Journal des Goncourt/III/Année 1867
ANNÉE 1867
1er janvier. — Une heure du matin. Année 1867, qu’est-ce que tu nous apporteras ?
2 janvier. — Dîner chez la princesse avec Gautier, Octave Feuillet, et Amédée Achard, un homme du monde fané, un esprit sans accent, une voix sans timbre, — le type de l’effacement.
Éreintement de Ponsard, mené par Gautier et nous, à l’encontre de la princesse ; au bout de quoi, quelqu’un demande à Gautier, pourquoi il n’écrit pas ce qu’il dit : « Je vais vous conter une petite historiette, riposte tranquillement Gautier. Un jour M. Walewski me dit de n’avoir plus d’indulgence, et qu’il m’autorisait à écrire ce que je pensais sur les pièces. — Mais, lui dis-je, il y a cette semaine une pièce de X… — Ah ! fit vivement Walewski, si vous ne commenciez que la semaine prochaine ? Eh bien, j’attends toujours cette semaine prochaine. »
La princesse nous parle du prince impérial. Il paraît que c’est un conservateur en herbe, que son père appelle le petit éteignoir — et avec cela casseur en diable, — et dans une partie de jeu, ces temps-ci, un jour où son père ne l’avait pas mené au spectacle où il comptait aller, ayant brisé pour quarante mille francs de petits modèles de soldats exécutés par le sculpteur Frémiet : l’armée en réduction minuscule que l’Empereur a dans une armoire de sa chambre…
— Par le froid, les petits musiciens passent dans les rues, leur violon sous l’aisselle, perdus dans d’immenses redingotes, un képi sur le sommet de la tête : caricaturaux et sinistres, ayant l’air de petits singes en carrick.
— Un symptôme du temps. La boutique des libraires n’a plus de chaises. France fut le dernier libraire à chaise et la boutique où il y avait un peu de perte de temps entre les affaires. Maintenant les livres s’achètent debout. Une demande et un prix ; rien de plus.
Voilà où la dévorante activité du commerce d’aujourd’hui a mené cette vente du livre, autrefois entourée de flânerie, de musarderie, et de bouquinage bavard et familier.
— On parle toujours de la création du créateur et jamais de la création de la créature. Cependant que de choses créées par l’homme ; depuis, depuis… jusqu’au céleste d’un air d’orgue.
— Nous nous sentons antipathiques à Girardin, comme des gens qu’il estime.
— Je lis un récit sur les prodigieuses découvertes d’une ville à Siam, dont les ruines couvrent dix lieues, et où il y a des fragments de statues dont l’orteil mesure douze longueurs de fusil. Blague ou vérité, cela me fait rêver. Y aurait-il, en avant de notre humanité, une humanité plus grande, des hommes de vingt-cinq pieds, des monuments de géants, des villes comme des royaumes ? Existerait-il enfin, derrière nous, un passé bien autrement colossal que celui que nous connaissons ?… Ah ! l’histoire, elle ne commence qu’à l’histoire : c’est-à-dire à l’humanité qui s’est fait de la publicité !
16 janvier. — On causait amour, caprice, sentiment. Une femme un peu grasse, d’un certain âge, mais encore des plus désirables, disait, en plaisantant, qu’elle pourrait avoir la tête montée par un homme de cinquante ans. Comme l’aveu faisait rire autour d’elle, elle reprit : « J’ai toujours été un peu portée vers les gens d’âge, je n’ai jamais apprécié les tout jeunes gens ; ils sont d’un creux, d’un vide… Puis les jeunes gens, ça remue, il faut toujours que ça soit en l’air, que ça danse, que ça soit à cheval. Et comme j’ai toujours été un peu grasse, j’aimais mieux rester dans un bon fauteuil, ou sur un canapé, les jambes allongées, avec des gens qui restaient assis et qui causaient. »
— L’Exposition universelle, le dernier coup au passé : l’américanisation de la France, l’industrie primant l’art, la batteuse à vapeur rognant la place du tableau, les pots de chambre à couvert et les statues à l’air : en un mot la Fédération de la Matière.
— Je crois que nous finirons par mourir avec l’idée que personne n’a lu un livre ni vu un tableau.
3 février. — On raconte que dans les entrevues d’Ollivier avec l’Empereur, ce dernier le pria de lui dire bien franchement ce qu’on disait de lui : de parler enfin comme s’il ne parlait pas à l’Empereur, et Ollivier ayant fini par lui déclarer qu’on trouvait que ses facultés baissaient : « Cela est conforme à tous mes rapports ! » fit l’Empereur impassible.
Le mot lui ressemble, et par son impersonnalité, il atteint à une certaine grandeur.
9 février. — Aujourd’hui je feuilletais, chez un marchand, un carton d’estampes. Au bas de la planche de Lawreince : le Roman dangereux, sous la femme étendue sur le lit de repos, je vois écrit par une encre contemporaine de Manuel : la duchesse de Berry. L’histoire s’écrira encore longtemps comme ça.
— Il n’y a que deux situations dans les rapports avec ses semblables : ou vous avez besoin d’eux, ou ils ont besoin de vous. Notre niaiserie est malheureusement de ne jamais abuser de la seconde des situations.
— La révolution de l’existence parisienne est assez bien marquée par le passage de la taverne de Lucas à la taverne de Peters. L’une a été autrefois, l’autre est, à l’heure présente, la salle à manger des Parisiens. Eh bien ! le dîneur chez Lucas était un artiste, un employé supérieur de ministère, un officier en bourgeois, un gentilhomme de 6 000 livres de rente. Aujourd’hui le dîneur chez Peters est un boursier, ou un turfiste ; ou un photographe.
— Rêve que font tous les danseurs. Ils rêvent qu’à force d’entrechats, ils vont se brûler au lustre.
5 février. — Singuliers Parisiens dans Paris que nous, nous, solitaires comme des loups. Depuis trois mois, à peine sommes-nous rattachés à nos semblables par les seuls dîners de Magny et de la princesse. Trois mois, sans presque une visite, sans presque une lettre, sans presque une rencontre de connaissances, en nos promenades de onze heures du soir. Nous amassons, moitié de gré, moitié de force, la solitude autour de nous, tout à la fois contents de n’être pas blessés par le contact des autres, tout à la fois tristes de n’être qu’avec nous.
— Le XIXe siècle a opéré l’humanité de la cataracte. Un exemple bien frappant. Jean-Jacques Rousseau le descriptif, a passé à Venise, sans être plus touché par la féerie du décor et la poésie du milieu, que s’il avait été secrétaire d’ambassade à Pontoise.
22 février. — Le romantisme n’est pas né en France. Il devait nous venir comme une plante des tropiques, du Nouveau Monde. Bernardin de Saint-Pierre le rapporte de l’île de France et Chateaubriand de l’Amérique.
— Voilà huit jours que nous sommes sur le flanc ; huit jours que nous sommes malades avec des crises où l’on se tord sur soi-même et qui ont pris, — singulière rencontre de la sympathie, — ont pris, la même nuit, à l’un le foie, à l’autre l’estomac. Toujours souffrir ! Et ne jamais être complètement sans un peu souffrir ! Pas une heure de cette pleine et sereine plénitude et sécurité de santé qu’on voit aux autres. Toujours ou l’inquiétude de sa souffrance à soi ou l’inquiétude de celle de l’autre. Toujours disputer sa verve et arracher son imagination au mal-en-train de son corps, à la tristesse du mal.
25 février. — À nous convalescents, la santé de Flaubert, grossière, sanguine, et campagnardisée par un plein air de six mois, nous fait paraître l’homme un peu blessant ou au moins trop exubérant pour nos nerfs, — et son talent même se grossit de son encolure dans notre pensée.
— Les belles choses en littérature sont celles qui font rêver au delà de ce qu’elles disent. Par exemple dans une agonie, c’est un geste sans raison, un rien vague qui n’est pas logique, un rien qui est un symptôme inattendu d’humanité.
— Pourquoi une porte japonaise me charme-t-elle et m’amuse-t-elle l’œil, tandis que toutes les lignes architecturales grecques l’ennuient, mon œil ! Quant aux gens qui prétendent sentir les beautés de l’un et de l’autre art, ma conviction est qu’ils ne sentent rien, absolument rien.
— Il y a autour de nous une mauvaise volonté du temps et des gens. Nous nous sentons vivre dans une hostilité ambiante. Il est comme une entente, pour nous empêcher de prendre possession, de notre vivant, de notre petit morceau de gloire. Cela ne nous ôte rien de notre confiance et de notre conscience dans l’avenir ; mais cela nous est amer de sentir que, pendant toute notre vie, rien ou presque rien ne nous sera payé pour tout ce que nous avons apporté de neuf, d’humain, d’artiste ; tandis qu’à côté de nous, le tintamarre des moindres petits talents fait tant de bruit, et que ces petits talents touchent un si retentissant viager.
— En ce moment nous achetons force mémoires, correspondances, autobiographies, tous documents d’humanité : — le charnier de la vérité.
6 mars. — La princesse a un charmant sourire, un aimable sourire humain, plein de choses. Il eût fallu le lui voir sur les lèvres, ce sourire, quand elle disait, ce soir, à Sainte-Beuve : « Oh ! si un jour on fouille nos correspondances, monsieur de Sainte-Beuve, on verra que nous avons tendu la main à pas mal de coquins ! »
8 mars. — Nous nous sauvons comme des voleurs avec deux gros volumes sous le bras : les « Mémoires de Gavarni, » que son fils vient de nous confier. Nous avons eu peu, dans notre vie, de joies aussi vives. Et avant d’aller prendre notre leçon d’armes, au premier café borgne, sur le marbre taché de roupies de café, nous voilà à nous plonger dans cette cervelle et ce cœur, tout ouverts.
15 mars. — Mémoires curieux que ces mémoires de Gavarni. Pas un parent, un ami, un passant, nommé dans son existence, — une absence complète des autres.
Des mémoires remplis uniquement par la femme qui semble avoir pris absolument possession de son moi : et un mélange de cynisme et de « petite fleur bleue ». Plus tard la mathématique chasse la femme, mais sans laisser plus reparaître dans le journal l’homme avoisinant l’artiste… La plus étonnante inégalité dans le niveau des idées, les plus grandes vues à côté de balivernes, de calembours, de désossements enfantins de mots.
Au fond Gavarni n’a écrit dans ces deux volumes que ses mémoires amoureux, et en un temps où il est encore un soupireur du bataillon sentimentaire et romanesque de 1830, allant presque, dans la pratique, à l’échelle de corde et à la lanterne sourde, — et cela dans une prose lamartinienne mélangée de casuistique amoureuse à la Karr, et tournant autour d’Elvires de bals masqués.
Ah ! c’est vraiment bien malheureux qu’on n’ait pas de lui, jetée sur le papier, sa pensée de 1852 à 1860, en ces années, où nous avons rencontré chez lui la plus originale cervelle philosophique de ce siècle.
— Le plus grand signe du noble est de parler à son domestique ; l’homme, qui n’est pas un peu né, lui commande et ne lui parle pas.
16 mars. — Première des Idées de Madame Aubray. C’est la première que je vois de Dumas fils, depuis la Dame aux Camélias. Un public particulier, et que je n’ai guère vu que là. Ce n’est plus une pièce qu’on joue, c’est la célébration d’une sorte de messe devant un public de dévots. Il y a là une claque qui semble officier, et des renversements d’extase et des pâmoisons de plaisir qui rabâchent à chaque mot : « Adorable ! » L’auteur dit : « L’amour c’est le printemps, ce n’est pas toute l’année. » Salve d’applaudissements. Il reprend appuyant sur le trait : « Ce n’est pas le fruit, c’est la fleur ! » Redoublement de battoirs. Et ainsi tout le long. Rien ne se juge, rien ne s’apprécie, tout s’applaudit avec un enthousiasme apporté d’avance et prêt à crever.
Dumas a un grand talent. Il a le secret de parler à son public, à ce public des premières ; il en est le poète, et sert aux hommes et aux femmes de ce monde, dans une langue à leur portée, l’idéal des lieux communs de leur cœur.
17 mars. — Je vomis mes contemporains. C’est dans le monde actuel des lettres, et dans le plus haut, un aplatissement des jugements, un écroulement des opinions et des consciences. Les plus francs, les plus coléreux, les plus pléthoriques, dans la bassesse des événements, du ciel, des fortunes de ce temps, au contact du monde, au frottement des relations, au ramollissement des accommodements, dans l’air ambiant des lâchetés, perdent le sens de la révolte, et ont de la peine à ne pas trouver beau, tout ce qui réussit.
19 mars. — Un garçon qui veut faire notre portrait littéraire, nous a écrit pour nous voir. Il s’appelle Puissant.
Une tête excentrique, un Bourguignon aux joues allumées du vin de son pays, le crâne nu, brillant de ce blanc poli qu’ont souvent les têtes des toqués, rasé comme un acteur, une petite mouche noire d’ouvrier sous la lèvre, et vêtu d’habits de village. Quelque chose d’un comédien, d’un fou, d’un vigneron, avec une parole bizarre qui dramatise ce qu’elle conte, et parfois s’arrête, au milieu de ricanements troublants.
Au lieu de nous confesser, il nous raconte son histoire. Il y a six mois, il est tombé de son pays, d’Auxerre, sur le pavé des basses lettres à Paris, en compagnie de sa femme, une jeune femme de dix-sept ans, et réduit, pour vivre, à copier de la musique sur d’imbéciles paroles gaies de Debraux…
20 mars. — À propos du grand nombre de fous chez les musiciens, — enfermés ou non enfermés, — Berthelot disait finement : « Ce sont des gens qui sentent et ne pensent pas ! »
1er avril. — Le marchand d’estampes Vignères nous racontait, que M. Thiers avait voulu exiger de lui qu’il lui communiquât les commissions, données pour les ventes, et que, sur son refus, il s’était fâché avec lui. Ce petit abus de confiance, que du haut de son nom de M. Thiers, il voulait arracher à ce pauvre diable d’honnête homme, me pousse à la crédulité sur beaucoup de choses, prêtées à l’ancien ministre.
2 avril. — Nous partons pour Rome.
