Journal des économistes/Avril 1844/Chronique

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CHRONIQUE.


Une question grave a été portée, avant les fêtes de Pâques, devant le Parlement anglais. Il s’agissait du travail des femmes dans les manufactures, et lord Astley a vivement intercédé devant la Chambre pour que le temps effectif de leur travail soit, comme celui du travail des enfants, réduit à dix heures. On ne saurait se faire une idée de toutes les questions qu’a soulevées dans le sein du Parlement cette demande qui semble si simple. Les manufacturiers ont tenté de démontrer que cette seule réduction allait jeter la perturbation dans leur système de travail, et rendre leur position sur les marchés étrangers plus difficile qu’elle ne l’est aujourd’hui. On aurait tort de croire à la lettre une telle affirmation. Ce qui est vrai, c’est que l’économie du temps et du travail a été tellement calculée dans les industries automatiques, que la moindre interruption, que l’absence d’un rouage, celle d’un ouvrier, oblige à suspendre tout travail et qu’il y a perte de force considérable. Ce ne sont pas les deux heures de moins sur un nombre limité d’ouvrières que craignent les fabricants, c’est la désorganisation du système automatique des usines qui est pour eux à redouter.

On s’étonne à bon droit de voir les grands propriétaires anglais à la tête de cette pensée de réforme. Ils ont entre leurs mains des moyens bien plus sûrs, bien plus efficaces, pour diminuer les souffrances des pauvres ouvriers : qu’ils laissent entrer le pain à bon marché. Et ce ne seraient pas quelques milliers de femmes et d’enfants seulement qui alors se trouveraient soulagés, ce serait la masse des travailleurs tout entière.

Mais ce remède, on le comprend, coûterait quelque chose aux philanthropes : ils aiment mieux se montrer généreux sans bourse délier.

Dans toutes ces tentatives de réforme, nous avons été frappé de voir que ce ne sont jamais que les ouvriers des grandes usines pour lesquels on demande la protection des lois ; or, ce n’est pas là que sont les plus grandes misères, et dans les ateliers appelés de famille il existe souvent une barbarie mille fois plus répréhensible. Il est telle industrie, au milieu de Paris et de Londres, sur laquelle la police n’a aucune action, et où les enfants et les femmes sont bien plus maltraités que dans les grandes usines. Là, dix-huit heures de travail, des coups pour récompense, une nourriture insuffisante, sont le lot ordinaire de jeunes apprentis que la loi de police devrait protéger. On a créé des sociétés pour la protection des jeunes voleurs : ces sociétés devraient chercher à étendre leur action sur les jeunes travailleurs encore honnêtes.

La liste du prix de fabrication de certains objets donne une idée du salaire que, dans Paris même, une jeune ouvrière peut recevoir ; c’est surtout pour les ouvrières en linge que ce salaire est insuffisant. Il faut travailler vingt heures pour gagner 80 cent, à 4 fr., et cela quand l’ouvrage est abondant ! À Paris, les prisons font aux pauvres ouvrières honnêtes une concurrence ruineuse. Saint-Lazare contient mille ouvrières nourries et logées, et dont le travail est à bas prix.

Quoiqu’il en soit, la motion de lord Astley n’a pas été prise en considération. Les manufacturiers ne tireront pas un bien grand avantage de ce rejet, de même que les ouvrières n’eussent pas tiré un bien grand avantage de la diminution des heures de leur travail. Dans les grandes manufactures, ce travail n’est réellement pas au-dessus de leurs forces, et toutes les précautions sont prises pour que les conditions sanitaires soient les meilleures possible ; certes, on respire un air plus sain dans une filature que dans les tristes réduits où le pauvre, libre et oisif, vit au milieu de l’ordure et de la fange ; plus sain que celui des villages où le fumier est l’ornement de tous les seuils ; plus sain que celui des quartiers de Paris les plus populeux, le faubourg Saint-Marcel par exemple.

La Chambre des députés a chez nous voté plusieurs lois, celle des patente », celle de la chasse entre autres ; elle poursuit aujourd’hui la discussion de la loi sur les brevets d’invention. Nous remarquons avec plaisir la tendance générale, qui semble être de ne regarder les brevets que comme un simple enregistrement, une date certaine ; il serait fâcheux que l’opinion contraire prévalût, et que l’État voulût devenir le juge d’inventions qui souvent sont regardées à leur début comme des rêves. M. Arago l’a prouvé par mille exemples. La plupart des grandes découvertes ont été d’abord traitées avec mépris, non par les ignorants, mais par les hommes spéciaux eux-mêmes.

