Journal des Goncourt/VII/Année 1888

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Journal des Goncourt : Mémoires de la vie littéraire
Bibliothèque-Charpentier (Tome septième : 1885-1888p. 231-328).


ANNÉE 1888




Dimanche 1er janvier 1888. — Un triste jour de l’An. À neuf heures du matin un feu de cheminée qui se communique à la chambre de fumisterie, et qui nous fait craindre un incendie de la maison. C’est vraiment de la malechance, que moi, dont toute la fortune est en bibelots, je sois tombé sur une maison, où un architecte, pour avoir la ligne décorative d’un toit couronné par une seule cheminée, ait adopté un système de chauffage qui vous tient toujours sous la menace du feu.

Mardi 3 janvier. — Pensées crayonnées, dans un « Journal intime » de jeune fille inconnue, qui m’est arrivé par la poste :

« Les femmes vraiment tendres ne sont pas sensuelles. La sensualité les dégoûte. Elles sont seulement voluptueuses de cœur, dans toute l’étendue de la tendresse de ce cœur. »

« Oh le pauvre cœur de femme qu’un rien de l’être aimé, émeut, exalte, froisse ! »

« Instruites, comme elles sont en train de l’être, les femmes ne s’appuieront plus seulement sur leur cœur. »

« Le premier livre, que je me rappelle avoir reçu en cadeau, était un Paul et Virginie. Ce livre a laissé dans mon cœur une empreinte, qui a grandi en moi, comme l’entaille faite à l’écorce d’un arbre. C’est pourquoi je ne puis me décider, comme tant d’autres, à me marier sans mon cœur. »

« Une femme qui n’a ni mari ni amant, ne peut écrire des romans. Elle ne sait rien de la vie vécue. La seule littérature qu’on puisse supporter d’elle, est de la littérature à l’usage des enfants. »

« À deux jeunes mariés, qui arrivent déjeuner et s’embrassent encore : “Vous ne pourriez pas descendre de votre chambre tout embrassés ?” »

Et sur l’un des derniers feuillets du carnet se trouve : Histoire de plusieurs cœurs de jeunes filles, que j’ai connues. Malheureusement il n’y a que le titre, un titre alléchant s’il en fut jamais.

Mercredi 4 janvier. — J’ai tout lieu de croire, que le Journal des Goncourt va faire des petits. Jollivet me disait, ce soir, qu’un de ses amis en faisait un à mon instar, et après avoir murmuré : « Oui, un paysage, une anecdote, une pensée… ça fait un ensemble amusant ! » il ajoutait : « Et moi-même, je suis tenté d’en commencer un. »

Dimanche 8 janvier. — La causerie du Grenier est aujourd’hui sur le Supplément littéraire du Figaro, tripoté par Bonnetain et Gustave Geffroy. On parle de cet Almanach de Bottin, où passent les deux critiques fraîchement décorés, Brunetière et Lemaître. Il est question de l’amusant « Dialogue des Vivants » entre Sarah Bernhardt et Renan, du distingué morceau sur le monde, par Hervieu, du philosophique morceau de Geffroy, intitulé : les Deux Calendriers, etc., etc.

Et l’on se demande l’effet produit dans les hautes et sages régions littéraires, par ce démasquement inattendu dans le Figaro d’une petite levée de plumes, railleuses, blagueuses, batailleuses.

Lundi 9 janvier. — Toute la journée, je la passe à voir planter une quarantaine de pivoines, qu’Hayashi m’a envoyées du Japon, et qu’il m’a fait dire être les espèces les plus remarquables et les plus rares.

Mardi 10 janvier. — Dans la préface de son nouveau roman, Maupassant attaquant l’écriture artiste, m’a visé, — sans me nommer. Déjà à propos de la souscription Flaubert, je l’avais trouvé d’une franchise qui laissait à désirer. Aujourd’hui, l’attaque m’arrive, en même temps, qu’une lettre, où il m’envoie par la poste son admiration et son attachement. Il me met ainsi dans la nécessité de le croire un Normand, très normand.

Dimanche 15 janvier. — Ce matin, fini la pièce de Germinie Lacerteux.