3 avril. — C’est du bonheur presque, en sortant du gris de Paris, de trouver, comme ce matin, en approchant de Marseille, un ciel bleu, léger, riant, de la verdure de printemps, des villages qui ont l’air d’être bâtis avec une boue d’or.
Quand on regarde ce pays, sa surface vous paraît trop heureuse et trop égayée, pour produire un talent tourmenté et nerveux : le talent moderne. Il ne peut pousser ici, qu’un blagueur comme Méry ou un talent clair et plat comme Thiers[1]. Jamais ici il ne poussera du Hugo ou du Michelet.
5 avril. — Sur le Pausilippe. De ma cabine je regarde bêtement par l’œil rond, par le hublot du bateau, l’échevèlement éternel des vagues, où dedans parfois, un petit bateau s’encadrant dans cette grosse lentille, semble une marine peinte sur un galet de cristal.
Sur le pont, il y a des enrôlés dans les zouaves pontificaux, des Belges surtout, de pauvres jeunes gens, aux mines hâves, dont quelques-uns lisent, sur des cordages, des livres de piété, à tranches dorées : enrôlés de misère que le mal de mer ne rend pas jaunes, mais terreux.
5 avril. — L’homme du gouvernail, accoudé à cette roue déroulant l’immensité des mers, et tournant autour du monde, — une main morte sur le cuivre de la roue, l’autre tenant un de ses montants ; — cet homme à la figure tannée, boucanée par le vent salin, sa toque de marin sur la tête, et sa robuste silhouette se détachant sur un ciel qui se perd dans une clarté mourante de feu de Bengale, ponctué du vol noir de quatre ou cinq mouettes, cet homme ayant derrière lui la barque de sauvetage. Quel superbe et simple frontispice pour un livre de voyage !
La mère de Napoléon n’est dans l’histoire que le ventre qui l’a porté. Pareille à la femme de la Fable, elle fit le rêve d’être accouchée de la foudre — et ce fut toute sa vie.
6 avril. — Civita Vecchia.
Dix heures du matin… Enfin des rues tortueuses, des carrefours, des marchés sales, vivaces, grouillants, une population habillée de taches, des bâtisses de raccroc, du pittoresque, de l’artistique, — une ville sans édilité, avec des coulées de picturales ordures.
J’éprouve une singulière impression, mes yeux sont heureux, je me sens en rupture de ban avec cette France américaine, avec ce Paris au cordeau de maintenant.
Allant au hasard, je tombe sur un morceau de grille rousse, pareil à un soupirail de maladrerie du moyen âge. Soudain, d’un des petits carrés de fer treillissé, sort au bout d’un bâton une pochette en loques, avec une voix d’imploration qui me jette : Monsu, Monsu… C’est un prisonnier, — car c’est la prison, — et cette fenêtre est comme un parloir avec la rue, et où l’enfermé a le secours de la pitié, et du bavardage faisant, sous le soleil, sonore le pavé… Je ne sais pourquoi, j’aime cette bonne enfance de la répression.
Ces villes des États Romains, me semblent les dernières villes, où le pauvre est encore chez lui. Il y a là, un apitoiement, une miséricorde de nature, presque une familiarité du petit bourgeois pour le pauvre, le misérable, le haillonneux, qui vous étonne, quand on vient d’un de ces pays durs aux sans-le-sou, où l’on fait des cours officiels de philanthropie. C’est presque avec une caresse, que le maître de café pousse doucement le mendiant à la porte.
Six heures. Arrivée à Rome. Un individu, que nous avons pris à Civita Vecchia, sort de la voiture des prisonniers, des menottes de fer aux mains. C’est le vrai brigand poncif de Schenetz. Il est gras, fleuri, insoucieux, et visiblement flatté de l’attention sympathique du public, pendant qu’il marche entre deux carabiniers, qui semblent avoir, sur le front, la honte que devrait avoir le brigand.
9 avril. — La femme du Midi ne parle qu’aux sens ; son impression ne va pas au delà. Elle ne s’adresse qu’à l’appétit masculin.
Et le soir, après avoir passé en revue tous ces types de beauté éclatante ou sauvage, que montrent la rue, le Pincio, le Corso, je trouve qu’il n’y a qu’une Anglaise ou une Allemande qui vous donne la sensation aimante, le remuement tendre.
12 avril. — Une chose est incalculable : le carré de bêtise que développe, à table d’hôte, Rome chez les bourgeois.
— Ce peuple romain a la loterie et le paradis, ces deux horizons, à la cantonade, de la félicité d’un peuple.
— Tout est unique dans la vie. Le plaisir physique que vous a donné, à telle minute, telle femme, le plat réussi que vous avez mangé, tel jour, vous ne le retrouverez plus jamais. Rien ne recommence et tout n’est qu’une fois.
— Ah ! le peuple heureux que ce peuple gai de la gaieté de son ciel, avec ses bonheurs à bon marché, achetant la viande de première qualité, douze baïoques, et le vin rien, pour ainsi dire, et sans la conscription, et sans presque d’impôts, et sans humiliation dans la pauvreté, et sans amertume dans la misère, soulagé qu’il est par tant d’institutions de bienfaisance, et aussi par la main à la poche des un peu moins pauvres que les plus pauvres.
Quand je compare ce peuple aux peuples de progrès et de liberté, marqués au signe de ce sinistre affairement moderne, en lutte avec le budget de chaque jour, massacrés d’impôts, y compris celui du sang, je trouve vraiment que les mots se payent bien cher.
— Le mystère des mystères restera toujours ceci : c’est que le dessin d’une bouche, la ligne d’un geste, la lumière d’un certain regard, fassent de femme à homme, des attractions comme de sphère à sphère.
17 avril. — Une chose est en train de défaire le style de la rue et de la femme à Rome : la cotonnade, cette affreuse chose neutre qui fait penser à un temps, où il n’y aura plus dans les cinq parties du monde qu’une même robe du même ton, pour habiller toutes les femmes de tous les peuples.
20 avril. — Ce voyage que nous craignions, que nous avons fait par conscience, par dévouement à la littérature (Madame Gervaisais), c’est singulier ! nous y éprouvons un sentiment de délivrance, de légèreté de notre être, d’allégresse presque, que nous n’attendions pas.
Ici on sent que rien n’a été fait sur l’antiquité, en dehors de l’archéologie, et qu’il manque un résurrectionniste de cette antiquité, à la façon d’un Michelet, pour l’histoire de France… La belle besogne pour un malade de Paris, pour un jeune blessé de la société moderne, de venir s’enterrer ici, de faire une suite de monographies qui s’appelleraient le Panthéon, le Colisée… ou mieux, s’il en avait la puissance, de reconstituer, dans un grand et gros livre, toute la société antique, et s’aidant des musées, de tout le petit monde de choses et d’objets qui a approché l’homme ancien, le montrerait comme on ne l’a pas encore montré, — et, avec la strigille accrochée dans une vitrine, vous ferait toucher la peau de bronze de la vieille Rome.
Ce soir, un inoubliable tableau à l’hôpital des Pellegrini. Sur des bancs, des files de paysans sauvages, de vrais pouilleux, un bec de gaz, au-dessus de leurs têtes dans l’ombre, qui ne montre de blanc que le col de leurs chemises ouvertes, — et leur dépiotant les bas, et leur lavant les pieds dans un baquet, des confrères de la Trinité, des pèlerins en rouge à rabats, et à tabliers blancs, avec des serviettes sous le bras, à l’instar des garçons de café, — des confrères qui sont des cardinaux, des princes, de jeunes gentilshommes, dont on voit les bottes vernies sous la robe du servant, et que leurs voitures attendent sur la place.
Et quand ces immondes pieds sont lavés et essuyés, les confrères, les approchant de leur bouche, les baisent à deux places.
Une certaine émotion devant cet impitoyable rappel à l’égalité. Au fond une grande source d’humanité que cette religion catholique, et je m’irrite de voir des intelligences et des esprits se mettre à genoux devant la religion sans entrailles de l’antiquité. Tout le tendre, tout le sensitif, tout le beau ému du moderne, vient du Christ.
21 avril. — Les dernières paroles de la bénédiction du pape flottaient encore dans l’écho de l’air, alors que trois femmes — c’est le premier spectacle qui m’est donné — trois femmes cherchent à s’arracher des morceaux de visage, au milieu de la joie d’hommes riant et se frottant les mains.
Ce peuple-là, même sur les marches de Saint-Pierre, descend toujours de son cirque.
23 avril. — Je dînais hier à l’ambassade, à côté d’une jeune femme, la femme de l’envoyé des États-Unis à Bruxelles, une Américaine, et voyant à l’œuvre cette grâce libre et conquérante, ce diable au corps d’une jeune race, cette virtualité de la coquetterie qui garde le charme et la domination de la flirtation chez ces jeunes filles devenues des épouses, et me rappelant d’autre part l’activité et l’entrance de certains Américains de Paris, je me disais que ces hommes et ces femmes semblaient destinés à devenir les futurs conquérants du monde.
— Plus on va, plus on voit que, dans ce monde, rien ne se traite sérieusement que les choses légères, et légèrement que les choses sérieuses.
— Museo Vaticano.
Parmi les statues d’hommes nus, un certain rentrant des reins qui n’existe, dans les temps modernes, que chez les gymnastes et les faiseurs de tours.
Un des caractères de la beauté de l’œil dans les statues grecques — caractère que je n’ai vu indiquer nulle part — c’est la retraite de la paupière inférieure, en sorte que si on regarde un œil de profil, il se dessine en une ligne complètement fuyante, tandis que dans les bustes romains, et cela est très marqué dans la sculpture médiocre, la paupière supérieure est sur la même ligne que l’inférieure.
Une beauté, dans la beauté grecque, une beauté que les poètes nous montrent appréciée, c’est la forme et la délicatesse des joues, le masque osseux de la figure devait être singulièrement resserré, amenuisé aux pommettes. Ce n’est pas la tête romaine, qu’enfle déjà la saillie des arcades zygomatiques, qui a tout son développement dans les têtes barbares.
No 66. Tête présumée de Sylla. Une tête ayant le type de l’acteur Provost. Un vieillard, le front raviné de rides, l’œil sans prunelle dans le creux d’un orbite froncé de patte d’oie, la chair lasse et débridée du vieil âge dans les joues, la bouche avec son hiatus de côté, entr’ouverte par l’édentement, un coin baissé, un coin relevé, et respirant une ironique et intelligente amertume ; rien d’admirable comme les flottants modelages du dessous du menton, et les deux belles cordes faisant la fourchette du cou.
Et quoi de plus artiste dans cette tête, aux dessous et aux plans précieusement modelés, que ces coups de ciseau qui ont gardé la rudesse de l’ébauche, et griffent cette tête des fortes rayures de la vie et des années ? Il y a dans cette tête des parties, ainsi que dans la fuite des joues, dans l’oreille, qui laissent voir sous le rocheux du travail, et dans le gros grain du marbre, comme le lâché d’un dessin de génie. Singulière et rare union de la beauté de la sculpture grecque avec le réalisme de la sculpture romaine.
Une statue, grande comme deux fois un homme, une statue de bronze doré, à la dorure épaisse comme un sequin rongé de vert-de-gris par les siècles, une statue qui semble un corps de géant dans la damasquinure d’une armure d’or, — c’est l’Hercule nouvellement trouvé. Un morceau de splendeur que le jour caresse avec joie, et qui se lève dans sa grande niche, comme l’échantillon rayonnant de la richesse et du luxe du Temple antique.
César Auguste. Les cheveux versés sur le front comme des gerbes. Une tête où, dans la solide construction de l’ancienne tête romaine, il y a comme le poids pesant de la pensée. Une matérialité méditative. La sévère et profonde beauté des yeux, qu’on sent plutôt qu’on ne perçoit dans leur cernure d’ombre. Dans le bas de la figure, autour de la bouche, comme un tourment apaisé et un travail de haut souci. La cuirasse toute chargée d’histoire et d’allégories, bardant l’empereur de bas-reliefs, dont la saillie d’art rappelle le casque du centurion de Pompéi, et dont les couleurs effacées, délavées, font songer au rose pâle des vieux ivoires. Et le grand et tranquille retroussement de draperie porté sur le bras droit, dont la main tient le sceptre du monde, — un manche à balai pour l’heure. — Apparition de grandeur et de majesté de l’humanité. C’est comme un Dieu mélancolique du commandement.
Ici je le reconnais et je le proclame, — ce que j’ai toujours reconnu du reste dans mes discussions avec Saint-Victor : — la supériorité écrasante de la sculpture grecque. Pour la peinture je ne sais pas ; ç’a peut-être été un très grand art. Mais la peinture n’est pas le dessin, la peinture est avant tout de la couleur, et je ne la vois que dans les pays de brouillards froids ou chauds, dans les pays où un certain prismatique monte de l’eau dans l’air, en Hollande ou à Venise. Elle ne m’apparaît pas dans le clair éther de la Grèce, pas plus que dans le bleu clair de l’Ombrie.
Au Musée Égyptien. L’élégance de la petite nature d’Égypte et le suave enveloppement des formes. Des figures qui ont l’air de sortir d’un suaire de basalte, qui les moule d’un jet coulant et sans pli.
25 avril. — Ce jour-ci, j’ai été porter une lettre de Charles Blanc à Chenavard, dans une maison du Transtévère, une habitation de peuple.
Chenavard, une belle tête de philosophe antique empreinte de la tristesse des vieux artistes aux ambitions écroulées. Une voix éteinte, strangulée comme par l’extinction d’une parole usée et répandue depuis quarante ans. Un grand causeur, comme on me l’avait dit, remuant les idées par le haut, avec un flux qui va toujours… Il me dit qu’il a l’habitude de sortir à quatre heures, et me donne rendez-vous pour une de ces promenades péripatéticiennes à la Poussin, à travers la vieille Rome.
Aujourd’hui, je me rends chez lui. Je l’entrevois en chemise, se levant de sa sieste. Et il arrive presque aussitôt, accompagné de l’ami chez lequel il demeure, un vieux Français, échoué à Rome depuis 1826, marié à une grosse femme qui nous a ouvert, et qui me semble avoir eu sa carrière d’artiste, sa patrie, sa langue, enfin tout, dévoré par cette femme.
