Journal de voyage d'un Troyen en Extrême-Orient et autour du monde/au Japon

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Pour la cascade, nous grimpons la montagne pour mieux la voir ; il fait chaud, bien qu’il pleuve un peu, mais enfin nous arrivons à une maison de thé, juste en face de la chute et à flanc de coteau à pic.

C’est très pittoresque de ce point. Deux Japonaises nous offrent du thé et des gâteaux que nous prenons en regardant le paysage et essayant de causer japonais. Mon Américain a appris quelques mots qu’il place, mais il ne comprend pas les réponses. Le temps passe, nous redescendons la montagne et faisons encore courir nos pauvres pousses jusqu’à Hiogo où nous visitons un autre temple et nous rentrons à l’hôtel à sept heures du soir. Voilà du temps bien employé.

Le lendemain matin mon Américain doit partir et il me demande si je serai prêt, lorsque je pense que je n’ai pas de passeport. Il me dit : « Eh bien ! allez chez votre consul, il doit être prêt. — Mais, c’est dimanche, et il est neuf heures du soir. — Oh ! cela ne fait rien ; pour cela il n’y a pas d’heure. Et effectivement, un Anglais ou un Américain le ferait ainsi. Je vais du côté de chez le consul, mais il pleut, la rue est noire et je ne vois ni plaque de sonnette, ni lumière ; j’y renonce pour ce soir. Je ne m’arrêterai pas à Osaka et de ce temps je ne le regrette pas.


Lundi 2 mai.

Je me lève et vais à la fenêtre ; il fait un temps de chien. J’ai très bien dormi dans un bon lit, la chambre est très confortable. Lumière électrique au milieu, lampe électrique sur la table de nuit, etc. Le maître d’hôtel est Français.

À 9 heures, je vais chez le consul de France, je ne vois que son secrétaire, espèce de vieux rond-de-cuir qui me dit que le passeport n’est pas prêt, parce que sur la dépêche de M. S… il n’y avait ni prénom, ni profession. C’est idiot, car cela ne sert à rien, il aurait pu mettre un prénom quelconque et une profession.

M. S… avait mis : « Préparez passeport pour D…, passager du Rohilla. Service personnel ». Il avait ajouté les deux derniers mots après coup, pour être sûr que je l’aurais, connaissant le consul de Kobé pour être un peu administratif. Joli succès ! Il fallut donc que le scribe remplit un formulaire de demande et qu’ensuite j’aille à l’hôtel de ville japonais, situé, au diable avec cette demande. Mais là j’ai été servi assez rapidement, quoique ces Japonais soient encore plus administratifs que nous. Enfin, me voilà rentré à l’hôtel en règle. Je déjeune, car le train part à midi. Ah ! la veille au soir j’ai appris que nous avions obtenu gain de cause auprès de la Compagnie, qui ne nous fait pas payer la nourriture de quarantaine et nous donne un billet pour Yokohama par chemin de fer. J’ai donc été au bureau de la Compagnie et ai retiré mon billet de chemin de fer, mes gros bagages seront mis sur le Canton, qui part demain pour Yokohama. À midi, je me rends à la gare et retrouve trois Anglais du bateau ; je monte avec eux.

L’Américain, malgré ce temps de chien, est parti le matin ; nous devons le reprendre à Osaka et lui remettre son billet de chemin de fer.

Nous partons ; dans notre compartiment de 1re il y a assez de monde, d’abord nous quatre, un autre groupe d’Anglais, et deux ou trois Japonais européanisés. C’est un wagon avec banquettes de côté, comme dans un omnibus. Au fond, les W. C., très confortables, avec cuvette pour se débarbouiller, savonnette, serviettes et en outre une carafe d’eau et un verre, grande glace. Le wagon est éclairé à l’électricité.

Ils ne sont pas en retard, ces Japonais. Du reste, ce qu’il y a de curieux dans leurs villes, c’est le nombre prodigieux de fils télégraphiques électriques, téléphoniques. Ils voyagent énormément. Aussi les secondes sont bien garnies et les nombreux wagons de troisième sont bondés dans tous les trains que nous rencontrons.

