, et nous ne paierons pas. Il a télégraphié de Nagasaki à l’agence à Yokohama en disant que nous protestions, nous aurons une réponse à Kobé.

D’abord, le Rohilla, à cause du retard, ne peut plus aller jusqu’à Yokohama ; nous allons donc être obligés d’aller de Kobé à Yokohama sur un autre bateau ou par chemin de fer. Cette deuxième perspective ne me déplaît pas ; j’avais l’intention de le faire pour traverser ainsi tout le Japon. La journée se passe à causer de cela. Il y a une difficulté pour moi, c’est que je n’ai plus d’argent et je ne pourrai toucher qu’à Yokohama, je crois. Si je le voulais, je ne pourrais payer l’indemnité de quarantaine. J’en parle à l’Américain qui a son programme tout tracé. Il doit aussi prendre l’Empress of India le 6 mai à Yokohama, il ne lui reste donc plus grand temps pour voir le Japon, mais il faudra quand même qu’il voie tout. Il a étudié à fond ses guides et connaît son affaire. Nous arriverons demain, dit-il, à Kobé, vers midi ; l’après-midi je visiterai Kobé, lundi matin Osaka ; je serai le tantôt à Kioto, l’ancienne capitale ville la plus intéressante. J’en repartirai le mardi dans la journée pour Yokohama, je m’arrêterai coucher en route pour voyager de jour et voir le paysage. J’arriverai à Yokohama mercredi soir, irai visiter Tokio, la capitale actuelle le jeudi, j’aurai le vendredi matin pour voir Yokohama et à midi à bord de l’Empress of India.

J’irais bien avec vous, mais je n’ai plus d’argent. J’en ai pour deux pour cette traversée, en voulez-vous ? Accepté ! et voilà comment je vais visiter le Japon avec un Américain.


Dimanche 1er  mai.

Temps très brumeux, ce qui nous empêche de bien voir les îles innombrables de la mer intérieure du Japon. Nous rencontrons des masses de barques de pêcheurs que nous faisons danser quelque peu au passage.

Nous pensions arriver à midi, mais à midi le capitaine me dit que ce ne sera que pour 2 heures ½. Nous arrivons en vue de Kobé à 2 heures ½ ; le bateau sanitaire arrive, nouvelle revue, pourvu qu’un autre chinois ne soit pas malade. Non, heureusement, mais avec toutes ces formalités, nous ne serons pas à quai avant 4 heures. Je vois la malle française, le Laos, qui va à Yokohama, je pourrais y faire transporter mes bagages et filer avec. Cette idée me tente un peu, mais je ne traverserais pas le Japon ; j’y renonce.

Enfin nous sommes à quai à 4 heures. L’agent de la compagnie monte à bord et va causer avec le capitaine qui lui a télégraphié que quelques passagers se mutinaient pour payer.

Nous attendons encore une demi-heure la décision ; mais, fatigué, je fais porter ma valise à l’hôtel Oriental et j’y vais ; je saurai cela plus tard. Mon Américain y arrive peu après moi et nous partons de suite, chacun dans un pousse-pousse, visiter le temple principal de Kobé et la cascade voisine.