Nous allons, nous marchons, nous cognant à des morceaux de forum, pendant que Chenavard nous expose des théories de découragement et d’écrasement de l’art sous son passé, son victorieux passé, comparé à son triste présent… Et de cette promenade, de cette causerie, de la société de ces deux vieillards, de ces ruines de rêves que sont ces deux hommes : l’un qui songea à être le rénovateur de l’art contemporain, l’autre qui eut l’ambition d’être peintre en 1820, et dont je ne sais pas le nom, j’emporte une mélancolie plus noire que la mélancolie de ce grand passé, enterré dans le champ Palatin, où nous avons erré.
— Se jeter, en se levant, dans l’étude courante et passegiante de quelque église, de quelque ruine, déjeuner sur une table boiteuse du café Greco, dans l’ombre de son chez soi, fumer des cigares en écrivant des notes, devant un bouquet de roses blanches au cœur de soufre ; puis, vers quatre ou cinq heures, faire une promenade, en voiture, dans les environs de Rome : c’est là notre vie de tous les jours.
— Choses et gens : tout est ici, un peu comme l’odeur de la rue de Rome, où l’on ne sait pas trop ce que l’on sent, si c’est la m… ou la fleur d’oranger.
1er mai. — Le Torse du Vatican entame un peu l’admiration qu’on apporte de France au Moïse de Michel-Ange. On est frappé dans cet effort de la force, d’une rondeur ronflante qui n’existe jamais dans la sculpture antique, dans la chair de marbre d’Apollonius. Les veines en racines, sillonnant les bras, un malheureux emprunt à la très médiocre sculpture dramatique du Laocoon. L’œil aux beaux temps de la Grèce, si bellement et si majestueusement s’enfermant, et se reculant dans de l’ombre, a dans le Moïse, la petite et misérable indication de la prunelle.
Enfin devant toute cette robustesse de l’œuvre molle et soufflée, un esprit indépendant arrive à se demander quand il compare le Moïse au Torse, si Michel-Ange n’est pas, dans le grossissement du muscle, et dans la recherche de la tourmente de la force physique, un décadent aussi corrompu que l’est Boucher, en sa recherche de la grâce.
3 mai. — Ici, au bout de quelque temps, la poétique de la vie amène chez un Français un revenez-y au parisianisme. Et il se surprend, à l’heure du crépuscule, dans le Corso, à mâchonner, à se répéter quelque énorme mot cynique à la Grassot ou à la Lagier, comme pour se rendre l’odeur saine du ruisseau de Paris.
La beauté du sang ne se fait que dans la prodigalité de la procréation humaine. Il n’y a que les races, que les peuples, que les quartiers de ville ne malthusianisant pas, qui jettent dans le flot de la fécondité naturelle, de beaux enfants.
La grande question moderne — et aujourd’hui dominant tout, et menaçante — c’est ce grand antagonisme du Latin et du Germain : ce dernier devant dévorer le premier. Et cependant, prenez, dans le tas de ces deux humanités, un échantillon de chacune, l’intelligence personnelle sera presque toujours du côté du Latin, de l’Italien par exemple. Mais cette intelligence n’est-elle pas semblable au soleil purement artiste de Rome, qui ne fait que des fleurs et pas de légumes ?
Je suis frappé combien le caractère du Français se dénationalise à l’étranger, et combien vite et naturellement le pays qu’il habite, déteint sur lui et jusqu’au fond de son être. En France l’étranger se frotte à la France ; il ne s’y noie jamais.
Tout ce qui est beau en Italie : la femme, le ciel, le pays, est crûment, brutalement, matériellement beau. La beauté de la femme est la beauté d’un bel animal. L’horizon est solide. Le paysage est sans vapeur et sans rêve.
L’au-delà nuageux de toutes les choses du Nord n’existe pas ici.
4 mai. — La Transfiguration de Raphaël. La plus désagréable impression de papier mal peint, que puisse donner la peinture à l’œil d’un peintre coloriste. Impossible de voir — quand on voit — un désaccord, une discorde plus criarde, de tons vilainement bleus, jaunes, rouges et verts — un vert surtout, un vert de serge abominable ; et tous ces tons associés dans des contrariétés hurlantes, relevées de lumières zinguées toujours en dehors de la tonalité de l’étoffe, et éclairant du violet avec des glacis jaunes et du vert avec des glacis blancs.
Mais ne nous appesantissons pas sur la misère du coloriste, étudions ce chef-d’œuvre du dessin et de la composition, le Sursum corda du christianisme. Un Christ qui est un frater commun, sanguin et rose, peint, ainsi que disent les scoliastes du tableau, peint de couleurs pour le jour de l’autre vie, — montant pesamment au ciel, au bout de pieds de modèle ; un Moïse et un Élie s’enlevant, en sa compagnie, avec des poings sur la hanche de danseurs, et rien là, d’une fulguration, d’un rayonnement, d’une gloire, avec lesquels les moins imaginatifs des peintres essayent de faire le ciel des bienheureux. Là-dessous le Thabor, une colline ronde comme un dessus de pâté, où sont aplatis, et comme désossés, trois apôtres-marionnettes, de vraies caricatures de l’ahurissement ; puis en bas une incompréhensible mêlée d’académies, de têtes d’expression à copier dans les collèges, de bras aux brandissements tels qu’on les voit dans les tragédies de Saint-Charlemagne, d’yeux, où un professeur bien appliqué semble avoir mis le trait de force dans le point visuel.
Dans tout cela, pas un atôme du sentiment, qui, chez Simon Memmi, Filippo Lippi, Botticelli, Pietro di Cosima, enfin chez les plus petits primitifs, donnèrent à ces scènes, l’expression d’émotion recueillie, presque de componction, enfin de cette sainte placidité dans l’étonnement, angélisant, pour ainsi dire, les yeux de ceux qui assistent à un miracle. Chez Raphaël la résurrection est purement académique, le paganisme y passe partout, y éclate au premier plan, dans cette femme, un morceau de statue antique, en cet agenouillement de païenne à laquelle l’Évangile n’a jamais parlé, etc., etc., etc.
Cela chrétien ! je ne connais pas de tableau défigurant le christianisme par une plus grosse image matérielle, et je ne connais pas de toile l’ayant représenté dans une prose plus commune, dans un beau plus vulgaire.
— Au fond, l’infériorité de la race italienne, je l’ai cherchée longtemps et je la trouve aujourd’hui : c’est, de n’avoir pas de nerfs. On le perçoit dans une bien petite chose, l’absence de toute impatience pour la lenteur de tout ce qui se fait ici.
6 mai. — Penser qu’il n’y a jamais eu un paysagiste — et personne ne l’a remarqué — un paysagiste depuis le Poussin et Claude Lorrain jusqu’à ce triste Benouville, qui ait eu l’idée de rendre les deux plus frappants, les deux plus visibles caractères de cette campagne romaine ; la spécialité du bleu du ciel et le vert-de-gris particulier de la verdure du chêne-liège et de l’olivier.
Au Vatican. Le Torse, le seul morceau d’art au monde qui nous ait donné la sensation complète et absolue du chef-d’œuvre. Pour nous, c’est au-dessus de tout, à vingt mille pieds au-dessus de la Vénus de Milo. Il nous confirme dans cette idée, déjà instinctive en nous, que le suprême Beau est la représentation de génie exacte de la Nature, que l’Idéal qu’ont cherché à introduire dans l’art, les talents inférieurs et incapables d’atteindre à cette représentation, est toujours au-dessous du vrai. Oui, c’est le sublime divin de l’art que ce Torse qui tire sa beauté de la représentation vivante de la vie, avec ce morceau de poitrine qui respire, ces muscles en travail, ces entrailles palpitantes dans ce ventre qui digère : — car c’est sa beauté de digérer contrairement à l’assertion de cet imbécile de Winckelmann qui croit relever et exhausser ce chef-d’œuvre, en disant qu’il ne digère pas.
Le découragement tombe de là sur tout ce qu’on a vu, comme un écrasement. C’est l’œuvre unique sortie d’une main d’homme, au delà de laquelle on ne rêve rien.
17 mai. — À bord de l’Hermus. Sur ma couchette, après avoir lu du Joubert. Des pensées si fines, qu’elles ressemblent à des ailes d’insectes disséquées. En somme Joubert est le La Bruyère du filigrane.
18 mai. — Marseille, c’est encore de l’Italie. Sur une affiche de pédicure se voit une apparition de la Vierge. Ce midi de notre France : de l’Italie ratée.
Dimanche 19 mai. — L’Italie finit par donner la nostalgie du ciel gris. La pluie en revenant semble une patrie… Paris encore une fois.
Vendredi 24 mai. — Théophile Gautier, qui est dans ce moment maestro di casa, nous présente à la Païva, en son légendaire hôtel des Champs-Élysées. Une vieille courtisane peinte et plâtrée, l’aspect d’une actrice de province, avec un sourire et des cheveux faux.
On prend le thé dans la salle à manger, qui, en dépit de tout son luxe et de la surcharge de son mauvais goût renaissance, en dépit des sommes ridicules qu’ont coûté ses marbres, ses boiseries, ses peintures, ses émaux, et la ciselure de ces candélabres d’argent massif venant des mines du Prussien entreteneur se trouvant là, n’est au fond qu’un riche cabinet de restaurant, un salon des Provençaux pour millionnaires.
Là-dedans, une conversation de gens gênés comme dans du faux monde et qui se traîne. Gautier, malgré son imperturbabilité, ne trouve pas dans cette maison son équilibre. Turgan, que nous voyons là, pour la première fois, cherche laborieusement des effets. Saint-Victor froisse et pétrit son chapeau pour trouver des phrases. Et on sent tomber sur cette table magnifique, éclairée de l’incendie des lustres, le froid spécial aux maisons de filles jouant la femme du monde, ce froid composé d’ennui et de malaise, qui glace, dans les palais de la prostitution et les Louvres de la putinerie, le naturel et l’esprit des gens qui passent.
Et cela est d’autant plus marqué que le monsieur est un personnage allemand, muet et bellâtre, un gandin de la Borussie, dominant la fête de sa raie au milieu de la tête, et d’un sourire diplomatique, et que la femme, au milieu de son effort de grâce, a je ne sais quoi d’inquiétant d’une femme d’affaire en sa personne, avec des absorptions et des absences, où on dirait que son attention vous quitte pour aller aux deux petits cabinets de sa chambre : qui sont des coffres-forts de pierres précieuses, — et qu’on croit deviner en la terrible implacabilité de son visage de blonde, un passé qui fait peur.
27 mai. — Nous sommes dans une grande pièce au-dessus de l’okel de l’exposition égyptienne. Par les dentelles de bois des moucharaby, le soleil entre dans la salle et découpe des rosaces lumineuses au-dessus des boîtes de momies et des sarcophages, sur lesquels sont piqués avec une épingle des morceaux de papier, où sont inscrits, en leurs noms d’Égypte, la ligne paternelle et maternelle de ces morts et de ces mortes. Tout autour, sur des rayons de bois blanc, des têtes séchées, des crânes ficelés avec des morceaux de chiffon ; des crânes de toute couleur, les uns verts de la patine du bronze, d’autres, sous le soleil, tout suintants de bitume et de naphte ; d’autres noirs avec de petits morceaux carrés de feuilles d’or plaqués dessus, d’autres avec les belles pâleurs d’ivoire des vieux os et les grands creux d’ombre du vide des yeux. Et dans le tas, au milieu des fronts fuyants, un front renflé de pensée et de sagesse, noblement socratique, et à côté, une tête de femme toute décharnée, et qu’on rêve avoir été belle, coiffée de la luxuriance d’une chevelure roussie et carminée ainsi que tous les cheveux que l’on voit, et dont la grosse natte, à demi émiettée, lui aveugle les yeux.
En travers, jetée sur une table, la momie qu’on va débandeletter. Tout autour des redingotes décorées. Et l’on commence l’interminable déroulement de la toile emmaillotant le paquet raide. C’est une femme qui a vécu, — il y a deux mille quatre cents ans, — et ce redoutable et si lointain passé d’un être, dont nos regards commencent à tâtonner la forme, et dont on va violer l’infini sommeil, semble mettre, en la salle, en la curiosité historique qui est là, je ne sais quoi de religieux dans l’avidité de voir.
On déroule, on déroule toujours, toujours, toujours, sans que l’empaquetage semble diminuer, sans qu’on sente, pour ainsi dire, s’approcher du corps. Le lin paraît renaître et menace de ne jamais finir, sous les mains des aides qui le déroulent interminablement. Un moment, pour aller plus vite et pour dépêcher l’éternel dépiotage, on la pose sur ses pieds, qui cognent comme des pieds au bout de jambes de bois, et l’on voit tournoyer, pirouetter, valser épouvantablement, entre les bras hâtés des aides, ce paquet qui se tient debout : la Mort dans un ballot.
On la recouche et on déroule encore. Les mètres de toile s’entassent, montent en montagnes, couvrent la table de ce linge, au joli ton de safran rouillé, d’une toile qui n’a pas été blanchie, et des senteurs étranges se lèvent, des émanations chaudes et poivrées d’aromates et de myrrhe funéraire : les odeurs de volupté noire du lit de la mort antique.
Enfin, sous le débandelettement, commence à s’esquisser un peu de la forme humaine d’un corps. « Berthelot, Robin, voyez cela ! » crie Mariette, — et d’un canif qui fouille l’aisselle, il fait sortir quelque chose qu’on se passe et qui semble une fleur qui a senti bon : un petit bouquet planté par l’Égypte sous le moite du bras de ses mortes.
Les dernières bandes sont arrachées, la toile est à son dernier bout, et voilà un morceau de chair, il est tout noir, et fait presque un étonnement, tant on s’attendait, sous ce linge si bien conservé, à trouver la vie de la mort et l’éternité du cadavre gardée. Du Camp s’est précipité avec une sorte de frénésie nerveuse au dépouillement du cou et de la tête. Tout à coup, dans le noir du bitume figé au bas du cou, reluit un peu d’or. « Un collier ! » crie quelqu’un. Et avec un ciseau, dans le pierreux de la chair, Du Camp fait sauter une petite plaque en or, portant une inscription écrite au calame, et découpée en forme d’épervier. Puis on détache encore un tout petit Horus et un gros scarabée vert. Mariette, qui s’est emparé de la petite plaque d’or, dit que c’est une prière de cette femme, pour la réunion de son cœur et de ses entrailles à son corps, au Jour éternel.