Nous arrivons à Osaka à 1 heure. Nous regardons partout sur les quais, mais pas d’Américain.

Le train repart. Osaka est la ville la plus industrielle du Japon. Dire le nombre de cheminées d’usine qu’on voit, est impossible. C’est inouï et Troyes, qui parait en avoir beaucoup est de la Saint-Jean à côté. C’est une grande ville très étendue. Le temps semble s’éclaircir un peu ; de chaque côté de la voie les champs sont cultivés avec un soin très grand ; on dirait qu’on traverse des jardins maraîchers plutôt que des champs. Tout est tiré au cordeau. Comme le terrain est très humide, ils sont obligés de faire de grosses ornières les unes à côté des autres par où l’eau s’écoule. Entre deux ornières il y a un petit talus semé de blé, d’orge ou de navette.

Ce qu’il y en a de la navette ! des étendues très grandes et comme elle est fleurie en ce moment, cela produit d’énormes taches jaunes.

Tout je reste est d’un beau vert de différents tons, du plus tendre au plus fonce, et au fond la chaîne de montagnes très variées de formes et de couleurs, tantôt plantées de pins vert sombre là des rochers marron, ici du sable, et plus loin des pics élevés ont leur sommet couvert de neige. Tout le long de la voie, des maisons, des villages qui semblent se tenir les uns aux autres tellement ils sont rapprochés et des gens partout dans les champs. Un petit filet d’eau sort-il de la montagne, vite il est recueilli dans une conduite en bois qui l’amène tomber sur la roue d’un petit moulin. Pas un pouce de terrain cultivable n’est perdu. Nous arrivons à Kioto à 3 heures, nous prenons des pousse-pousse et, après une bonne demi-heure de trot, nous arrivons à l’hôtel.

Sur le registre où nous inscrivons, nous voyons que notre Américain nous a précédés.

Kioto est l’ancienne capitale du Japon, c’est l’une des villes rares restées japonaises. Malgré cela, un tramway électrique sillonne les rues nombreuses. La ville est excessivement étendue. Cela ressemble à une série de travées d’un immense champ de foire. Toutes les maisons qui n’ont qu’un tout petit premier étage, sans grenier, forment au rez-de-chaussée une boutique ou un atelier tout grand ouvert, et il y en a, toujours et toujours, avec de grandes lanternes japonaises en papier, surmontées d’un parasol, également en papier, pour garantir la lanterne de la pluie. Et les gens aussi ont presque tous de ces parasols, même ceux qui traînent des voitures à bras.

Du reste il pleut. Leurs voitures à bras ressemblent à des charrettes de tonnelier, mais sans grands bras, une simple poignée de chaque côté ; l’homme qui traîne est par côté. À droite, par exemple, il tire de la main gauche, tandis qu’une corde passée à son épaule droite est rattachée au chariot un peu en arrière, il a donc sa main droite libre pour tenir son parasol. Les rues sont étroites et animées, de sorte que les pousse-pousse sont obligés de crier à chaque instant pour faire déranger les gens et avant le tournant des rues pour prévenir des rencontres : « Oh ! oh ! oh ! » Ça fait un potin et ils courent au milieu de tout cela.

Nous allons visiter le plus grand temple. C’est colossal, ces dômes en bois sculpté, et l’intérieur tout en laque ou en or ou en laque d’or, c’est d’une richesse inouïe ! On nous met des chaussons de toile par-dessus nos souliers pour y pénétrer et nous passons plus d’une heure à admirer.

Plusieurs temples se rejoignent et, dans les galeries, c’est une suite de chapelles avec peintures ou dessins sur laque, de toute beauté.

Nous montons voir l’énorme cloche en bronze qui est à mi-côte et recouverte d’un dôme en bois, puis nous redescendons des escaliers énormes en pierre, dont les marches ont une hauteur double des nôtres, ce qui nous fait lever les jambes en montant et sauter en descendant, ce qui est assez fatigant.