Ce soir, dîner en tête à tête chez les Daudet, et arrangement pour la lecture de la pièce à Porel. Daudet se défendant d’y assister, pour me laisser mettre la main tout à l’aise sur le directeur : « On ne met pas la main sur Porel, lui dis-je, savez-vous qu’il me fait l’effet de cette chose coulante et fugace entre vos doigts, qu’on appelle le mercure. »

Mercredi 18 janvier. — Sans qu’il y eût de traité signé et d’engagement verbal absolu, il était presque entendu avec Hébert de chez les Didot, que, la du Barry serait le livre illustré de l’année prochaine, comme la Pompadour avait été le livre illustré de cette année. Aujourd’hui, je vois Hébert, et lui demande, s’il faut ramasser les éléments de l’illustration du livre, il me répond que les Didot renoncent à la publication, devant l’article qui vient de paraître dans la Revue des Deux Mondes, et il me tend un article de M. Brunetière, intitulé : Les Livres d’Étrennes. (Décembre 1887).

Le critique s’exprime ainsi : « Parmi ces beaux livres, il y en a d’abord deux ou trois, dont nous sommes un peu étonnés d’avoir à parler dans le temps des étrennes, tel est le volume de MM. Edmond et Jules de Goncourt sur Mme de Pompadour… Mais enfin, si les livres d’étrennes, selon l’antique usage qui avait bien sa raison d’être, et sans prêcher la vertu et le renoncement, devraient pouvoir être lus et feuilletés indifféremment par tout le monde, on eût sans doute mieux fait d’attendre un autre temps et une autre occasion pour publier, cette nouvelle édition de Mme de Pompadour… »

Cette Revue des Deux Mondes, à l’heure présente, est vraiment, — vraiment, bien pudibonde.

Jeudi 19 janvier. — Je ne sais comment, aujourd’hui, mes mains se sont portées sur une petite glace de toilette de ma mère, en ont fait glisser le couvercle, et la glace entr’ouverte, devant sa lumière comme usée, et d’un autre monde, j’ai pensé à la nouvelle délicatement fantastique, qu’on pourrait faire d’un être nerveux, qui dans de certaines dispositions d’âme, aurait l’illusion de retrouver dans une glace, au sortir de sa nuit, la vision, pendant une seconde de l’image reflétée du visage aimé, restée fixée dans l’obscurité.

Samedi 21 janvier. — Porel est venu, ce matin, déjeuner avec Daudet chez moi, et je lui ai lu la moitié de la pièce avant déjeuner, et l’autre moitié après. Avant le déjeuner la pièce paraissait reçue, mais au fond j’avais comme une crainte, que cette apparente réception fût dans l’intérêt de la gaîté du déjeuner, et je redoutais qu’un tableau quelconque de la seconde partie de la pièce, servît à Porel, de prétexte à un refus, aussi quand au septième tableau, il fit une mine de tous les diables : « Bon, dis-je, je suis refusé ! »

Enfin la lecture s’acheva, et Porel me demanda un petit changement au tableau de la Boule-Noire, voyant un bal de ce genre, non pris de face, mais de côté et par un coin de la salle, me demanda encore, — c’était plus grave, — la suppression du septième tableau, disant : « Je vous jouerai, et je vous jouerai avec ce tableau, si vous l’exigez, mais, pour moi, il compromet la pièce… car, il faut vous attendre, que pour cette pièce, dans les conditions où vous l’avez faite, vous allez avoir tous vos ennemis prêts à vous agripper… eh bien, il faut leur donner le moins possible de prise sur vous. »

L’observation de Porel sur le bal de la Boule-Noire est parfaitement juste, et rend le tableau plus distingué. Quant au septième tableau, c’est incontestablement d’un comique, canaille, dangereux, mais c’est enlever un morceau important de la biographie de Germinie, puis c’était pour moi un tableau comique, placé avec intention entre deux tableaux dramatiques. Enfin soit, il est permis, n’est-ce pas, à tout auteur amoureux de son art, d’espérer que ses pièces seront jouées après sa mort, telles qu’elles ont été écrites, telles qu’elles ont été imprimées. Et j’ai consenti à la suppression.

Porel me quitte, en allant à la sortie de chez moi, aux Variétés pour engager Réjane.