Les pinces, les couteaux enfiévrés descendent le long de ce corps desséché, qui sonne le cartonnage, dénudent cette poitrine et ce ventre aplatis, déformés, insexuels, sillonnés dans leur noirceur de taches rouges d’un sang cuit ; ils dépouillent ses bras collés au corps, ses mains, qu’un mouvement ankylosé de pudeur, le mouvement même de la Vénus de Médicis, abaisse sur le pubis avec ses doigts aux ongles dorés.
Une dernière bande, arrachée de la figure, découvre soudainement un œil d’émail, où la prunelle a coulé dans le blanc, un œil à la fois vivant et malade, et qui fait un peu peur. Et le nez apparaît camard, brisé et bouché par l’embaumement, et le sourire d’une feuille d’or se montre sur les lèvres de la petite tête, au crâne de laquelle s’effiloquent des cheveux courts, qu’on dirait avoir encore la mouillure et la suée de l’agonie.
Elle était là cette femme ayant vécu, il y a deux mille quatre cents ans, elle était là, étalée sur la table, frappée, souffletée du jour, toute sa pudeur à la lumière et aux regards de tous. On causait, on riait, on fumait. Pauvre cadavre profané, si bien enterré et voilé, et qui devait si parfaitement se croire sûr du repos et du secret de l’inviolabilité éternelle, et que le hasard d’une fouille jetait là, comme une crevée de notre temps, sur une table d’amphithéâtre, sans que personne, autre que nous deux, en ressentît une profonde mélancolie.
Le soir venu, nous avons vagué avec Théophile Gautier, autour de ce grand monstre de choses, qu’on appelle l’Exposition. En cette Babel d’industrie, c’était comme une promenade dans un songe, où un élève de l’École centrale aurait montré à Paris, inondé du rendez-vous des peuples et de la fraternisation de l’Univers, un raccourci en liège de tous les monuments de la terre… Et peu à peu les choses prenaient autour de nous un aspect fantastique. Le ciel du Champ-de-Mars revêtait les teintes d’un ciel d’Orient ; le tohu-bohu des constructions du jardin silhouettait, sur le violet du soir, la découpure d’un paysage de Marilhat ; les dômes, les kiosques, les minarets colorés mettaient dans la nuit parisienne les transparences reflétées de la nuit d’une cité d’Asie ; le bœuf gras empaillé du boucher primé Fléchelle, blanchissait des blancheurs sacrées d’Apis.
Et par moments, il nous semblait marcher dans une image peinte du Japon, autour de ce palais infini, sous ce toit avancé comme celui d’une bonzerie, éclairé par des globes de verre dépoli, tout pareils aux lanternes de papier d’une Fête des Lanternes ; ou bien sous le flottement des étendards et des drapeaux de toutes les nations, il nous venait l’impression d’errer dans les rues de l’Empire du Milieu, peintes par Hildebrand dans son Tour du monde, sous les zigzags claquants de leurs enseignes et de leurs oriflammes.
Vendredi 31 mai. — « Pardon, je suis en retard… c’est que le surtout de la table n’est arrivé qu’à six heures, et le comte a voulu absolument le monter lui-même. » C’est la Païva qui nous dit cela. Elle a une robe de mousseline, qu’elle dit lui avoir coûté 37 francs, et 500 000 de perles au cou et aux bras.
Nous sommes dans ce salon fameux, et qui ne vaut pas le bruit qu’il fait, au milieu de ces peintures faites et encore à faire, destinées à représenter l’Assomption de la courtisane, et commençant à Cléopâtre et finissant par la maîtresse de la maison aumônant des égyptiaques.
Dans toute cette richesse, rien qui soit de l’art que le plafond de Baudry, un semis de divinités un peu délié, un Olympe disjoint, mais d’une distinction de coloris délicieuse, et au milieu duquel se lève une Vénus hanchant sur sa belle cuisse gauche qui est, dans une riante apothéose de chair véronésienne, une adorable académie. Le reste, une œuvre de tapissier, sans un morceau du passé, sans un meuble, une statue, un tableau, qui sauve une maison du tout neuf, et y met l’intérêt et l’amusant de l’historique.
On passe dans la salle à manger et on dîne. Alors c’est l’exhibition du surtout, et c’est la bourgeoise invitation sans pudeur à admirer cela, et à toujours l’admirer. On n’en dit pas le prix, mais on déclare que chez tel fabricant il coûterait 80 000 francs. Et il faut que chacun, le poing sur la gorge, accouche de son admiration, de son compliment, et le compliment, si gros qu’il soit, ne satisfait pas encore. Saint-Victor vante le talent du banal sculpteur de cela, de Carrier-Belleuse, ce pacotilleur du XIXe siècle, ce copieur de Clodion. Il se vante de lui avoir fait obtenir cette année la médaille de sculpture, s’indignant qu’on n’ait pas décoré le modeleur du service… Le dîner est bon, très bon, mais sans rien de ce qui étonne un estomac.
La maîtresse de maison, je la regarde, je l’étudie. Une chair blanche, de beaux bras et de belles épaules se montrant par derrière jusqu’aux reins, et le roux des aisselles apparaissant sous le relâchement des épaulettes ; de gros yeux ronds ; un nez en poire avec un méplat kalmouck au bout, un nez aux ailes lourdes ; la bouche sans inflexion, une ligne droite, couleur de fard, dans la figure toute blanche de poudre de riz. Là-dedans des rides, que la lumière, dans ce blanc, fait paraître noires, et, de chaque côté de la bouche, un creux en forme de fer à cheval, qui se rejoint sous le menton qu’il coupe d’un grand pli de vieillesse. Une figure qui, sous le dessous d’une figure de courtisane encore en âge de son métier, a cent ans, et qui prend, par instants, je ne sais quoi de terrible d’une morte fardée.
Et pendant tout le dîner, dans un dialogue de la Païva avec son architecte et son comte, c’est un entonnement d’hosannah sur son hôtel et toutes les choses de son hôtel.
Après le café on s’assoit dans le petit jardin muré, aux dessins de verdure de tapisserie, pareil à un jardin de Pompéi, dans lequel arrivent, par bouffées sonores, la musique de Mabille, les quadrilles de la prostitution à pied, venant expirer aux pieds de la fille, qui se vante d’avoir par jour 1 000 francs de loyer à Paris et 1 000 de loyer à Pontchartrain.
Elle reste en ce jardin, presque nue, par le froid de la soirée qui nous gèle tous, dégageant autour d’elle la froideur d’un marbre, et manquant de l’éducation, de l’amabilité, de l’acquit, du tact, sans la douceur du charme, sans la caresse de la politesse, sans le liant de la femme, sans même l’excitant de la fille, et sotte tout le temps, — mais jamais bête, et vous surprenant, à tout moment, par quelque réflexion empruntée à la vie pratique ou au secret des affaires, par des idées personnelles, par des axiomes qui semblent l’expérience de la Fortune, par une originalité sèche et antipathique qu’elle paraît tirer de sa religion, de sa race, des hauts et des bas prodigieux de son existence, des contrastes de son destin d’aventurière de l’amour.
10 juin. — Lefebvre de Béhaine, chez lequel nous sommes allés passer quelques jours, cette semaine, disait, nous racontant sa mission à Vienne, après Sadowa : « Ce Bismarck, un homme étonnant ! Je l’ai trouvé à Brunn, le 13 juillet, à deux heures du matin, dans son lit. Il avait sur sa table de nuit des bougies allumées et deux revolvers. Il lisait, et savez-vous ce qu’il lisait, l’Hôtel Carnavalet de Paul Féval, oui l’Hôtel Carnavalet ! »
Pendant que nous sommes chez lui, il se laisse aller à nous conter le détail de sa bizarre campagne, d’un avant-poste à un avant-poste, tandis que sa femme nous fait voir ses mouchoirs de parlementaire avec les inscriptions écrites à l’encre. Il nous lit les lettres qu’il lui a écrites, les gîtes, les couchers de la campagne, son départ de Nickolsburg, son passage au milieu des blessés arriérés et des cantiniers attardés, ses nuits dans les villes aux rues à arcades, devenues un lit de paille pour la mort. Une curieuse lettre, est une lettre adressée à son fils âgé de six ans, où il lui raconte, sur le ton de la plaisanterie, sa promenade de pékin dans tout ça, escorté de son trompette prussien : on ferait quelque chose de charmant de la guerre, ainsi contée par un père à son enfant.
Puis il nous parle de choses ignorées, d’une proposition de la Russie, effrayée des résultats de la bataille de Sadowa, proposition, répétée deux fois, de se donner franchement à la France, mais à la condition qu’on ne lui parlerait plus de la Pologne, offrant une alliance entière, et déclarant qu’il n’y avait que cette union des deux grandes puissances pour remettre l’équilibre en Europe, — dût cette alliance ne pas durer plus longtemps que les traités de 1815, une cinquantaine d’années, un laps de temps suffisant pour faire la gloire des deux souverains qui auraient signé cette alliance.
Mais M. de M…, agent de la Russie, demandait une conclusion immédiate aux Tuileries. Solution, si elle avait été acceptée, capable de faire d’autres destins à l’Europe, mais que repoussa au néant des grandes choses enterrées, l’esprit temporisateur de l’Empereur et rétractile aux larges décisions.
17 juin. — Berthelot nous disait à Magny, que non seulement la France est le pays qui a le moins d’enfants, mais que c’est, par là-dessus, celui qui a le plus de vieillards, et dont le chiffre est comme 100 à 58, relativement à la Prusse. Il attribuait à cela le ganachisme actuel.
24 juin. — Roqueplan que j’arrête dans la rue, et auquel je fais compliment de sa solidité et de sa résistance physique, me dit : « Ah ! c’est que je n’ai jamais bu de mauvais vin. Il faut faire très attention à ce qu’on prend et à ce qu’on rend ! »
Ce soir, aux Champs-Élysées des filles causaient près de moi sur des chaises : « Laisse donc, dit l’une, je suis franche. On fait huit cents francs. On vit avec trois, et on en place cinq cents à la caisse d’épargne. » La basse prostitution présente pourrait prendre comme enseigne : « Au Gagne-Petit. »
— J’ai vu à l’Exposition une horrible chose : des couronnes d’immortelles en porcelaine. Souvenirs et regrets, voilà que vous devenez une dépense une fois faite !
— Les fautes que les hommes d’État font sur le théâtre de la politique, ils les feraient comme hommes, en famille ou dans la société, qu’on les enfermerait.
— Oh ! l’inconnu de Paris. On nous citait une femme gagnant une très grosse somme par jour, avec le talent qu’elle a seule d’enfiler un collier de perles : c’est-à-dire d’assembler les perles, de les faire valoir l’une par l’autre, de les harmonier, de chercher pour ainsi dire leurs accords, sur des espèces de registres de musique en ébène. L’arrangement d’un collier, qu’elle cherche souvent toute une journée, lui est payé de 60 à 80 francs.
— À propos d’Hernani. Tristesse de songer qu’il faille quarante ans, presque un demi-siècle, pour être autant applaudi qu’on a été sifflé.
3 juillet. — Vichy.
Cette vie avec ses bains, ses verres d’eau de demi-heure en demi-heure, ses petites promenades de l’hôtel aux sources, le règlement et les coupures de la journée, la discipline de la cure, dissipe un peu en nous le spleen abominable de nos derniers jours à Paris, à peu près comme la vie monastique devait suspendre l’ennui des grands ennuyés des siècles passés.
— Le directeur des eaux me disait qu’on vendait les chaises sur lesquelles l’Empereur s’était assis. Ainsi, il y a des gens pour adorer la place de ses hémorroïdes. Et nous nous moquons encore des peuples qui rendent un culte aux fientes du Grand Lama.
— La race bourbonnaise, cette race du Centre, marquée à tous les bons signes de la pauvreté d’une province et de l’éloignement d’une capitale, race laide, rabougrie, a une caresse dans l’accueil et le service que je n’ai rencontrée nulle autre part. On dirait que les peuples ont les vices de leur beauté et les vertus de leur laideur.
9 juillet. — Je lis ce matin que Ponsard est mort. Il restera l’immortel exemple de toutes les sympathies de la France pour la médiocrité, et de toutes ses jalousies contre le génie. Je ne lui vois guère d’autre immortalité pour le sauver de l’oubli.
9 juillet. — Parc de Vichy. Sept heures et demie du soir. Une broussaille de genêts, toute fleurie de jaune ; au-dessus de petits arbres, aux feuilles argentées, glacées de soleil couchant, et toutes emplies d’une illumination rose, et s’enlevant sur un ciel bleu si pâle qu’il semble blanc : un coin de coucher de jour d’un tableau primitif, un éther angéliquement pâle, plein de petits cris d’oiseaux qui volent si haut qu’on ne les voit pas, et aussi du rire d’une petite fille qu’on ne voit pas non plus, remplissant de sa gaieté rieuse, le chalet où elle court.
— Tous les faiseurs de petits travaux d’art et d’histoire, tous les Chinois d’érudition que je connais, prennent un aspect chinois par le ventre et la graisse qui leur chinoise les yeux.
12 juillet. — Sur l’Allier. Une petite laveuse, les bras nus, le casaquin clair, un ruban couleur feu dans les cheveux pour toute élégance, de petits tétons ronds qu’on sent baller comme une paire de pommes, le corps libre, souple, m’a fait repasser devant les yeux la toilette matinale de peuple d’une ancienne maîtresse.
— La musique au théâtre, au concert, ne me touche pas, je ne la sens un peu qu’avec le plein air et l’imprévu du hasard.
— À faire notre Catéchisme de l’art en aphorismes, et ne dépassant pas dix pages. Comme summum du Beau absolu : le Torse du Vatican.