Ensuite, nous allons visiter un fabricant d’objets en cloisonné et voyons comment cela se fabrique. Quel travail, grand dieu ! Il faut l’avoir vu pour s’en douter. Un simple vase de trente centimètres de hauteur demande jusqu’à cinq mois de travail ; aussi, tout est fort cher.

Nous nous promenons à travers la ville jusqu’au dîner et, ensuite, nous allons voir des danseuses japonaises. C’est très original, ces petites mousmés faisant leurs petits gestes mignons et leurs petites révérences pendant qu’un quatuor d’espèces de grandes guitares joue des airs au rythme étrange. Tout en regardant et écoutant, nous prenons du thé dans des tasses minuscules, assis par terre sur de petits tapis. Comme nous n’avons pas l’habitude de sièges aussi bas, nous sommes bien vite fatigués et cherchons sans y parvenir une bonne position. Ça ne vaut pas un bon fauteuil d’orchestre, mais c’est plus couleur locale. Nous allons nous coucher, car il faut partir demain matin, à 8 heures, et déjeuner auparavant.

Les ordres sont donnés pour que l’on nous réveille à 6 heures et demie pour le bain, car le bain quotidien est une tradition japonaise.

On nous servira à déjeuner à 7 heures et on nous préparera un panier pour le voyage, car, en route, on ne trouve que de la nourriture japonaise qui nous rendrait malades, nous qui n’y sommes pas habitués.


Mardi 3 mai.

À cinq heures et demie. Pan, pan. Voilà ! je regarde ma montre, il est trop tôt, j’ai encore une heure. Un quart d’heure après, pan, pan, pan…, je vais ouvrir, le boy japonais, « Bath is ready », le bain est prêt et il se précipite ouvrir mes fenêtres grandes. Il me faut me lever et aller au bain qui est bouillant. Je le fais refroidir, le prends et reviens m’habiller, de sorte qu’à six heures et demie, je suis prêt et mes compagnons aussi, obligés d’attendre après le déjeuner. Le départ a lieu à huit heures moins un quart et nous prenons place dans un grand wagon. À l’autre bout sont deux Anglaises et un Anglais en tenue de cycliste. Nous partons et longeons bientôt le lac Biwa, le coup d’œil est magnifique, le temps est bas de sorte que les nuages coupent les montagnes en deux. Tout le long du trajet, paysage comme précédemment.

Champs admirablement cultivés et des villages se suivant toujours et toujours. À midi, nous nous installons pour manger. Chacun a une petite boîte carrée en bois garnie de provisions.

À côté de nous, un Japonais habillé à l’européenne, a acheté à un marchand, dans une gare, deux petites boîtes en bois pour quelques sous. Dans l’une, il y a du riz cuit à l’eau et, dans l’autre un tas de petits ingrédients, deux petits bâtons en bois ; il fait aussi son petit déjeuner.

À l’autre bout, les autres Anglais, qui doivent voyager souvent ainsi, ont, dans un grand panier ad hoc, toute une installation : vaisselle, couverts, linge, etc. On dirait que nous sommes en wagon-restaurant.

Vers 4 heures, il une grande station, deux de nous achètent chacun une théière en terre vernie, remplie de thé chaud, avec une petite tasse, pour trois sous, et nous avons ainsi une douzaine de petites tasses de thé à boire. Le soir, vers 7 heures, même répétition que pour le déjeuner. Nouvelles boîtes garnies de viandes froides.