Les commissionnaires de roulage de Rouen intentent un procès au chemin de fer. Ils se plaignent que par la réduction de ses tarifs la compagnie ait ruiné leur industrie. Voilà à coup sur, et à part les maux passagers causés par le déplacement des industries, le plus bel éloge qu’on puisse faire des chemins de fer. Nous l’avons déjà dit, le seul motif sur lequel puisse se fonder le monopole accordé à ces entreprises, c’est la réduction des prix de transport à un taux tellement bas, que toute concurrence devienne impossible. Si l’établissement d’un chemin de fer n’arrivait pas à un pareil résultat, il n’y aurait pas assez de blâme pour ceux qui permettraient leur construction, et qui laisseraient enfouir un capital immense dans une création sans but social.

Ce qui doit préoccuper le législateur, ce n’est pas que le chemin de fer abaisse les prix des transports, c’est au contraire que le public soit prémuni contre la surélévation de ces prix. Pour cela il importait, et c’est en effet ce qui a eu lieu, de fixer un maximum que dans aucun cas l’entreprise ne pût dépasser. Lorsque ce maximum est déjà basé sur les deux tiers, souvent même sur la moitié des prix ordinaires, c’est un avantage considérable pour le public, un avantage acquis et qui ne saurait, dans un temps limité et.surtout en présence de la dépréciation incessante des métaux précieux, avoir le moindre inconvénient. Mais toute diminution successive de ce tarif légal est un nouvel avantage pour le public, et les commissionnaires de roulage de Rouen le sentent bien, puisque dans leur citation ils accusent le chemin de fer d’avilir les prix. — Il leur eût mieux convenu sans doute que la compagnie, leur garantissant le maximum de ses tarifs, et stipulant pour eux une commission de 25 à 40 pour cent sur le tarif légal, les eût adoptés comme intermédiaires obligés entre elle et le public ; de cette façon, et c’est là base de leur raisonnement, la compagnie eût perçu le même prix qu’avec des tarifs réduits, et les commissionnaires eussent prélevé la différence entre ce prix réduit et le tarif. On ne dit pas ce qui est vrai pourtant, c’est que le public eût fait les frais de ce petit arrangement de famille.

La Chambre des pairs s’est occupée de la loi présentée par M. Legrand, sur la police des chemins de fer. Il va sans dire que la Chambre a renversé de fond en comble le projet du directeur. Parmi les monstruosités qui devaient d’abord y être introduites, se trouvait celle-ci : l’État se réserve le droit, après avoir autorisé les travaux et après leur achèvement, conforme aux plans autorisés, d’en ordonner la destruction, sans indemnité, et la reconstruction selon ses nouveaux plans. Ainsi, une compagnie présente ses projets pour un pont, un viaduc, un bâtiment ; les projets sont discutés ; ils arrivent devant le Conseil des ponts et chaussées, qui nomme une commission, laquelle fait son rapport. Ce rapport est discuté en séance générale ; les projets sont adoptés, la compagnie exécute. Puis, quand tout est fini, quand les millions sont dépensés selon les vœux du Conseil général des ponts et chaussées, selon ses modifications, ses plans, ses redressements, etc., ce conseil ordonne la démolition ; il prescrit une reconstruction, et il peut même de nouveau ordonner la démolition de la reconstruction, et ainsi de suite…

Quelle est l’intention qui a pu présider à une pareille invention ? On ne saurait penser, sans lui faire injure, que l’auteur du projet a pour but de ruiner outrageusement les entrepreneurs de grands travaux. La pensée serait une absurdité. Il reste donc un prétexte, un seul prétexte à cette clause étrange, et ce prétexte, le voici : le conseil, la commission peuvent se tromper ; ils peuvent, après de mûres délibérations, adopter des projets absurdes. Ainsi, cet article du projet, c’est un brevet d’incapacité, d’imprévoyance, d’ignorance, donné par M. le directeur aux quinze hommes de France les plus consommés dans l’art de l’ingénieur, aux sommités de la science, aux hommes appelés les lumières du pays ! Quelle opinion les étrangers peuvent-ils avoir de notre belle institution des ponts et chaussées, lorsqu’ils voient leur directeur jeter dans un projet de loi la preuve la plus éclatante de sa méfiance contre les jugements des membres les plus distingués de ce corps ? Ce n’est pas envers les compagnies que ce projet est coupable, c’est envers la France, qui proteste contre un tel jugement rendu contre les plus instruits de ses enfants.

— Une découverte nouvelle menace de jeter la perturbation dans la production des métaux précieux. On dit qu’on vient de rapporter de Chine du mercure. Selon le journal qui rapporte le fait, ce métal se trouve en abondance dans ce pays. S’il en est ainsi, la dépréciation de l’argent peut marcher à pas de géant. L’on sait que, dans l’état actuel de la science, c’est par l’amalgame qu’on procède à l’extraction de l’argent de ses minerais. La production d’un kilogramme d’argent exige 2 kilogrammes de mercure. La production de l’argent est donc subordonnée à celle du mercure, et jusqu’ici la Providence, qui avait donné à l’Espagne la possession des contrées argentifères, semblait lui en avoir départi le monopole, en lui donnant aussi la seule mine de mercure digne de ce nom.