— Je trouve qu’autour de nous, de jour en jour, dans notre monde, le respect de la postérité diminue bien. La littérature chez les hommes de lettres que je vois, ne me semble plus qu’un moyen de mettre le gratis dans beaucoup de choses de la vie. C’est comme un droit à un parasitisme n’apportant pas trop de déconsidération.
— Il n’y a que deux grands courants dans l’histoire de l’humanité : la bassesse qui fait les conservateurs et l’envie qui fait les révolutionnaires.
— Oh ! le Siècle ! Un ami, qui n’est pas un imbécile, voulait me soutenir, ce soir, que c’étaient les Jésuites qui avaient fait faire des obscénités aux Chinois.
— Il est assez curieux que jamais un legs n’ait été fait à l’auteur d’un livre, n’ait été fait par un mourant riche à un esprit. Si jamais un écrivain a hérité d’un lecteur, il a fallu que le lecteur le connût, le fréquentât, approchât du corps de cet esprit.
— Aujourd’hui seraient morts en bloc Jésus-Christ, Socrate, Franklin, que les journaux ne seraient pas plus en deuil. Lambert Thiboust n’est plus. Il est question d’un monument, d’une colonne, d’un enterrement national.
On cite du mort des traits de bonté divine, comme d’avoir reconnu un ami dans la dèche, et s’il n’a fait toute sa vie que des cascades, c’est qu’il avait la pudeur des hautes aspirations à la littérature, si ridicules dans ce siècle, sans grands talents.
En lui meurt la gaieté de Paris, et dans tous les cafés, on voit les garçons s’essuyer les yeux du coin de leur tablier.
— Avez-vous remarqué que les femmes qui ressemblent physiquement à vos maîtresses, ont une sympathie pour vous ?
20 juillet. — Il y a ici une espèce de gentilhomme, qui est un prestidigitateur, un sorcier avec ses mains commandant au visible et à l’invisible, élevant l’escamotage au merveilleux, et faisant voir ce que les dix doigts de l’homme peuvent réaliser du miracle. Cet A… m’emmène ce soir chez lui, pour voir une table machinée pour ses trucs, sur ses indications. Une petite chambre, où il y a deux lits, tout encombrée de paquets vagues et couleur de misère, au milieu desquels reluisent les dorures de la table. Là-dedans une femme, Mme A…, me dit-il, une espèce de paysanne ; deux caniches crottés, ses aides en train de fouiller le dessous du lit ; et sur le marbre d’un chiffonnier, une pauvre colombe, habituée à être escamotée, immobile et qui semble de bois.
Et le gentilhomme disparaît… Je ne vois plus dans cet intérieur de bohème, dans cette chambre de faiseur de tours aux chiens savants de Stevens, que le campement d’un saltimbanque en chambre.
Dimanche 21 juillet. — Puissant, sur lequel nous sommes tombés ici, où il fait le Programme de Vichy, nous amène Vallès, débarqué ce matin du train de plaisir, en paletot d’hiver, gesticulant de la canne, parlant haut, et avec son accent bon garçon auvergnat, ayant l’air de crier : « Vallès est dans vos murs ! »
On improvise une partie de pêche. On part, la Madeleine, Burty, une chanteuse, la Gonetti, une fille toute ronde, qui a mis avec bonheur de gros souliers pour la partie de campagne. La partie ne sourit plus à Vallès, qui demande un endroit, où l’on puisse manger une grillade de porc, arrosée de vin blanc. On l’entraîne vers le Sichon… Il marche bougonnant, en demandant le frigus opacum, en jetant dans la verdure des mots du café des Variétés. Il hèle, à travers les champs, une vache : « Superbe, la vache de Fénelon ! »
Cela, mêlé de paroles amères, de paradoxes sauvages, de rampements amoureux sur l’herbe vers la jupe de la diva. Puis il blasphème spirituellement et drolatiquement Hugo, et redemande de la grillade.
22 juillet. — Ce soir Burty revient à l’hôtel s’habiller pour un bal. Il entre chez nous, se met à causer de son père, du premier Empire, allume un cigare, et pris par l’intérêt de ce qu’il raconte, par le souvenir du passé et de la famille, nous fait toucher les changements survenus dans les habitudes, les mœurs, le train de vie de la bourgeoisie marchande.
Aujourd’hui les Delisle, les Cheuvreux-Aubertot ont des châteaux, avec le luxe, la chasse, tout le tra la la de l’aristocratie. Dans le temps, dont il nous parle — et remarquez qu’il n’y a pas plus de cinquante ans, — le premier marchand de soieries qui était son père, louait, l’été, une maison de campagne de 300 francs à Groslay, et la grande distraction du dimanche pour les invités et les grands commissionnaires américains et russes, était l’achat, pour 12 francs, d’un cerisier dans la campagne, d’un cerisier que la société mangeait sur pied.
— Jamais un homme, si riche qu’il soit, n’achètera un bel enfant, une belle petite fille, pour avoir sous les yeux un chef-d’œuvre de nature, de l’art de Dieu. Il préférera toujours acheter un tableau, une statue, quelque chose que l’on revend, et où on retrouve sa mise.
— Table d’hôte de l’hôtel de Madrid à Vichy.
Au bout de la table, en haut, un ménage d’origine mexicaine, d’insulaires venus d’une Canarie quelconque : la femme, une vraie femelle avec une tête de bonne singesse, une peau café au lait, les bras comme des antennes de sauterelles, des gestes pour découper qui lui retournent les mains à la façon de pattes, horriblement maigre, séchée, ratatinée sous son châle de petite fille, couleur caca d’oie, et attaché à son cou par une immense plaque, remplie par la photographie de son mari ; on croirait voir une contemporaine de Montezuma, exhumée de ces cruches mexicaines, où l’on empote les morts.
À côté une espèce de vieux petit mayeux bordelais, le menton dans son assiette, au fausset inouï, aux notes comiques de casse-noisette, le soprano du gazouillement, et sa femme, une figure qui fait penser à la Reine des Merlans dans une féerie.
Après un jeune Hollandais et sa mère, tous deux juifs, tous deux comme éclairés par le reflet du soleil des juifs, la pièce d’or derrière le grillage des changeurs ; le jeune homme, un brun à barbe noire et à lunettes, promenant éternellement, dans les escaliers de l’hôtel, le cylindre d’un clysopompe ; la vieille femme, à laquelle on ne sait quel passé donner de marchande à la toilette ou de brocanteuse de chair humaine, possédant des restes de beauté diabolique, et ayant dans le cerné de son vieil œil, l’apparence d’un sourire de jouissance, mêlé à je ne sais quelle profondeur de coquinerie. La nourriture l’excite, et, à la fin des repas, se renversant à demi sur sa chaise, comme sur un canapé, et branlant un peu la tête, elle a des chantonnements d’harmonica fêlé, des notes cassées d’échos de musicos.
Puis toute la palette des teints de jaunisse et de la bile dans le sang, depuis la pâleur hépatique jusqu’au bronze vert, depuis le bronze vert jusqu’à la jaunisse nègre, et des têtes de femmes, où la maladie de foie semble avoir développé une répugnante pilosité. Là-dedans, une jeune chlorotique à marier, assidue aux sources ferrugineuses de Mesdames, un bubon en deuil, dont la mère, dans sa grossesse, semble avoir eu un regard d’une caricature idiote de Grandville. Puis deux Anglais, deux Anglais du Palais-Royal : l’un, le neveu, capitaine aux Indes, à l’abominable tête d’artiste, à la barbe en queue de vache, au front de lézard, à la raie médiane d’un modèle pour Jésus-Christ, et se livrant tout le temps à des calembours internationaux. L’oncle, lui ! ressemble à un commodore joué par Odry, avec ses cheveux et ses favoris lui mangeant la figure à la façon de deux perruques, avec ses yeux de taupe, ses cravates de Mazulipatam ; et les bijouteries qui le sillonnent, en serpentant, font de lui comme le Laocoon des chaînes de montre.
Nos yeux, au milieu de tout ce monde, ne se reposent et ne se consolent que sur une famille espagnole au grand complet : la grand’mère, la mère et trois petites filles. La grand’mère, l’aïeule avec ses cheveux gris, la ligne de blancheur de sa collerette, l’engoncement solennel dans le satin noir de sa robe montante, sa carnation ressemblant à une ébauche grasse et beurrée, de Vélasquez, en sa coloration violette aux glacis argentins. Et elle semble entourée des petites infantes du maître, assises à côté d’elle, de ces petites senoritas, la raie de côté, les cheveux piqués du rouge d’un ruban ou d’une fleur de grenadier, le sourcil tressaillant, le front bossué, le teint chaudement pâle avec la tache de fard de leurs joues, un vermillonnement à la Goya. — Je les voyais tout à l’heure dans le jardin, les petites senoritas, vives comme le vif-argent, et déjà jambées de mollets de danseuses, petites-filles des fameuses saltatrices gaditanes.
Et autour de ce monde de tous visages et de toutes langues, tournent les trois automates du service, la maîtresse d’hôtel, une Auvergnate à mine de misère, montrant sur elle la désolation d’une porteuse d’eau qui a renversé ses seaux, un petit domestique moyenâgeux, une espèce de varlet drolatique, arrivé tout ahuri de la charrue, les cheveux en essuie-plume, et la bouche riante montrant des dents en scie, enfin une pauvre petite bonne, au cou maigre de poitrinaire, aux omoplates perçant sa robe étroite, aux lobes d’yeux des prières d’Overbeck, marchant éternellement sur des pieds, comme morts de fatigue.
— Quelle misère de rouleuse, sous le costume de la chanteuse ambulante : un chapeau de paille noir avec un coquelicot, un canezou marron, une jupe violette à carreaux, troussée sur un jupon noir, et la bretelle de sa guitare sur l’épaule. Elle a la figure grise des pauvres. Et une voix, sortant de cette guenille, une voix d’un voyou qui muse, chante :
C’est la vérité pure,
Vous qu’avez bon cœur,
Plaignez une créature,
Q’az-évu des malheurs !
Et la créature crache.
— Un chalet d’opéra-comique et de vaudeville, sur le balcon duquel on s’attend toujours à voir des groupes chanter une ronde, comme au théâtre, en levant au ciel des flûtes de champagne ; un jardin qui n’est presque qu’une salle à manger en treillage, avec des médaillons de célébrités en terre cuite, fouillés par Carrier-Belleuse : c’est le chalet de l’administrateur des eaux, C…, une maison dont on tourne sans cesse le bouton de cuivre, maison toujours mangeante, chantante, recueillant au passage toutes les notoriétés, et toutes les voix jeunes et vieilles : hier les frères Lionnet, aujourd’hui le vieux Tamburini !
Un type, ce C…, l’administrateur moderne, le créateur du jour, l’Haussmann d’ici. Tout dans la main : les eaux, les bains, l’exploitation de toutes les sources du Casino, le théâtre, les concerts, l’imprimerie et le journal, et un monde d’ouvriers, depuis les maçons jusqu’aux cartonniers des boîtes de pastilles, un monde de six cents manœuvres, hommes et femmes. Les paysans l’appellent Napoléon IV.
L’homme, un enragé d’activité, mais un peu brouillon, comme tous les trop actifs, et un touche-à-tout tyrannique. Bon enfant, mais un hôte à l’hospitalité à brûle-pourpoint, et quelquefois sans tact, et dur de paroles aux inférieurs… Au physique, l’œil clair, le nez à l’arête sèche, sanguin, sensuel, denté pour mordre au plaisir… et par là-dessous toujours à son affaire, faisant servir tous ceux qu’il reçoit à quelque chose, tirant de ses hôtes une idée, une réclame, une utilité : des plans à l’architecte, un premier-Vichy au littérateur, et plaçant à intérêt tous ses dîners. En somme, pratique en tout, avec la science de la vie et quelques goûts distingués de l’homme moderne, ayant un pantalon de nuance distinguée, un merveilleux chien d’Écosse, un break de Binder, — enfin entouré de cette espèce d’aristocratie des choses, dont les parvenus d’aujourd’hui arrivent parfois à s’envelopper, sans la mettre en eux.
Une maison, pendant toute la saison de Vichy, une maison d’allants et de venants, où les honneurs sont faits par les M… un curieux ménage de nomades de la société, ne dînant jamais chez eux à Paris, et tout l’été se partageant entre des maisons de campagne d’amis : le mari, le chanteur comique, à la tête de capucin de la chansonnette, avec son front d’ivoire, ses sourcils d’astrakan, ses yeux et son rire de poussah ; la femme, une très gracieuse et aimable femme.
Là, passent des femmes déclassées, des femmes du monde qui n’y ont plus guère qu’une jambe, des pianistes femelles qui semblent revenues de partout, et qui dans des robes noires, qui ressemblent à du papier brûlé, regardent avec la philosophie de la vieillesse de la femme laide, l’amour qui se fait dans les coins ; et en fait d’hommes, beaucoup de messieurs de toute espèce, énormément d’architectes, et le dernier prix de Rome de paysage, le dernier, dieu merci, un peintre qui fait estimer le génie de Thénot.
Dimanche 28 juillet. — Clermont.
À l’hôtel, une chambre aux rideaux de fenêtres couleur de pâte d’abricot, au canapé de fausse moquette suspecte, aux descentes de lit pouilleuses ; — et le matin sur tout le corps des ampoules semblables à des boîtes de montres.
Nous prenons l’omnibus pour Royat, un coin de Suisse, gâté et violé par une école de tapins qui jouent du tambour sous les châtaigniers, et par l’horreur d’un dimanche auvergnat. Le village pétrifié, avec des silhouettes d’autochtones étagés sur leurs escaliers et finissant à un chien idiotisé sur la dernière marche : une population sans rire, sans voix, muette, concentrée.