Le trajet commence à être long et nous n’arrivons qu’à 10 h. 20 du soir. Je prends deux pousses et demande l’hôtel Oriental. Deux Anglais vont au Club-Hôtel ; l’Américain au Grand-Hôtel. Me voilà parti seul dans un pousse, tandis qu’un deuxième mène ma valise et ma couverture. Il est 10 h. ½ et ça me fait un drôle d’effet de me trouver seul à cette heure, au milieu d’une ville japonaise ; après une bonne heure de course dans des rues désertes, après avoir passé plusieurs ponts, je me demande où mes coursiers me conduisent, quand enfin nous arrivons dans le quartier européen et peu après à l’hôtel Oriental, tout neuf, superbe, ouvert de la veille et tenu par M. Muraour, un Français, que connaissent mes amis de Saïgon. Je parle d’eux et suis bien reçu ; on me donne une belle chambre au premier.


Mercredi 4 mai.

Je descends et demande à M. Muraour quelques renseignements. Il n’y a rien d’extraordinaire à Yokohama, à part les boutiques japonaises. Je vais dans deux ou trois boutiques faire de petits achats, surtout des livres japonais très illustrés. Là encore, c’est avec la langue anglaise qu’on arrive à se faire comprendre. Je n’ai pas trouvé de lettres à l’hôtel où j’avais écrit à Mad de me les adresser ; aussi je vais voir poste restante et je trouve un gros pli contenant deux lettres de Troyes ; j’en suis fort aise, bien qu’elles soient bien anciennes (14 avril). Le soir, je dois dîner au Club-Hôtel. Je me rappelle qu’à Hanoï j’ai vu un M. D…, associé d’un client avec qui j’ai fait des affaires, qui vient en France par l’Amérique et doit être à cet hôtel. Effectivement, il vient bientôt se mettre à table, tout près de nous. Je vais renouveler connaissance et nous nous donnons rendez-vous pour le lendemain, à bord de l’Empress of India. Je dîne avec le major C… et M. C… ; justement l’Américain nous fait dire qu’il ne peut pas venir. Une douzaine de musiciens japonais nous jouent des valses et des polkas pendant le dîner très bon et très soigné. M. B… nous rejoint après dîner et nous allons au théâtre japonais.

Très curieux, ce théâtre. Nous sommes aux galeries divisées en petits carrés, comme une série de couches de jardin, au fond une natte très fine sur laquelle on s’asseoit en tailleur, car il n’y a pas de sièges. Au-dessous de nous, le coup d’œil est bien original, hommes, femmes et enfants, assis ou couchés, suivent les péripéties du drame avec une grande attention. Malheureusement, c’est pour nous une pantomime à laquelle nous ne comprenons pas grand-chose.

Nous allons ensuite faire un tour dans la ville japonaise en pousse-pousse. C’est comme un immense champ de foire. Toutes les boutiques sont éclairées de grosses lanternes japonaises, tous les pousse-pousses en ont aussi une, ce qui n’empêche pas le mien, qui se dépêche pour rattraper les autres, d’être presque coupé en deux par un collègue. Je saute à bas et vais pour dégager l’autre pousse-pousse qui s’est télescopé dans le mien. C’est un Chinois qui le monte, le coureur est par côté sur les genoux et geignant . Il a dû se faire très mal aux jambes car il se plaint et peut à peine se redresser. Heureusement mon pousse-pousse n’a que le garde-crotte de cassé, l’autre a les deux brancards brisés et est fort détérioré, je puis remonter et repartir ; mais mes compagnons sont déjà loin et je rentre seul à l’hôtel sans savoir à quelle heure ils partent demain à Tokio avec leur guide anglais, car je ne sais si je ne pourrai en avoir un parlant français.


Jeudi 5 mai.

Je descends à 8 heures et trouve un mot de M. B…, qui me dit qu’il part pour Tokio par l’express de 9 heures 20. Si je veux aller avec lui, il pense que les autres partent aussi à cette heure. Mais, en même temps, on m’apprend qu’un guide parlant le français est là ; c’est justement celui que Paul m’a recommandé, je le prends et pars à 8 heures et demie.

En route, je fais connaissance avec un Américain qui reste à Yokohama et y fait des affaires pour l’Angleterre, l’Amérique, etc. ; il se met même à ma disposition si j’ai besoin de renseignements commerciaux.

