Journal de voyage d'un Troyen en Extrême-Orient et autour du monde/de Singapour à Saïgon

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Lundi 7 mars.

Dans la matinée, j’entends un coup de canon. C’est la malle française qui arrive, nous partirons donc ce soir. Je vais au bureau des messageries faire viser mon billet ; je reviens déjeuner, fais mes malles puis je vais les mener à bord. Le bateau est plein et je ne puis avoir de cabine seul. On me met avec un Monsieur qui accompagne M. F…, ministre à Bangkok, c’est M. M… qui doit servir d’interprète. La cabine est tout encombrée, je fais débarrasser ma partie et retourne dîner en ville avec MM. M… et C… Le bateau part à 9 h. ½ du soir et ils doivent m’accompagner, car un départ de bateau le soir, par un beau clair de lune, est toujours très imposant.

Chacun part de son côté et nous nous retrouvons tous à bord. On charge toujours le bateau qui a l’air cependant bien plein.

L’heure du départ arrive, la cloche sonne pour que les accompagnants quittent le bateau. Nous nous disons adieu. Cependant le bateau ne part pas ; on voit des allées et venues, qu’y a-t-il ? C’est la petite fille de Mme F… qui est allée dîner en ville avec l’institutrice et qui n’est pas rentrée. Comme il faut une demi-heure de voiture pour aller à Singapour, on en est réduit à attendre ; le commandant s’impatiente, et bien que ce soit la fille d’un ministre, menace de partir d’ici une demi-heure au plus tard, impossible d’aller jusqu’à la ville. Mme F… va avoir une attaque de nerfs, alors le commandant harcelé lui dit d’aller chercher sa fille, il attendra une heure.

Un groupe quitte le bateau et revient peu après ; l’enfant est retrouvée, nous allons pouvoir partir.

Mais il est près de 10 h. ½, ce qui fait une heure de retard. On enlève le pont, le bateau s’ébranle, des saluts s’échangent avec ceux du bord ; il fait un clair de lune superbe, les mouchoirs et les chapeaux s’agitent une dernière fois et nous sommes bien partis.


Mardi 8 mars.

Le bateau a la même disposition que la Ville de la Ciotat, il s’appelle l’Ernest Simons. Comme connaissances, j’ai la famille F…, de Batavia, et un jeune Allemand qui était sur la Ville de La Ciotat, et est resté à Colombo pendant quinze jours.

Comme nous n’avons que deux jours à passer à bord, je ne chercherai pas de relations nouvelles, d’autant plus que la série des passagers n’est, paraît-il, pas gaie.


Mercredi 9 mars.

Le bateau a bien marché, on nous dit que nous arriverons ce soir à 8 heures à Saïgon, alors tout le monde se met à ses malles, car on doit laisser plusieurs passagers.

À 2 heures, nous apercevons le phare du cap Saint-Jacques et bientôt nous arrivons près de ce cap où nous prenons le pilote qui doit nous faire remonter la rivière de Saïgon, car, pour atteindre cette ville, il faut remonter la rivière pendant quatre heures. C’est loin d’être au bord de la mer. Heureusement, nous avons la marée, sans quoi il nous faudrait attendre au lendemain. Cette rivière est très large et est bordée de bois des deux côtés ; les arbustes ne sont pas très élevés, et tous ces bois sont inondés par la marée. On dirait que l’on navigue entre les bois de sapins de la Champagne s’ils étaient inondés.

À part les deux ou trois hauteurs du cap Saint-Jacques, tout le reste est plat comme la main ; c’est donc très monotone et la rivière a des tournants très brusques.

À 5 heures ½, on se met à table pour dîner, et, à 6 heures ½, nous apercevons les mâts des bateaux mouillés à Saïgon, le clocher de la cathédrale, etc.

Après une longue manœuvre, nous touchons enfin le wharf sur lequel une cinquantaine de personnes toutes blanches attendent. C’est très drôle de voir tous ces gens tout en blanc ; nulle part ailleurs je n’ai vu pareille unité de costumes. Je distingue Paul qui me fait signe et bientôt nous nous serrons la main.