Forte émotion, et brisement de l’être. Et cependant il faut aller, ce soir, à un dîner privé chez Frantz Jourdain. À ce dîner, se trouve Périvier, du Figaro, que je n’avais jamais vu, et qui conte cette curieuse anecdote, sur l’entrée d’Ignotus au Figaro.

Alors secrétaire, et dépouilleur du courrier de Villemessant, Périvier reçoit, un matin, un article, auquel était jointe une lettre très mal rédigée, et le voilà jetant l’article et la lettre au feu.

Par un hasard, le feu s’était éteint, et l’article et la lettre n’étaient point brûlés le soir, quand Périvier se déshabille pour se coucher. Un remords de conscience le prend. Il retire l’article de la cheminée, le lit, le trouve très bien, va réveiller Villemessant, chez lequel il demeurait. — Il faut dire, pour le bonheur de l’auteur de l’article, que dans le moment Saint-Genest absent manquait à la rédaction, et que l’article était un article politique sur un de Broglie quelconque. — Villemessant de lui commander de porter l’article à l’imprimerie et de le faire composer de suite. L’article était signé Unus, mot que n’aime pas et ne comprend pas Villemessant, qui, on le sait, n’avait pas fait ses humanités. Il veut qu’on signe l’article d’un mot, comme inconnu. Sur ce désir, Périvier prononce le mot : Ignotus, qui est agréé par Villemessant.

L’article a un grand succès. On appelle l’auteur au journal, mais pendant trois mois, avant de donner son nom de Platel, le nouveau rédacteur envoie de province des articles, signés : Unus.

Mercredi 25 janvier. — Un grand, un grandissime dîner chez la princesse. On reçoit les Alphonse Rothschild : Mme Alphonse, hélas ! bien changée depuis les années, où je l’ai vue à Ferrières, et chez mon cousin de Courmont. Avec elle, dîne sa fille mariée à un Ephrussi, une jeune mariée qui a toutes les grâces, toutes les gentillesses, toutes les fraîcheurs d’une fillette, dans une robe de lampas rose, aux immenses fleurs, rappelant la richesse des étoffes peintes dans les anciens tableaux.

Lundi 30 janvier. — Le général russe Annenkoff, cet ingénieur extraordinaire, qui a fait huit cents kilomètres de chemin de fer en trois mois, qui a fait le chemin de fer allant à Samarcande, disait à une personne de ma connaissance, que dans cette ancienne cité, maintenant sous la domination absolue des Juifs, qui ont monopolisé tout le commerce à leur profit, on ignore qu’il y a en Europe un homme politique du nom de Bismarck, on ignore qu’il y a un pays qui s’appelle la France, on sait seulement qu’il y a, dans la vague Europe, un particulier immensément riche, nommé Rothschild.

Mercredi 1er février. — Ma pièce remise à Porel, je ne puis m’empêcher de penser à tous les embêtements que m’amènera bien certainement la représentation de la pièce… Porel a vu un succès, un clou dans ce dîner des sept petites filles, servi par Germinie Lacerteux, et voilà une note dans les journaux qui annonce qu’on va défendre l’apparition sur les planches d’acteurs et d’actrices de moins de seize ans… puis, tout ce que je sens de luttes et de batailles autour de l’originalité de la pièce… puis tout ce que je crains des prudences et des timidités, qui, dans l’élaboration d’une pièce, succèdent chez Porel, à la bravoure de l’acceptation, au risque de la toute première heure.

Vendredi 3 février. — Je m’étais promis d’avance, comme une occupation charmeresse de travailler, toute cette quinzaine, à notre Journal, et de mener à sa fin la copie du troisième volume. Mais soudain au milieu du déchiffrement de la microscopique écriture de mon frère, pendant les dernières années de sa vie, je me sens un trouble dans les yeux, qui se remplissent de sang. Je ne puis continuer. La lumière me fait mal, et me force à passer des journées, couché dans une chambre à demi obscurée… Alors la pensée noire de ne pas pouvoir finir mon travail, pour l’impression, et devoir interrompre la publication de ce Journal, dont je ne puis confier le manuscrit à personne, — et au fond le hantement de l’idée fixe de devenir aveugle, ce que je crains depuis vingt ans, oui, de devenir aveugle, moi, dont tous les bonheurs qui me restent sur la terre, viennent uniquement de la vue.