Arrivé à Tokio, mon guide engage deux pousses avec deux hommes à chaque, car nous avons beaucoup de chemin à faire pour voir tout. Tokio, la capitale actuelle, a environ quatre lieues de diamètre en tout sens ; sa population est de 3 millions cinq cent mille, elle a même été de quatre millions d’habitants. C’est le guide qui me donne ces renseignements, mais en les contrôlant j’ai pensé qu’il devait être du midi japonais.

Nous commençons par rouler une bonne heure au grand trot, pour arriver aux temples de Shiba. Il y en a trois principaux qui se touchent. Chacun est entouré d’un vaste terrain planté de grands arbres très vieux. Des allées de lanternes de pierre les relient ; cela occupe ainsi une étendue immense. Comme monument, c’est très imposant. L’intérieur, tout en laque avec colonnes en laque d’or, est d’une richesse très grande. On y voit aussi le tombeau de l’ancien Mikado, dans une chapelle de toute richesse.

Et la vue de cet ensemble de temples aux formes bizarres, de ces lanternes de pierre ou de bronze en nombre incalculable, est d’un effet étrange et saisissant.

Mon guide me montre la pierre dite barométrique. C’est un gros bloc rond et creux, recouvert d’un toit et isolé du sol par un autre bloc, on n’y met pas d’eau dans cette pierre et il y en vient, les pèlerins et paysans y trempent leurs doigts est en emportent même un peu. Quand il est pour faire mauvais, le niveau de l’eau monte. Mystère… Le consul d’Angleterre en a offert, paraît-il, 10, 000 dollars. Arrivés à l’autre extrémité de ce vaste carré de temples, nous y retrouvons nos pousse-pousse qui refont une nouvelle course assez longue. Le soleil est excessivement chaud et je cuis dans mon jus, aussi je plains mes coursiers qui n’ont pas l’air de souffrir eux. Nous arrivons au parc de Wéno que nous parcourons. Là, se trouve encore un temple avec une grande allée de lanternes en pierre. Dans un coin du parc est une colossale statue en bronze de Bouddha. Dans le parc se trouve un restaurant japonais ou je déjeune. Après, je me promène un peu dans le jardin où j’admire des massifs d’azalées de toutes couleurs. Mon guide revient me chercher et nous partons à Asaksa. Il nous faut encore une bonne heure et demie de grande course. Il semble qu’on entre à nouveau dans un vaste champ de foire. Le monde y grouille et on n’y circule qu’à pied. Il y a là un très beau temple de la déesse Ammon. À l’entrée, comme dans tous les temples, une grande caisse en bois avec barreaux pour recevoir les offrandes ; tous les gens qui y viennent, et ils sont nombreux, jettent une offrande dans la caisse avant de s’agenouiller pour leur prière, qu’ils font à haute voix en se tapant dans les mains et en embrassant le sol. Ce temple a une telle réputation, que tous les ans pendant la fête, qui dure quarante-cinq jours, ils recueillent environ 500 dollars d’offrandes par jour, soit 1,250 francs.

Je vois à l’intérieur des gens arrêtés autour d’une statue en bois toute usée dont on ne voit plus les traits. Je demande au guide ce que c’est. C’est le dieu Olemzourou (le dieu docteur) qui guérit tous les maux, il suffit de frotter le dieu sur la partie correspondante à celle où on souffre et de se frictionner après ladite C’est un confrère de St-Guignolet. Je vois un père qui frotte la joue de la statue et frotte ensuite celle de son gamin qu’il a amené. Le dieu docteur est très fréquenté, aussi sa tête n’est plus qu’une boule. Sortant de là, nous allons voir un panorama représentant la guerre sino-japonaise qui a rendu les Japonais si fiers. Nous passons devant beaucoup de théâtres qui font leur parade et vont jouer.

