Journal de voyage d'un Troyen en Extrême-Orient et autour du monde/à Singapour 2

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J’aperçois M. J…, tout surpris de me voir revenir si vite. Nous descendons et je prends une voiture pour emmener mes bagages vivement à l’hôtel, afin d’avoir une bonne chambre. J’arrive malgré cela, trop tard. Un Hollandais est encore au bureau et on ne lui promet une chambre que pour 8 heures du soir, moi on me dit que si je veux coucher à bord, j’en aurai une le lendemain à 8 heures. Cela ne m’arrange pas et j’en cause au Hollandais, dont j’ai fait la connaissance à bord ; il m’offre de partager la sienne, ce que j’accepte. On mettra un lit pour la nuit. Me voilà tranquille et je vais me promener jusqu’au dîner.


Samedi 5 mars.

Mon obligeant voisin se lève à 6 heures puis va devant la chambre se mettre sur sa chaise longue, à la mode hollandaise, en sarrong et cabaïa, pieds nus. Il a des chaussures très jolies ; ce sont des semelles en bois avec une simple bride ouvragée et brodée. Cette bride passe bien plus bas que le cou de pied et une autre petite bride la maintient au bord du pied en passant entre le pouce et le premier doigt. Je me lève aussi et vais le rejoindre, nous causons. Des boys chinois circulent en portant le café. Mon voisin est arrivé à reconnaître le nôtre, ce qui n’est pas facile. Nous demandons le café plusieurs fois sans succès. À la fin, le voyant passer près de nous avec un plateau, trois tasses et beaucoup de tartines, il l’empoigne par le bras, prend le plateau et le pose devant nous. Le Chinois reste bouche bée, il baragouine je ne sais quoi : « Pigui per Satan ! » (Va-t’en au diable !) avec une bonne bourrade et nous en voilà débarrassés. Nous déjeunons. Je vais au bureau réclamer ma chambre que je finis par avoir vers 8 heures ½.

À 4 heures, M. M… vient et me demande si je veux aller en voiture jusqu’au réservoir. C’est à trois ou quatre milles de là. J’accepte et nous voilà partis. Nous prenons une route différente de celle que j’ai déjà prise et nous arrivons au réservoir. C’est un immense lac où sont recueillies les eaux servant à l’alimentation de Singapour. C’est splendide. Au fond, le terrain est accidenté et couvert de bois et, du côté où nous sommes, un immense jardin anglais borde ce lac. Sur deux collines qui se font face sont bâties deux jolies villas. J’admire pendant quelques instants. Le temps est à l’orage et des nuages noirs sillonnés d’éclairs bornent l’horizon. Nous remontons en voiture et rentrons à Singapour avant l’orage.

Nous devons aller le lendemain passer la journée à Johore.


Dimanche 6 mars.

À 5 h. ½, M. M… vient me réveiller. Je m’habille et vais prendre le café chez lui à 6 heures. M. C… vient avec nous.

M. J… devait venir, mais un bateau des messageries arrive dans la journée et il faut qu’il soit présent pour le recevoir.

Johore est un petit état indépendant gouverné par un sultan ou radjah, sous la protection de l’Angleterre.

Ce petit état est dans la péninsule au bord de la mer, en face l’île de Singapour (car Singapour est situé sur une île). Il faut donc aller en voiture jusqu’au détroit (14 milles ½) et traverser le détroit qui a un mille environ. Les voitures de place ne peuvent pas faire le trajet, il faut prendre un laudau et envoyer la veille des chevaux de relais à moitié chemin, car l’aller et le retour, soit 29 milles (46 kilomètres environ) avec la température d’ici ce serait trop pénible pour les chevaux. Mais il y a un autre moyen de locomotion, c’est le ritchau (pousse-pousse). C’est à n’y pas croire si on ne l’a vu.

M. M… est à bicyclette, et M. C… et moi nous nous installons chacun dans un ritchau, et en route ! voilà nos Chinois partis au trot ; nous nous arrêtons un moment pour faire un ou deux clichés, montons deux petites côtes assez raides à pied et faisons une petite halte à moitié chemin.

Quand nous arrivons au détroit, je constate que nous avons mis 2 h. ½ pour faire nos 23 kilomètres, haltes comprises. C’est inouï.

Nous donnons 20 cens (9 sous ½) à nos hommes pour qu’ils puissent un peu se restaurer, car ils vont rester là à nous attendre pour nous ramener le soir.