Retour à Clermont. Nous battons la ville. À peine un passant. La tristesse plate et dominicale de la province, à laquelle s’ajoute ici le deuil de l’horrible pierre du pays, la pierre ardoisée de Volvic qui ressemble à ces pierres de cachot, dans les décors de cinquième acte des drames du boulevard. De temps en temps, un campo qui conseille le suicide, une petite place aux petits pavés pointus, entre lesquels pousse l’herbe d’une cour de séminaire, et où les chiens bâillent en passant. Une église, la cathédrale des charbonniers, noire au dehors, noire au dedans ; un tribunal, un temple noir de la Justice, un Odéon de la loi, académiquement funèbre, et d’où l’on tombe sur une promenade, où les arbres maigrissent d’ennui dans une grande ombre moisie. Toujours et partout, ces fenêtres et ces portes encadrées de noir, ainsi que des lettres de faire-part mortuaires. Et sempiternellement à l’horizon, cet éternel Puy de Dôme, dont le cône bleuâtre ressemble si épicièrement à un pain de sucre, enveloppé de son papier.
À la fin, nous nous sommes assis sur un banc moussu, tumulaire, devant des façades qui avaient les mélancolies des bords de canal, peints par Pierre de Hooghe, recelant des vieilles en chapeau de paille de mendiantes sur la tête, et qu’on eût dit peintes par un Memling du fouchtra.
À l’hôtel, en rentrant, notre chambre nous paraît d’une saleté plus menaçante, et le lion représenté sur nos descentes de lit, plus triste et plus mangé de vermine que le matin. La peur nous prend, et nous nous sauvons de l’Auvergne.
29 juillet. — Retour à Paris.
3 août. — Saint-Gratien.
Eudore Soulié déclarait aujourd’hui très justement qu’il y avait deux Sainte-Beuve : le Sainte-Beuve de sa chambre d’en haut, du cabinet de travail, de l’étude, de la pensée, de l’esprit ; et un tout autre Sainte-Beuve : le Sainte-Beuve du rez-de-chaussée, le Sainte-Beuve dans sa salle à manger, en famille, au milieu de la manchote sa maîtresse, de Marie sa cuisinière et de ses deux bonnes. Dans ce milieu bas, Sainte-Beuve devient un petit bourgeois, fermé à tous les grands côtés de sa vie d’en haut, une espèce de boutiquier en goguette, l’intellect rapetissé par les ragots, les âneries, les rabâchages imbéciles des femmes.
5 août. — La princesse fait ordinairement, après déjeuner, des promenades où elle jette comme la dictée de ses pensées. Aujourd’hui elle crache ses amertumes à propos de l’ingratitude des artistes, au sujet de X… et de Y…, qu’elle accuse d’avoir mené toute l’intrigue, pour empêcher la première médaille d’Hébert. Elle rappelle tout ce qu’elle a fait pour eux. Et elle s’étend éloquemment sur la peine qu’elle a eue à donner le goût de l’art à l’Empereur et à l’Impératrice, à imposer la mode de la peinture et des peintres à la société, « si bien, dit-elle, qu’aujourd’hui tout le monde a son artiste… Mon avoué a son peintre : c’est Corot… Positivement. »
Puis changeant de sujet : « Moi je n’ai jamais fait mon chemin avec l’Empereur, parce que je vais tout droit… On ne m’a jamais prise dans des tripotages, jamais, jamais !… On n’a jamais pu faire de moi, de ces gens qui pleurent, et se font payer leurs dettes, tous les six mois… » Cela sort d’elle avec une indignation et une montée de sang qui lui empourprent le teint.
Puis elle nous promène dans le château, nous faisant voir sa chambre, son cabinet, tout pleins de lumière ensoleillée, et tout amusants d’un encombrement de petits meubles à ses goûts, de commodes de petites filles et d’armoires pour les gâteaux de ses chiens. Elle nous dit, heureuse de nous montrer toutes ses chambres d’amis, qu’elle n’a qu’un plaisir, c’est d’avoir du monde, c’est de vivre au milieu de gens qui lui sont sympathiques et qu’elle aime, qu’elle aurait bien pu, si elle avait voulu, faire des choses extraordinaires, des monuments, des palais de financiers, mais qu’elle aime bien mieux sa perse avec de vieux amis assis dessus.
Il faut un ou deux jours pour rentrer dans la pleine intimité de sa connaissance et retrouver la caresse de sa parole : « le cher » au lieu de « monsieur ». Son amitié qui n’oublie pas, s’échauffe pourtant avec la présence des gens.
J’ai remarqué chez la princesse un goût de toilette, particulier : le goût du ton ; ses robes sont toujours des robes de coloriste.
8 août. — Nous passons chez Sainte-Beuve. Une particularité, et qui indique et signifie bien l’essence démocratique de cet homme : c’est la toilette intime de son chez lui : la robe de chambre, le pantalon, la chaussette, la pantoufle, tout le lainage peuple qui lui donne l’aspect d’un portier podagre. Après avoir passé par tant de milieux, élégants, distingués, il n’a pu s’élever à la tenue d’un vieillard du monde, à l’enveloppe honorable de la vieillesse chez elle.
Il nous a longuement conté toute son affaire du Sénat, et toute la grosse popularité qu’elle lui avait faite. Et involontairement, pendant qu’il parlait, nous pensions comme un seul article d’une plume amère et vraie, un coup d’épingle de sincère honnête homme dégonflerait ce ballon de blague d’un martyr à trente mille francs de traitement, — un article où l’on rappellerait que, seul parmi les lettrés, ce Sainte-Beuve a été l’écrivain qui, en 1852, pendant la terreur blanche de l’écriture littéraire, lors de notre poursuite en police correctionnelle, lors de la poursuite de Flaubert, en ce temps du silence, de la servitude universelle, a été, on peut le dire, le souteneur autorisé du régime. Et ce serait amusant de rappeler que c’est l’émargement qui a été son illumination et sa conversion à la liberté, et que son courage ne lui est venu qu’avec son traitement d’inamovible et ces palmes de sénateur, gagnées à servir avec de la mauvaise foi de prêtre, toutes les viles rancunes du 2 décembre.
En sortant de chez Sainte-Beuve, nous entrons chez Michelet. Nous le trouvons assis sur son petit canapé, les mains sur les cuisses, dans une pose d’idole, avec un sourire extatique sur la figure.
Il nous parle de Rousseau qu’il nous dit n’avoir fait quelque chose, que parce qu’il ne pouvait, un moment, ni avancer ni reculer, qu’il était réduit au désespoir. Ainsi de Mirabeau… Et il se met à nous faire une loi providentielle de ces extrémités du destin des grands hommes, de ce cul-de-sac de malheur, où ils sont obligés de se jeter à la mer. Il termine en disant : « Il y a un joli mot d’émigrant là-dessus : il faut arriver en Amérique noyé sur une planche, l’homme qui y débarque avec une malle n’y fait rien. »
13 août. — Saint-Gratien.
Une journée splendide et torride. On dresse la table dans le jardin : ce qui donne toujours à un dîner l’air d’un dîner de théâtre. Puis la nuit descendue, tout le monde roule en voiture ; et l’on vague dans du clair de lune, qui transfigure tout ce pays de Montmorency, en un rêve de paysage parisien. L’on passe par la vaporeuse fraîcheur du Bois-Jacques, et l’on revient au lac, inondé de lumière argentine dans le rideau de ses arbres tout noirs. Et les uns sur les bateaux, les autres sur des périssoires, semant le lac d’éclairs, en coupant de la rame ou des palettes l’eau scintillante, évoquent dans cette banlieue un souvenir d’un lac de cette Italie, dont la langue revient en musique, sur les lèvres des hommes et des femmes.
— Des hommes sont tentés par la mort comme par une dernière aventure.
— Il n’y a que les domestiques qui savent reconnaître les gens distingués.
— Un côté caractéristique des ménages troubles : ce sont ces froids qui tout à coup tombent dans l’intimité, en présence de tiers, ces absences de la femme qui chantonne en se livrant à un battement nerveux d’un pied sur un barreau de chaise, cette ombre qui vient sur le front du mari, enfin tout ce qui vous donne envie de vous en aller. Et l’on se trouve gauche et gêné, et l’on sort avec une tristesse faite de ce mystère de choses inconnues, de tous les sous-entendus qu’on sent et qu’on tâtonne dans ces ménages, sur lesquels on cause.
Août. — Trouville.
Heilbuth nous emmène le voir laver une aquarelle à Honfleur. Un drôle d’être, décousu, braque, et très fin et délicat et méphistophélique observateur, avec son nez crochu et son œil clair d’Allemand du Nord.
27 août. — Dégoût ici de cette société d’anonymes. Nous souffrons maintenant au coudoiement de populations d’inconnus et de bourgeois vagues.
— Les étrangers parlent haut en public, ils ont la conscience de parler une langue qu’ils sont seuls à comprendre. Le Français parle bas, parce qu’il se sait compris de tous, et parler la langue universelle.
30 août. — Aujourd’hui nous accompagnons Feydeau sur la falaise. Il est dans le moment toqué de conchyologie qu’il veut fourrer dans un roman, et il va travailler à ramasser dans la glaise toutes sortes de coquilles antédiluviennes, passant des quatre heures en plein soleil, avec son panier, son marteau et son ciseau à froid, et accompagné de son fils, un petit blondin aux cheveux de la nuance du chanvre, le ventre couvert d’un tablier de cuir, qui en fait comme un Amour en sapeur.
Feydeau a toujours une vanité ingénue qui lui sort de tous les pores, mais tout à fait inoffensive. Il nous conte, du plus grand sérieux du monde, qu’il éprouve un certain ennui de finir son roman, tant il est attaché à ses personnages… Au milieu du développement de son ennui, un coup de sifflet dans la falaise : c’est Mme Feydeau qui arrive avec un pliant, toute charmante en sa fleur de beauté, et délicieusement coiffée d’une de ces coiffures du Directoire, qui ont l’air d’en faire une fille de Mme Tallien.
3 septembre. — Entre nous deux, il n’y a pas d’autre froissement, d’autre choc de nervosité agacée, que ceux produits par l’angoisse souvent désespérée de la carrière littéraire et de la production du livre. Cela nous jette dans des tristesses irritées contre nous-mêmes, et qui rejaillissent quelquefois, de l’un sur l’autre, en mutuelle amertume. Cela arrive, quand le travail ne va pas, quand il y a de l’impuissance à rendre ce que l’on sent, et d’atteindre à cet idéal qui va toujours dans les lettres, en s’élevant et en se reculant de votre plume. Alors de mornes désespoirs, où dans le pessimisme momentané qui pousse les choses à l’extrême, il y a des tentations de suicide… et c’est une revue rageuse, dont on s’empoisonne l’âme, de tout ce que, tous deux, nous avons eu de dénis de justice, de mauvaises chances, d’échecs, de faillites du succès, tombant au milieu de cet état maladif qui ne nous laisse pas un jour sans la souffrance de l’un de nous ou l’inquiétude de la souffrance de l’autre.
4 septembre. — Nous ouvrons, au déjeuner du Bras-d’Or, une lettre de la princesse : l’aîné de nous deux, est nommé chevalier de la Légion d’honneur. Comme toutes les joies, celle-ci arrive incomplète, et le décoré est très embêté… Quelque orgueil pourtant de cette décoration, qui aura cette rareté de n’avoir été ni demandée, ni sollicitée même par un mot, une allusion, mais arrachée par une amitié qui y a pensé toute seule, et des sympathies d’inconnus…
— Il me revient, ce mot de Sainte-Beuve, que me rapportait de lui, l’autre jour, Soulié : « C’est du dîner Magny que sort mon discours du Sénat. » Et c’est vrai ! Le dîner Magny aura été, en dépit de quelques empêcheurs, un des derniers cénacles de la vraie liberté de penser et de parler.
5 septembre. — Monologue d’un bourgeois devant l’océan : « La mer est silencieuse et trop loin… Il y a vingt-cinq ans, la mer se retirait moins loin… l’espace est monotone, si on n’a pas le flot… et le flot, on ne l’a que deux heures avant et deux heures après : en tout quatre heures, c’est déjà quelque chose… Mais c’est monotone… du reste ça m’est parfaitement égal… »
8 septembre. — En voyant une méduse à moitié desséchée sur la plage, je me demandais si la mort dans les animalités végétantes de la vie inférieure ne serait rien qu’une insensible cessation de vivre, et si la douleur de la mort, montant l’échelle animale, et s’aggravant à chaque échelon de l’organisme et de l’intelligence, ne réserverait pas à l’homme seul, toute la cruauté et toute la souffrance de la conscience de mourir.
15 septembre. — Saint-Gratien.
On causait ce soir des puissances et des effets de la transmission du sang. Viollet-le-Duc parlait de gestes d’enfant qui dénoncent le père, le nomment presque, et il soutenait qu’un cocu philosophe, qui étudierait la question, pourrait, sans se tromper, reconnaître dans le cercle de ses amis et de ses connaissances, le père de son enfant. Au milieu de la conversation, une femme de dire : « J’ai une bien jolie histoire là-dessus. Une dame de ma connaissance accouche d’un enfant qui avait deux doigts du pied palmés. Le soir je rencontre un monsieur que je savais avoir cette infirmité, et qui n’était pas du tout du monde de la dame. En le plaisantant, je lui fais mes compliments, le pousse un peu… ma foi, il avoue ! »
Ce soir, la princesse a une toilette charmante. Sur une robe décolletée de soie cerise qui lui laisse les épaules et les bras nus, une enveloppe de dentelle noire jette le filigrane noir de ses ramages sur le rose de la peau, et la splendeur d’un collier à sept rangs de perles se détache, en leur luminosité nacrée, d’une cravate de dentelle noire qui s’y emmêle.
16 septembre. — Hébert travaille au portrait de la princesse, que nous lui avons vu fusiner avant de partir : un portrait de la princesse en buste, dans le joli format restreint des petits portraits d’Holbein, un portrait intime, qui doit être gravé de la même grandeur pour les amis.
Hébert peint ce portrait avec des pinceaux fins, fins, et presque pas du tout chargés de couleur, miniaturant et miniaturant le soupçon de ton qu’il pose.
Pendant ce, Soulié lit le Cadio de Mme Sand dans la Revue des Deux Mondes, le prince Gabrielli, qu’on appelle ici le prince Charmant, brunit les duretés d’une eau-forte, représentant le profil de sa femme, qui, dans la berceuse, paressant, et inoccupée, et joliment boulotte, rappelle la Doudou de Byron. De la comtesse Primoli, se tenant au fond de l’atelier, on voit la raie nette dans ses beaux cheveux noirs, et un bout de front penché sur un livre. La muette Mme Benedetti s’arrête de temps en temps dans sa tapisserie, et prend un repos, avec un regard vague devant elle. Le gros Primoli passe, jetant une égrillardise dissimulée dans de l’italien, et s’en va.