Si la nouvelle de l’existence du mercure en Chine se confirme, c’en est fait du monopole de l’Espagne ; et l’argent va devenir de plus en plus commun. Il paraît que depuis quarante ans la quantité d’argent a doublé en France ; il faudra bien moins de temps encore pour opérer une nouvelle dépréciation dans sa valeur en Europe, s’il est vrai que la Chine doive fournir au Mexique la matière première de son extraction, aujourd’hui monopolisée par les possesseurs des mines d’Almaden.

Une telle découverte, si elle se confirme, peut donc devenir la question financière la plus grosse d’événements, et la cause de l’ébranlement d’immenses fortunes.

— Les bienfaits des sciences sont incalculables. Lors de la discussion de la loi des sucres, nous avons pensé et dit que, quoi qu’on fasse, le sucre de betteraves est un fait acquis, et que, même à armes égales, il lutterait contre celui des colonies. Voici qu’une découverte importante confirme nos assertions. Des fabricants obtiennent aujourd’hui de premier jet, et sans qu’on soit obligé de passer par les opérations habituelles du raffinage, du sucre blanc, pur et presque sans mélasse. Ainsi, d’une part, économie de main-d’œuvre et de fabrication ; de l’autre, production plus considérable, car la mélasse n’est rien autre que du sucre dénaturé.

Voilà la loi dernière éludée, voilà la question revenue. Voilà l’industrie des sucriers français qui, tout en menaçant, acquiert un titre de plus à la reconnaissance du pays ; voilà qu’elle a jeté de plus profondes racines. Que fera l’administration ? c’est une question qu’il est difficile de résoudre.

— Il paraît que le jury de l’exposition vient de décider que le prix des produits exposés serait mis sous les yeux du public. Le jury a longtemps hésité à exiger cette mesure de la part des fabricants, et, en vérité, lorsqu’on songe au peu d’utilité pratique qu’elle peut avoir, il parait sans importance qu’elle ait été prescrite.

L’exposition est, pour ainsi dire, le compte-rendu des efforts de l’industrie française ; c’est la manifestation de sa force, de sa puissance. Nous savons bien que l’un des éléments qui peuvent faire juger cette puissance, c’est le prix de revient du produit ; c’est là le critérium de l’utilité nationale d’une industrie, puisqu’en définitive c’est de consommation qu’il s’agit. Ce n’est donc pas la mesure en elle-même que nous hésitons à louer, mais nous croyons que la plupart des prix cotés par les fabricants ne seront pas, ne pourront pas être, dans la plupart des cas, l’expression exacte de la vérité, et alors, à quoi bon exiger un mensonge ?

— Nous ne saurions passer sous silence la coalition des ouvriers mineurs de Rive-de-Gier. Dans l’état présent de la question, il n’est guère possible de juger la cause qui vient de déterminer la suspension des travaux. Le prix des charbons a baissé ; les ouvriers ont été menacés d’une diminution de salaires. Réclamer contre l’abaissement n’est pas malheureusement la même chose que donner de l’élan à une industrie qui souffre, et les coalitions, que nous sachions, n’ont jamais eu pour résultat de donner cet élan.

Le remède à un tel état de choses n’est point aussi facile qu’il plaît à quelques personnes de le dire. L’association entre les maîtres et les ouvriers, et la division du produit, voilà, en général, ce que réclament les réformateurs. Partout où l’association est possible, certes c’est une chose heureuse que de la voir mettre en pratique ; mais il ne faudrait pas croire qu’elle pût empêcher les soubresauts du travail, et, lorsqu’il y a chômage, il peut y avoir souffrance, même pour des associés. Qu’une industrie soit en perte, qu’elle réalise pour tous bénéfices le salaire des associés, que deviendront-ils lorsque le travail cessera ? Cette association est, du reste, mise en pratique sur quelques points. La célèbre mine de fer de Vicdessos, dans l’Ariégo, appartient à la commune même ; elle est exploitée en commun par tous les habitants ; et cependant les profits qu’ils font sont à peine l’équivalent d’un fort modique salaire. Il n’est peut-être qu’une seule association capable de prévenir ces maux passagers, ou plutôt d’y porter quelque remède, c’est la grande association nationale, et, dans ce cas, la loi des pauvres offre le fonds commun destiné à compléter les salaires. L’Angleterre a fait une longue et douloureuse expérience d’un tel remède. Elle peut dire ce que son application lui a coûté, livrée qu’elle était aux caprices de philanthropes sans lumières, qui prenaient leurs impressions passionnées pour des raisonnements, et qui agissaient à l’aventure, selon leur tempérament, leur état de santé, leur bonne ou mauvaise disposition. Dieu nous préserve de tels régulateurs des salaires ! H. D.