Samedi 4 février. — Parmi les écrivains, il n’y a jamais eu un brave, qui ait déclaré qu’il se foutait de la moralité ou de l’immoralité, qu’il n’était préoccupé que de faire une belle, une grande, une humaine chose, et que si l’immoralité apportait le moindre appoint d’art à son œuvre, il servirait de l’immoralité au public carrément, et sans mentir, et sans professer hypocritement qu’il faisait immoral dans un but moral, quelques criailleries que cela pût amener chez les vertueux journalistes, conservateurs ou républicains.

Lundi 6 février. — F… vient déjeuner, et c’est pour moi un plaisir de revoir ce grand diable, que j’ai vu tout petit garçon. Il revient d’une mission, sollicitée par lui, pour surprendre quelque chose de ce que machine contre nous, l’inquiétant Bismarck, et il revient terrifié, non seulement de la puissance militaire, mais encore de la puissance commerciale, et de la puissance industrielle de cette Prusse.

Mardi 7 février. — Ce matin, Raffaëlli me demande à faire mon portrait en pied, pour l’exposition, avec l’insistance la plus gracieuse. Il le fera chez moi, et s’engage à ne pas dépasser quinze séances.

Vendredi 10 février. — À propos de jolis détails amoureux, sur les vieux et les vieilles de Sainte-Périne, je répétais au jeune Maurice de Fleury, qu’il avait là un admirable roman à écrire, — le roman manqué par Champfleury, — et qu’il fallait continuer à prendre des notes, tous les jours, et à ne pas se hâter, et à attendre que son talent fût mûr, pour faire avec tout le temps nécessaire, une belle étude bien fouillée sur ces vieillesses des deux sexes.

Dimanche 12 février. — Ce soir, dîner chez Bonnetain, qui pend la crémaillère de son nouvel appartement. C’est un petit corps de logis, dont la pièce principale est un grand atelier. Bonnetain l’a meublé, l’a égayé avec de la japonaiserie à bon marché, d’immenses éventails, quelques objets grossiers rapportés de là-bas ; mais toute cette bibeloterie colorée est amusante par sa fantaisie, et son exotisme. Et là dedans encore, il a eu l’idée d’installer deux paravents qu’il a fait couvrir d’affiches de Chéret, dont les colorations se marient au mieux avec la japonaiserie des murs.

Un dîner, où se succèdent des bouteilles, des bouteilles, des bouteilles.

Mardi 14 février. — Aujourd’hui, qui se trouve être un mardi gras, ignoré par moi, et où est fermée la bibliothèque du Musée Carnavalet, me voilà dans le faubourg Saint-Antoine, au milieu duquel le carnaval se révèle seulement par la vue d’enfants ayant, sur leurs jeunes et frais visages, de gros nez pustuleux d’ivrognes, et sous ces nez pustuleux d’horribles moustaches grises.

Si près de la Bastille, moi, habitant d’Auteuil, qu’un hasard mène si rarement dans ces quartiers lointains, je me sens le désir de revoir ces vieux boulevards : ce boulevard Beaumarchais, ce boulevard des Filles-du-Calvaire, ce boulevard du Temple ; ces trois boulevards, qui d’un bout à l’autre exposaient à leurs vitres, et un peu en plein air, le musée du rococo ; — ces boulevards aux candides et sales boutiques de ferrouillats, ignorant encore la mise en scène et le montage de coup, par la brochure et la photographie, de l’objet d’art, montré sous un coup de jour, dans le clair-obscur d’un petit salon ad hoc.

Bien rares, hélas ! sont les noms connus du temps de ma jeunesse.

Qui peut reconnaître dans le remaniement de la bâtisse, l’endroit où était la boutique de Vidalenc, cet antre aux carreaux poussiéreux, à la ferraille infecte garnissant la margelle de la porte, et tout bondé à l’intérieur de trésors ? Ah ! les merveilles, que j’ai vues là, et dans tous les genres, mais surtout quelles boiseries ! quels lits à la duchesse, à la polonaise, à tombeau ! quelles ottomanes ! quels fauteuils à poches, à cartouches, en cabriolet, en confessionnal ! Quelles chaises en prie-Dieu ! Il semblait que ce magasin fût le garde-meuble de tout le mobilier contourné et si adorablement sculpté du dix-huitième siècle. Et vous marchiez de surprise en surprise, de tentation en tentation, précédé de Mme Vidalenc, au pas, ne faisant pas de bruit, à la robe d’Auvergnate, mais au bonnet garni de vieilles dentelles jaunes, si belles, si belles, que chaque fois que la princesse Mathilde les voyait, elle voulait les acheter.