Mais voici le maire de Saint-Gratien arrivant, accompagné de Charles Blanc, qui déroule et lit un factum contre le chemin mortuaire d’Haussmann. La princesse s’anime, fulmine, devient rouge… Hébert continue à donner, du bout de ses longs et fins pinceaux, des caresses, au visage furieux de la princesse. Et les heures passent.
Mardi, 17 septembre. — En flânant dans les serres de Saint-Gratien, nous pensions à tout ce que ces plantes originales pourraient apporter d’imagination créatrice à l’industrie, à la mode. Quelle source de renouvellement pour nos soieries de Lyon ! Quelle révolution à faire dans l’académique des dispositions d’étoffes, dans cette abominable géométrie, de notre goût. Ici, quelle fantaisie, quel imprévu de taches et de couleurs. C’est le naturisme heureux et libre, et sans règle pédante, de l’art chinois, de l’art japonais, de ces arts calomniés comme arts fantastiques et qui n’ont besoin que de cueillir une feuille, que je vois là-bas, pour en faire, sous les doigts d’un ouvrier de Yedo, la plus ravissante des coupes.
Retour ce soir. Des voyous en gaîté au chemin de fer. Le Français dans l’ivresse n’est point bêtement heureux d’être ivre comme les autres peuples. Il faut qu’il se montre très ostensiblement ivre à tous, par la bruyance, les cris, les blagues, la crapulerie exubérante. Sa grande gaîté dévoile son esprit de vanité et d’inégalité : elle a besoin d’être écrasante pour les autres.
18 septembre. — Rien, rien et rien, dans cette exposition de Courbet. À peine deux ciels de mer… Hors de là, chose piquante, chez ce maître du réalisme, rien de l’étude de la nature. Le corps de sa « Femme au perroquet » est aussi loin du vrai du nu, que n’importe quelle académie du XVIIIe siècle.
Puis le laid, toujours le laid, et le laid bourgeois, le laid sans son grand caractère, sans la beauté du laid.
— L’homme de la Morgue répondait à quelqu’un lui parlant de l’émotion qu’il devait ressentir aux sinistres reconnaissances des cadavres : « Oh ! on se fait à tout… il n’y a qu’une chose, c’est, quand c’est une mère… voyez-vous, le mort serait-il décomposé, pourri, serait-il du papier mâché, comme il y en a… quand c’est une mère, elle se jette dessus et l’embrasse… Il n’y a qu’elle pour cela ! »
— Nous sommes des assidus de l’Arène athlétique, de ce spectacle de la lutte, qui se répercute dans tous vos nerfs, et dont vous vous en allez avec un peu de la tristesse et de la déception des vaincus. Ce soir nous avons vu, pour la première fois, « l’homme masqué », une figure du paladin du biceps, qui nous est restée, ainsi qu’une apparition du Chevalier noir, dans le chapitre d’un roman de Walter Scott.
Cette force masquée, une force étrange, mystérieuse, différente de toutes les forces que nous avons vues à l’ouvrage, une force qui part comme un ressort et qui, en ses deux petites mains gantées de noir, pétrit un torse et des flancs, comme avec des mains d’acier. Ç’a été un spectacle étonnant et tout inattendu, que ce gros Farnèse de Bonnet, étendu, aplati par terre, rendu inerte, la puissance de sa masse brisée sous cet homme, à tête de satin noir, couché presque doucement sur lui avec la pesée légère et fantastique d’une chimère et d’un cauchemar.
Il y a une heure là, quand le gaz baisse et s’embruine, que le brouillard des cigares devient intense, qu’une pâleur nerveuse est sur toutes les figures, que les teints de Paris se plombent d’émotion, une heure où, sur les gradins de la salle de bois, la foule de ces têtes de photographes et de journalistes, fait comme des tas blafards et effacés de vivants, dans une ombre à la Goya[2].
— Après dîner, au restaurant Philippe.
Du talent, peut-être en avons-nous, et je le crois, mais d’avoir du talent, il nous vient moins d’orgueil, que de nous trouver des espèces d’êtres impressionnables d’une délicatesse infinie, des vibrants d’une manière supérieure, et les plus artistes à goûter l’aile de poularde braisée que nous mangeons ici, un tableau, un dessin, une boîte de laque, un bonnet de linge de femme, le suprême et l’exquis de toute chose raffinée et inaccessible aux gros sens d’un public.
27 septembre — Voltaire, et encore et toujours cette histoire de sa fièvre à l’anniversaire de la Saint-Barthélemy. Lui, la sensitive de l’éphéméride ! Allons donc, lui bon, tendre, pitoyable ! Mais, je le répète, il n’y a qu’à regarder ses lèvres, dans sa statue de Houdon. Eh bien, moi aussi je te baptiserai, Voltaire, tu es Satan-Prud’homme.
La lumière blanche du gaz, réverbérée par les disques de métal, faisant des remous comme argentés sur le rouge des banquettes. La salle blanchie à la chaux, sur laquelle s’enlève la couleur naturelle du bois des poutrelles et des planches des petites loges, en forme de box. Dans l’ombre profonde des deux extrémités de la salle, le scintillement des boutons et des poignées d’épée des sergents de ville.
Les membres luisants des lutteurs s’élançant dans la pleine lumière. — Les défis des yeux. — Les claquements de mains sur la peau dans l’empoignade. — Une sueur qui sent la bête fauve. — Des pâleurs se mêlant à la blondeur des moustaches. — Des chairs qui se rosent aux places talées. — Des dos suintant comme des pierres d’étuves. — Des marches se traînant à genoux. — Des virevoltes sur la tête, etc., etc.
28 septembre. — Dans les coulisses des Français. Le cor d’Hernani : — c’est un cornet à pistons de la Garde impériale, — et Ruy Gomez se plaignait, ce soir, d’avoir trop mangé à son déjeuner de tripes à la mode de Caen. Oh ! toutes les choses du monde, lorsqu’on les voit par derrière !
29 septembre. — La race des ministres est descendue, et je crois qu’elle ne peut guère descendre plus bas. Sous Louis-Philippe, c’étaient encore des professeurs ; aujourd’hui j’en vois un, qui est un vrai Gaudissart, avec des favoris de marin de la Méditerranée, l’encolure d’un placeur de gros vins et d’un homme à femmes de la Cannebière, enfin le brun poilu qu’on voit dans les lithographies obscènes de Devéria. Ce ministre est à la fois plat, humble, rogue et haut.
Et le voilà, à table, prenant ses aises d’homme mal élevé, et s’épanouissant en vieilles histoires marseillaises usées jusqu’à la corde, et faisant un gros bruit bête de troun de l’air, en habit noir.
Le soir, au fumoir, il s’est étendu, en se vautrant sur un divan, avec cette habitude des hommes d’État actuels, auvergnats et marseillais, de décrotter les talons de leurs bottes à la soie des meubles, et à la fois dédaigneux, et contempteur du monde qui était là, et tout ahuri à la question ébouriffamment intime que lui adresse, sous un air parfaitement bête, Théophile Gautier, sur ses rapports conjugaux avec son épouse.
3 octobre. — La maladie effraye la femme du peuple, comme l’orage les bestiaux. L’inconnu du mal qui vient à elle, l’hébête. Ainsi que les enfants, les femmes du peuple disent au médecin, qu’elles souffrent de partout.
Dimanche 7 octobre. — Saint-Gratien.
Avant dîner, dans la chambre d’Eugène Giraud, pendant qu’on se chausse, qu’on se lave les mains, qu’on passe l’habit de circonstance, qu’on fume une cigarette, Charles Giraud raconte qu’à Taïti, les femmes ont l’habitude de s’oindre le corps d’une certaine préparation jaune qui leur enlève l’apparence solide d’un corps humain, et donne à leur corps, à leur chair, la transparence d’une bougie transparente, en fait des statues étrangement douces à l’œil, presque diaphanes.
Et la description de ces femmes est remplacée, je ne sais par quelle transition, dans la bouche de Penguilly, par les effets du canon. Il se met à conter, comme il sait conter, vous donnant avec son récit lent et détaillé, récit d’officier et de peintre, l’idée d’une veillée de camp, il se met à conter un des derniers coups de canon de 1814.
Une batterie française, aux portes de Paris, avait devant elle du brouillard ; et des formes à peine visibles se montraient, un instant, dans ce brouillard, tiraient et disparaissaient, en se jetant à plat ventre au milieu de broussailles. C’étaient des tirailleurs suédois, dont l’un venait d’abattre ou de blesser, coup sur coup, trois canonniers. Cela agaçait les Français, quand le capitaine s’adressant au meilleur pointeur, lui dit : « Tâche de toucher ce bougre ! » La pièce de service était un petit obusier. Le coup partit, à l’instant où la silhouette du Suédois se levait de terre. « Je crois avoir touché, mon capitaine, » dit le pointeur, et la canonnade continua toute la journée.
Le soir, au moment, où on relevait les blessés pour les porter aux ambulances, le canonnier dit au capitaine : « Je voudrais bien aller voir mon coup de ce matin ! » Le canonnier va à l’endroit où son coup avait dû porter, et trouve un vivant encore chaud, mais un vivant dont le boulet avait fait, dans la face, le creux rond d’une serpe, avait enlevé le nez, les yeux, la bouche, tout ce qui est la figure d’un homme.
Le canonnier porte le Suédois à l’ambulance. Le cas est trouvé curieux. On le panse, on s’ingénie en inventions pour le faire boire, pour le faire un peu revivre, avec des tuyaux de plume, avec je ne sais quoi… Mais voilà l’effroyablement terrible : l’homme pansé, bandé, revient à lui. On le voit, dans le premier moment, ignorant de sa blessure, se tâter de ses bras étendus, d’abord les jambes, tout doucement remonter, se tâter les cuisses, puis le ventre, l’estomac, la poitrine, puis arrivé là, s’arrêter un moment, avoir un mouvement d’épaules qui fit peur, porter enfin les mains à sa tête, à la place de sa figure, au bandage qui la recouvrait et l’arracher… On le fit vivre cinq jours.
Penguilly racontait encore que la fameuse maréchale Lefèvre, cette haute gueule de la première cour impériale, apporta, un beau matin, le bâton du maréchal au Musée d’artillerie, et comme le conservateur, tout en la remerciant, s’étonnait que la famille ne conservât pas une telle relique : « Ah ! bien oui, ma famille, vous ne les connaissez pas, — et faisant le geste, — ils seraient capables de s’en servir pour abattre des noix ! »
8 octobre. — Dîner Magny.
Oh ! l’intolérance du parti de la tolérance ! J’ai pensé au mot de Duclos. « Ils finiront par me faire aller à la messe ! »
11 octobre. — Fini aujourd’hui notre pièce : Blanche de la Rochedragon (la Patrie en danger).
La rue Childebert va disparaître. Goguet le marchand de cadres anciens déménage. Drôle de bonhomme et drôle de rue.
La rue lépreuse avec son air de cul-de-sac provincial, et qui fait brusquement le coude à une petite entrée de Saint-Germain-des-Prés : une rue où le bric-à-brac coulait sur le pavé, où des fauteuils étaient à cheval sur le ruisseau, une rue où l’on marchait au milieu de cadres dédorés, une rue où aux devantures et sur les portes, c’était un méli-mélo de vieux portraits sur des chaises n’ayant plus que des sangles, des tapisseries représentant des saintes brodées à l’aiguille, des crucifix, des portoirs de fayence, des fontaines de cuivre, des plats en étain, une ferronnerie et une ferraillerie moyenâgeuses, et des bouts de cors de chasse, passant sous des habits de membres de l’Institut, et des guitares pendues sur des châssis, représentant des têtes d’expression de femmes grecques en turban de Mme de Staël, peintes aux années philhellènes, et des ciels de lit aux vieilles soieries faisant des auvents de boutiques.
Une boutique entre autres, à la porte de Goguet, pareille à une palette de la loque, de toutes ses usures et de toutes ses flétrissures, ouvrant entre des verdures brûlées, râpées, mangées, pourries, enfin une espèce de trou, aux amoncellements de paquets de lisières, aux tas de morceaux de cordons de tirage, d’effiloquages de soie et laine, un trou plein à déborder, pour ainsi dire, d’un fumier de tissus.
Puis l’escalier tout noir, et tout suintant d’eau, et la loge du concierge au premier, où, dans l’humide coup de jour glauque du vitrage, on voyait le portier et la portière à côté de trois pots de joubarbe, comme des noyés sur un banc d’herbe, dans le fond jaune d’un fleuve.
Et Goguet et son acolyte, avec leurs mines glabres, leurs physionomies humbles de brocanteurs-sacristains.
16 octobre. — Dîner avec Hébert chez Philippe.
Il nous parle d’un de ses élèves de Rome, un jeune sculpteur, le frère de Barrias le peintre, lequel était tourmenté depuis longtemps de la toquade d’aller en Grèce, pour mettre au bas d’un buste ou d’une figure : Αθηνη, suivi de Εποιει. Il vient de recevoir de lui une lettre désespérée, dans laquelle il lui dit, que dans l’ancienne patrie de Phidias, il n’y a plus de modèle, plus même de terre à modeler, et qu’un sculpteur qu’il a fini par découvrir lui déclarait que, lorsqu’en Grèce, quelqu’un s’avisait de vouloir faire une œuvre d’art quelconque, il se rendait à Rome, et qu’à Athènes on ne sculptait absolument plus que d’après des gravures.
Nous lui parlions du musée de Grenoble, du splendide Rubens représentant saint Bonaventure, et nous lui demandions s’il n’avait pas eu une action sur sa vocation. Il nous répondait que sa vocation n’était pas venue de son musée natal, mais qu’elle lui était venue des ruisseaux de sa province, de ces ruisseaux pas très grands, larges comme la table, à l’eau très courante, et cependant paraissant immobile, avec l’ondulation verte de toutes sortes d’herbes, sur le fond gris, où il y a des cailloux jaunes. Ces tons doux et lisses, sous la fuite du ruisseau, cette lumière noyée, cette transparence de choses aquatiques, sous ce vernis trémulant, — ce vernis qu’il comparait à un vernis copal, — ce fut pour lui son miroir d’idéal et l’inspiration de sa vocation.