Nous montons dans un sampan et traversons le détroit. Le soleil tape, il fait chaud. Des ritchaus sont aussi là qui attendent au débarcadère, mais nous allons à la Rest-House, hôtel-restaurant nouvellement installé et comme c’est à deux pas, nous y allons à pied. Il est 9 h. ½, nous avons faim.

Nous trouvons un hôtel installé avec tout le confort désirable. Vérandah, salles de lecture et de billards, salle de bains, etc.

Nous nous mettons à table et on nous montre le Sultan, également à déjeuner avec cinq ou six radjahs. Ils sont en partie de chasse.

Nous déjeunons au chablis (!!!) avec de la glace, mais elle est rare ici, car tout vient de Singapour. Le beurre d’Europe est sur la table, car par ici on n’en fait pas, le lait n’est pas assez gras et les vaches en donnent très peu.

Après déjeuner, nous allons visiter le palais du Sultan. Comme MM. M… et C… le connaissent, ce dernier ayant été reçu chez lui pendant plusieurs jours à la Noël, on nous laisse aller partout.

Le salon et la salle de réception sont splendides. Un magnifique piano à queue en laqué blanc est au salon. M. M… nous joue deux ou trois morceaux qui attirent aux portes tous les domestiques malais. Il y en a dans tous les coins du palais, de ces domestiques. Je joue mon petit air derrière mon dos, ce qui provoque leur stupéfaction. Nous visitons ensuite toutes les chambres. Celles à l’usage de gens mariés ont un lit d’une largeur énorme (au moins 3 mètres) et il fait bon et frais dans toutes les chambres.

Nous redescendons et allons à la maison de jeu, car il y a une maison de jeu : c’est cela qui procure le plus clair des ressources du sultan. La maison n’est pas très belle ; au premier sont les salles ; nous voyons une table assez bien garnie de gens qui jouent. On nous fait les honneurs d’une salle spéciale.

Nous sommes nous trois et le croupier (bon gros Chinois). Le matériel est simple : une table ronde couverte d’une toile blanche sur laquelle sont tracées des raies au crayon qui divisent cette table en quatre parties. Ces parties portent un numéro 1, 2, 3, 4. Vous mettez sur un de ces numéros, on tourne un petit cube de bronze au milieu de la table et le numéro en face duquel s’arrête une petite marque rouge que porte le cube, a gagné. On lui donne trois fois sa mise. On peut jouer aussi peu qu’on veut. Ces messieurs m’engagent à jouer petit jeu, ce qui rentre bien dans mon idée. Pendant que nous sommes là, la famille F…, de Batavia, entre dans notre petite salle et M. F… risque quelques dollars, il en gagne quelques-uns. Nous quittons la salle et je constate que j’ai 14 dollars de bénéfice.

Je prends deux ou trois clichés ; nous retournons à la Rest-House prendre le tiffin, nous faisons une partie de billard, à la pyramide avec 15 boules qu’il faut mettre dans des bourses. Cela dure à peine une demi-heure, et coûte 1 dollar 25 la partie.

Nous montons à la salle de lecture où il y a un petit harmonium sur lequel M. M… s’accompagne en chantant. Mais voici 4 heures, le soleil est calmé, des nuages même se sont élevés et le tonnerre gronde. Il faut repasser le détroit avant l’orage.

Nous retrouvons notre passeur qui nous a attendus ; il met sa voile, ce qui prend un certain temps et nous voilà partis, le vent n’est pas favorable et l’orage monte, pas d’abri dans ce bateau.

M. C… prend la barre et tient la voile et on fait ramer le Chinois. Enfin nous arrivons à l’escalier de la jetée avec les premières gouttes ; nous prenons notre course et sommes enfin à l’abri. La pluie tombe avec violence ; M. M… donne sa machine à un omnibus qui fait le service pour les Chinois et il appelle un ritchau. On relève la capote, on met le tablier qui vous arrive au cou (on ne voit que la tête de celui qui est dedans), et nous voilà partis. Le retour est plus pénible car la boue est collante, mais après une demi-heure, la pluie a cessé, on baisse les capotes, ce qui retient beaucoup, nos hommes sont un peu fatigués, ils vont doucement, enfin à 7 heures moins ¼, nous entrons en ville, alors il semble qu’un coup de fouet les a cinglés, les voilà partis ventre à terre jusqu’à l’hôtel. On leur donne à chacun pour cette journée, 1 dollar 60 cents., soit 4 fr., et ils sont satisfaits.