Voici encore le pavillon de Mme Gibert, où derrière les vitres apparaissent encore quelques lions, en affreuse faïence ocre, mais sur toutes les fenêtres, est collée une large bande portant : Grand appartement pour le commerce à louer.

Et tout près de là, mon Dieu, je me rappelle, il y a bien longtemps, s’ouvrait la porte d’une allée, d’une allée, qui était tout le magasin du marchand anonyme de dessins et de gravures, où j’ai manqué, faute d’argent, toute une série de grandes sanguines de Fragonard, à huit francs pièce, représentant des danseuses du plus beau faire, et bien certainement, dessinées d’après des sujets de l’Académie royale de musique — sanguines, que je n’ai jamais vues repasser dans une vente.

Crispin, lui, existe toujours, Crispin chez lequel j’ai acheté un splendide lit, provenant du château de Rambouillet, et qui passait pour le lit, dans lequel couchait la princesse de Lamballe, quand elle habitait chez son beau-père, le duc de Penthièvre ; Crispin, dont le rez-de-chaussée, autrefois tout plein d’une flamboyante rocaille dorée, de marbres, de bustes en terre cuite, d’objets de la plus haute curiosité, laisse apercevoir maintenant des meubles en imitation de l’ancien, des pendules en lyre, des feux aux sphinx du premier Empire.

Oui, à l’heure présente, Mme Gibert et Crispin — qu’est devenu Cheylus ? — sont les seuls noms anciens demeurés sur les devantures de boutiques de bric-à-brac. Quant aux marchands qui sont morts ou qui ont déserté ces boulevards, ils sont remplacés par des vendeurs de meubles modernes, aux expositions se composant de mobiliers de salon en bois de chêne pour dentistes, de pendules de cabinet en marbre noir, de baromètres en noyer, de coffres-forts Huret et Fichet, entremêlés de vieux anges coloriés d’églises et de fausses poteries étrusques.

Les boulevards ont fait plus que de perdre leur caractère d’exposition permanente de la curiosité, ils ont pris un aspect provincial, avec leurs pauvres petites boutiques de modes, leurs salons de coiffeurs, tels qu’on en voit dans les plus misérables sous-préfectures, leurs marchandes de lainage, de corsets à 2 fr. 25, dont l’étalage se répand sur le pavé. Je remarque un certain nombre de papeteries et de miroiteries, où, aux photographies de toutes les actrices de Paris, sont jointes des peintures à l’huile anacréontiques, représentant de petites femmes nues, et qui coûtent de 5 à 6 francs. C’est aujourd’hui le grand commerce de ce boulevard.

Puis des industries à la fois hétéroclites et locales, des boutiques, sur lesquelles se voit : Ressemelage américain en 30 minutes ; des boutiques de lunettes d’approche et d’instruments de mathématiques d’occasion, affichant sur leur auvent : Achat de reconnaissances du Mont-de-Piété ; des boutiques de cordes et de poulies pour balançoires et trapèzes, des boutiques de boissellerie, qui se chargent de la réparation des tamis, etc., etc.

Et j’allais quitter le boulevard du Temple, quand en face du Café Turc, je m’arrêtai, un moment, devant le no 42, la maison à la petite porte cochère basse, où demeurait autrefois Flaubert, la maison aux bruyants déjeuners du dimanche, et où dans les batailles de parole et les violences du verbe, la spirituelle et crâne Lagier apportait une verve si drolatique, si cocasse, si amusante. La maison n’a plus le sourire d’autrefois, son plâtre a vieilli, des persiennes fermées disent des appartements sans locataires, et dans une boutique du rez-de-chaussée, semblant avoir fait faillite, on lit sur une immense bande de toile, qui a l’air d’une ironie au-dessus du local vide : Cabaret de la Folie : Tout Paris voudra voir les bandits corses.