Voici un théâtre d’équilibristes qui sont très forts ici. Sur le devant de la baraque, deux ou trois femmes et autant de petites filles en costumes voyants sont debout, chacune sur une grosse boule ronde et y paraissent aussi soudes que sur la terre ferme. Un peu plus loin, nous entrons au jardin botanique où se trouve une exposition de pivoines arbustes. Dieu les belles fleurs, énormes, de couleurs si variées. Je dis, « si ma grand’mère et ma mère étaient là, elles qui aiment tant les fleurs » « Il faudra les amener », me dit le guide, tout naturellement. Je ne crois pas que ce sera encore pour l’an prochain. Il y a aussi quelques animaux en cage, entre autres un très beau tigre qui se roule de plaisir pendant que son gardien lui envoie des seaux d’eau sur le corps, et un aigle superbe qui a un air si triste dans sa cage.

Nous remontons en pousse et passons devant le palais du Mikado, mais il est entouré de murs énormes avec fossés, comme nos anciennes villes fortifiées, et l’on ne voit rien.

Presque en face sont les bâtiments des ministères. Il y en a cinq à la file, tous très grands monuments à l’européenne, avec beau jardin devant chaque ; c’est splendide. Celui de la guerre est en face. Tous ont été construits depuis peu sur les plans d’un architecte allemand qui a fait aussi l’hôtel Oriental.

Un peu plus loin, nous visitons le Musée. Nous ne voyons que la partie japonaise, déjà fort importante. Anciens costumes des princes, leurs anciennes armures, carrosses, chaises à porteurs, réduction des anciens bateaux de guerre à avirons. Il y a un tas de belles choses qu’il faudrait huit jours pour admirer.

Dans un coin, j’aperçois avec surprise les portraits de Napoléon III et de l’Impératrice. C’est sans doute un cadeau d’un ancien consul qui ne voulait pas les rapporter en France.

En sortant du Musée, sur une grande place ombragée : des drapeaux, des oriflammes de toutes couleurs et beaucoup de monde. C’est une fête de gymnastique des écoles. J’assiste à une course à pied chaudement disputée.

Nous allons encore visiter un vaste bazar où tous les objets japonais sont représentés. J’achète quelques bibelots et nous partons au jardin Sataki, jardin public admirablement entretenu, avec pièces d’eau, monuments et ponts de pierre. J’en prends un cliché, mais ce que l’on ne pourra distinguer, ce sont les énormes boules formées par deux ou trois pieds d’azalées de différentes couleurs. Des haies d’azalées taillées et toutes fleuries ; nous ne voyons que peu de cerisiers en fleurs, il est trop tard. Au sortir du jardin, il est temps de regagner la gare : il nous faut 1 heure ½ de grande course à travers un tas de petites rues étroites et encombrées. Je remarque que nous allons presque aussi vite que le tramway à rails, traîné par deux chevaux. Nous traversons le fleuve Sumidagawa, plus large que la Seine à Paris.

Je compte trois bateaux à vapeur montants et trois descendants, chacun attelé à un autre immense bateau fermé où sont des passagers. Chaque bateau de passagers est divisé en trois compartiments et ressemble à trois wagons de chemin de fer et ils sont pleins de monde. On dirait voir trois trains montants et trois trains descendants.

Mais enfin, la gare est atteinte, mon guide me dit adieu en me recommandant d’écrire à Paul, dont il se rappelle bien et une heure et demie après j’arrive à Yokohama. Il est sept heures, je me rends vite à l’hôtel et de là chez M. C…, où je suis invité à diner. En chemin, je rencontre M. B… qui me dit que M. H… nous attend à dîner au Grand-Hôtel ; je le remercie en le priant de m’excuser. Il me dit également que nos bagages ne sont pas encore arrivés et que l’on craint qu’ils ne soient pas là pour le départ du bateau ; ce qui serait très embêtant. Chez M. C…, je trouve l’agent des Messageries et nous dinons tous les trois. Je leur dis mon inquiétude au sujet de mes bagages et M. C… est surpris de mon calme à cet égard. « Que voulez-vous, il sera temps demain de s’inquiéter ! » Nous causons de choses et d’autres.