Berlioz est son compatriote. Ils étaient de deux maisons dans la montagne, l’une un peu au-dessus de l’autre. Il l’avait vu le matin même, et Berlioz lui racontait avoir été amoureux à douze ans, dans le pays, d’une jeune fille de vingt ans. Depuis, il avait passé par bien des amours, romanesques, farouches, dramatiques, avec toujours cependant, au fond de lui, la sourde mémoire de ce premier amour, auquel il était passionnément revenu, en retrouvant à Lyon sa jeune fille, âgée de 74 ans. Et maintenant lui écrivant, et ne lui parlant que des souvenirs de son cœur de douze ans, il ne vivait plus que de cette flamme passée !
— Le beau Louis XVI, est le beau Louis XV, le Louis XV de 1760, le Louis XV contemporain du Garde-Meuble, et personne ne l’a vu. Le vrai Louis XVI est déjà de l’Empire, il n’y a qu’à voir l’horrible coffret à bijoux de Marie-Antoinette.
— Il y a des hommes, il y a la femme.
21 octobre. — Aux buffets anglais de l’Exposition.
Les femmes tirent un aspect fantastique de leur éclat, de leur blancheur crue, de leurs cheveux fulgurants, un aspect qui leur donne l’apparence de prostituées de l’Apocalypse ; elles ont quelque chose d’inhumain, d’alarmant, d’effrayant. Des yeux qui jamais ne regardent, un mélange de clowns et de bestiaux : des bêtes splendides et inquiétantes.
27 octobre. — À Bellevue, chez Charles Edmond qui vient de se faire bâtir un petit palais bourgeois.
Nous allons avec lui chez Berthelot, son voisin, et tombons dans l’intérieur du chimiste. Une petite maison dans les bois. Un jardin plein d’enfants, un salon plein de femmes. Mme Berthelot, une beauté singulière, inoubliable : une beauté intelligente, profonde, magnétique, une beauté d’âme et de pensée, semblable à ces créations de l’extra-monde de Poe. Des cheveux à larges bandeaux presque détachés, à l’apparence d’un nimbe, un calme front bombé, de grands yeux pleins de lumière dans l’ombre de leur cernure, un corps un peu plat avec dessus une robe de séraphin maigre. Et une voix musicale d’éphèbe, et un certain dédain dans la politesse et l’amabilité d’une femme supérieure. Un enfant, son aîné, est venu s’asseoir tout contre elle, beau comme un enfant fait au ciel.
Nous battons toute la journée, en compagnie de Berthelot, les bois de Sèvres et de Viroflay, et nous retombons le soir dîner dans le ménage Charles Edmond.
— La vie est une telle peine, un tel travail, une telle occupation, que des hommes comme nous doivent arriver à se dire, à l’heure de la mort : « Avons-nous vécu ? »
5 novembre. — Philoxène Boyer est mort de la maladie de Fontenelle, de l’impossibilité de vivre. Il n’y a que ce temps-ci pour faire mourir les gens de vieillesse à 38 ans.
14 novembre. — Ce soir, Sainte-Beuve donne à dîner à la princesse. La petite cuisinière Marie nous fait entrer dans la salle à manger, où se dresse comme le dîner monté d’un curé, recevant son évêque, et de là dans un salon du rez-de-chaussée tout blanc, tout doré, avec son meuble jonquille battant neuf, qui semble le meuble fourni à une cocotte par un tapissier.
Les invités arrivent : la princesse, Mme de Lespinasse, le vieux Giraud de l’Institut, le docteur Phillips, Nieuwerkerke. La princesse a la mine toute gaie ; elle s’amuse d’avance, comme d’une partie de garçon. À dîner, elle veut tout servir, tout découper. Son père découpait toujours. Il avait de très jolies mains. Il mangeait même la salade avec les doigts, et quand on lui disait que ce n’était pas propre, il répondait : « De mon temps, si nous ne l’avions pas fait, nous aurions été grondés, on nous aurait dit que nous avions les mains sales ! »
Au bout de la table, Sainte-Beuve a l’air d’un maître d’hôtel d’une cérémonie funèbre, de son repas de mort. Je le trouve cassé, vieux, rabâchant, ayant pour se plaindre du mal qu’il a à vivre, cette mimique sénile, ces fermements d’yeux qui disent : « Allez, je me sens ! » ces gestes de componction triste, et ces paroles qui se plaignent avec des mots vides.
Il ne mange pas, se lève deux ou trois fois pendant le dîner, demande qu’on ne fasse pas attention à lui, revient comme le revenant de sa maison, comme une ombre de vieillard qui ne veut déranger personne.
Chacun se bat les flancs. On essaye d’égayer le champagne, mais le rire est froid et se glace. La princesse devient sérieuse et paraît souffrante… Dans le salon, Sainte-Beuve, tâchant de sourire, assis au bout du canapé jonquille, arc-bouté de ses deux poings sur la soie, se laisse aller à conter les tristesses de sa jeunesse, de sa vie sans chaleur avec les gens du Globe, Cousin, Vitet : gens qui ne lui donnaient que leur esprit, leur amabilité, rien de plus, et souvent le déconcertaient par des discussions, où il était tout étonné d’entendre Cousin appeler Louis XIV « un godelureau ».
Il nous parle de son temps d’interne à Saint-Louis, en 1827, de sa chambre, rue de Lancry, au dix-huitième étage, « où je vivais si seul, dit-il, que pendant sept mois, personne n’est entré que ma mère, et une seule fois »… C’est depuis ces mélancolies de l’isolement, qu’il a réagi contre, qu’il a eu toujours besoin de monde, qu’il a voulu dans sa salle à manger des femmes, des chats. Et il cite l’exemple de Saint-Évremont s’entourant, à mesure qu’il vieillissait, de bêtes, d’animaux… et d’hommes, ajoute-t-il en souriant, pour faire plus de vie autour de lui. « Ah ! si j’avais eu là, à l’hôpital, un maître, mais c’était Richerand, un charlatan… »
Là-dessus le docteur Phillips, avec sa grosse tête dans les épaules, ses yeux saillants, sa personne ankylosée, se met à parler chirurgie, opérations, nous entretient de Roux, cet artiste du pansement qui tuait ses malades par la coquetterie de ses bandes. La princesse l’interrompt, en lui jetant au nez la barbarie des chirurgiens, leur insensibilité, le peu d’émotion qu’il faut qu’ils aient… « Si, riposte Phillips, j’en ai beaucoup, mais seulement pour les enfants… Ces pauvres petits êtres auxquels on ne peut pas faire comprendre que c’est pour leur bien… Oh ! cela est horrible… » Puis après un silence : « Voyez-vous, dans notre métier on ne voit plus que la science… la science c’est si beau… Mais il me semble que je ne vivrais plus, si je n’opérais plus… C’est mon absinthe ! »
Et la fatalité de cette conversation, ce qui planait dans cet intérieur, la fin prochaine de l’hôte qui nous recevait, avaient jeté tous les dîneurs dans une triste songerie.
— Vie d’enfer tout ce mois de novembre : publier un livre, arranger un appartement, avoir affaire à tous les corps de métier, ranger une bibliothèque, écrire un travail de casse-tête sur les vignettistes du XVIIIe siècle, et suivre chacun un régime, et essayer de se refaire un peu le corps. Notre devise en ce bas monde devrait être : Malgré tout. — En attendant que nous la prenions, nous la donnons au héros de notre pièce.
25 novembre. — Bar-sur-Seine.
À la campagne et en famille pour changer. Nous laissons derrière nous Manette Salomon en plein succès.
4 décembre. — Contraste de la vie ! Nous emplissons un peu Paris en ce moment du bruit de notre livre, et nous voici ici devant l’âtre de la cheminée de la baraque, où sur le manteau de brique encore taché de la main des maçons marquée en chaux, noircit un bouquet desséché d’immortelles, couleur de vieux bois. Dans la cheminée, des souches fantastiques, flambant, se tordant, rougeoyant comme des racines de mandragores. Et dans la baraque, un banc, un cor de chasse, un vieux nid de frelons à une solive, rien que cela.
Au dehors, le soleil sur la neige, une route comme un champ de mottes, toutes blanches et étincelantes aux ombres doucement bleuâtres de la ouate, et de chaque côté de la route, le bois roux, avec çà et là, comme un de ces paquets de feuillage mort qu’on voit à la porte d’une auberge. En se retournant, un soleil tout blanc, qui fait aux ramures noires des arbres un fond d’argent ; et de distance en distance, une brindille perdue portant à sa dernière feuille une sorte de marguerite de givre ; au loin un fouillis, un lacis, une confusion de ramilles maigres qui se perdent dans du violacé, saupoudré d’une poudre de neige, leur donnant la légèreté d’une forêt de plumes.
Et, sous un ciel sourd, lamé de bleu froid et de jaune pâle, la route tout au loin, blanche, blanche, blanche, avec ses fréquentations, les pas de la nuit, la trace de l’animal, l’impression de son pied et la bifurcation de la corne sur la blancheur du chemin.
— Lu un peu du Mémorial de Sainte-Hélène. À faire, dans Napoléon, tout un chapitre sur cette tête, un monde, — ce cerveau plein des affaires du monde et des comptes de boutons d’une armée[3].
17 décembre. — Nous aimons ces changements d’existence, ces triomphes de l’animalité au retour de la chasse, ces coups de fouet de fatigue, ces griseries des fonctions physiques, où le boire, le manger, le dormir, deviennent comme des félicités divines de bêtes.
— La vie, ah ! la vie, même pour les plus heureux et les plus écrasés de fortune, même pour les meilleurs. Un saint, un grand seigneur, un propriétaire de deux millions de rente, un homme qui a eu une si bonne volonté au bien et au beau, — j’ai nommé le duc de Luynes, — un jour accablé par la vie, ne put retenir : « Mais je suis donc maudit ! »
25 décembre. — Jour de Noël.
Délicatement aimable et bien femme, la princesse ! Elle a pensé à mettre, pour notre retour, une toilette que nous lui aimons. C’est son jour de loterie de tous les ans, jour qu’elle a choisi pour faire les honneurs de sa serre à son intimité. Luxe tout nouveau que ces salons-serres, qui n’ont guère plus de vingt ans de date, et dont le goût remonte peut-être à Mlle de Cardoville d’Eugène Sue. Avec son goût de bric-à-brac, la princesse a semé dans cette serre qui contourne son hôtel au milieu des plus belles plantes exotiques, toutes sortes de meubles de tous les pays, de tous les temps, de toutes les couleurs, de toutes les formes : un capharnaüm qui a l’étrange et l’amusant du déballage d’un magasin de bibelots dans une forêt vierge.
Et là-dedans, des lumières sur des feuilles de bananier, qui semblent des lumières électriques, et partout ce doux vert « cendre verte » de la plante des tropiques, détaché, découpé, digité sur la pourpre d’un drap rouge, chiffonné à grands plis contre les murs.
Jeudi 26 décembre. — Été voir Thierry, pour lui demander la lecture aux Français de nos cinq actes sur la Révolution. Les politesses de Thierry nous ont fait trembler.
29 décembre. — Chez la princesse, ce matin. Pendant les tintements de la messe, dite pour la princesse dans une pièce voisine, tintements coupés, dans le salon où nous sommes, par des blagues d’Arago, Vimercati raconte un curieux départ de la vie d’un de ses amis, le dernier inscrit sur le livre de la noblesse de Venise. Ce monsieur, qui avait cent mille livres de rente, un jour, prit congé de ses amis, de ses connaissances, du monde, les prévenant qu’il s’en allait mourir dans la montagne. Il s’y faisait bâtir une maison, et servir par une espèce de jardinier, qui lui fricotait son petit repas du matin et du soir, et sans vouloir recevoir âme qui vive, il restait sept ans en cravate blanche, sur cette hauteur, à prendre son vol pour l’éternité.
À quatre heures, nous allons chez Sainte-Beuve, savoir de ses nouvelles. Il nous fait dire qu’il désire nous serrer la main. Nous montons l’escalier étroit, nous passons le petit pas, entrons dans cette chambre à la fois nue et encombrée, au lit de fer sans rideaux, et qui a l’air d’un campement dans une bibliothèque en désordre.
Du lit, deux mains se tendent chaudes et douces. Vaguement, nous percevons une tête tout enchiffonnée, un corps auquel la souffrance et le ramassement sous les draps ont presque ôté sa forme.
— « Mal… cela va mal ! » C’est sa première phrase.
— Mais pourtant les médecins…
— Qui, les médecins ? répond-il, avec une note colère dans la voix, je n’ai plus de médecins, ils m’ont abandonné !… D’Alton-Shée m’a donné Johnston… Phillips a été très gentil, mais c’est pour la chirurgie… peut-être y viendrai-je demain… je ne peux plus maintenant passer trois heures sans me sonder… et puis je vais sur le vase… et des minutes à me tordre… des spasmes de vessie… oh, affreux ! »
Et il entre dans tout le détail technique de son horrible maladie, parlant du pus qu’il rend par l’anus, comme s’il voulait, en appuyant sur les dégoûts qu’il a de lui-même, désarmer le dégoût des autres… Il nous paraît désespérément résigné… Un moment il reprend haleine, puis nous dit : « Je me fais encore lire… mais à bâtons rompus… vous comprenez… je ne peux plus assembler mes idées. » Un silence. Et le mot : « Adieu » et il nous retend les deux mains, retournant la tête au mur.
- ↑ Depuis Daudet et Zola se sont chargés de donner un démenti à ma note.
- ↑ Une description prise dans le même temps de l’Arène athlétique, et que je retrouve dans le cahier documentaire de nos Romans futurs, qui n’ont point été faits, hélas !
- ↑ Un moment nous avons eu l’idée de faire une histoire du cerveau de Napoléon, idée qui nous a persécutés quelques années, mais qui a été abandonnée, sans qu’il y ait eu d’autre travail que des notes prises.