Jeudi 16 février. — Raffaëlli a commencé mon portrait aujourd’hui. Il me dit qu’il a d’abord été l’élève de Gérome, pendant trois mois, mais voyant qu’il ne trouvait pas là son affaire, il s’était mis à voyager en Italie, en Espagne, en Afrique, à l’effet d’attraper l’originalité, la personnalité qu’il voulait conquérir. Et cette originalité, il l’avait trouvée, tout bêtement, à son retour dans la banlieue, sans que tous ses voyages lui eussent servi à rien.

Vendredi 17 février. — Dîner offert par les amis de la personne et du talent du sculpteur Rodin : dîner dont je suis le président, avec un courant d’air dans le dos.

Je me trouve à côté de Clemenceau qui raconte des choses assez curieuses sur les paysans malades de sa province, et sur les consultations en plein air qu’on lui demande au milieu de ses pérégrinations à travers le département.

À un départ d’un endroit quelconque, au moment où les chevaux de son break allaient prendre le galop, il nous peint une énorme femme, appuyée sur la croupe des chevaux, et lui jetant : « Ah ! monsieur, je suis battue des vents ! pendant que le député radical, enlevant ses chevaux d’un coup de fouet, lui crie : Eh bien, ma bonne femme, il faut p… »

Samedi 18 février. — Raffaëlli, un esprit inquiet, bouleverseur du travail de la veille, tourmenté par la trouvaille d’intentions littéraires et psychiques en peinture.

Il me parlait aujourd’hui d’une biographie, où on l’avait fait naître dans un campement de bohémiens, et fait élever dans une école chrétienne par charité. Au moment de ladite biographie, sa mère était venue le voir, et tombant sur ledit imprimé, s’était mise à pleurer à chaudes larmes. Il m’affirme qu’il appartient au contraire à une grande famille italienne, qui se rattache au cardinal Gonsalvi, et à des papes.

Dimanche 19 février. — Aujourd’hui, Rosny m’effraye un peu par ses imaginations de livres, où il veut faire voir des aveugles au moyen du sens frontal, entendre des sourds par l’électricité, etc., etc., annonçant une série de livres fantastico-scientifico-phono-littéraires. Au fond c’est une cervelle très curieuse, et de toutes les cervelles de jeunes que je connais, la plus disposée et la plus prête à donner de l’original et du puissant.

Mardi 21 février. — Je dîne avec Loti, chez Daudet.

Tout en entrant, il déclare qu’il a fini d’écrire, qu’il publiera encore quelques nouvelles, mais qu’il ne publiera plus un volume, qu’il se sent complètement épuisé, vidé. Cela est dit d’un ton froidement désespéré, avec une mélancolie, un découragement de la vie tout à fait extraordinaire.

Un moment, il cause de 250 à 300 dessins, exécutés par lui, pour un Mariage de loti, que Guillaume a donnés à graver, par un graveur, qui a fait des Parisiennes, de ses Tahitiennes, et il travaille à les faire regraver.

Dimanche 26 février. — Rodin m’avoue que les choses qu’il exécute, pour qu’elles le satisfassent complètement, quand elles sont terminées, il a besoin qu’elles soient exécutées tout d’abord, dans leur grandeur dernière, parce que les détails qu’il y met à la fin, enlèvent du mouvement, et que ce n’est qu’en considérant ces ébauches dans leur grandeur nature, et pendant de longs mois, qu’il se rend compte de ce qu’elles ont perdu de mouvement, et que ce mouvement, il le leur rend, en leur détachant les bras, etc., etc., en y remettant enfin toute l’action, toute l’envolée, tout le détachement de terre, atténués, dissimulés par les derniers détails du travail.

Il me dit cela, à propos de la commande que vient de lui faire le gouvernement du « Baiser », et qui doit être exécuté en marbre, dans une figure plus grande que nature, et qu’il n’aura pas le temps de préparer à sa manière.

Mercredi 29 février. — Dans cette intimité qui se fait entre un peintre et son modèle, Raffaëlli me conte sa vie à déjeuner.

Il n’avait que quatorze ans, quand son père est ruiné dans le commerce, et le jeune homme de quatorze ans se trouve avoir une famille à soutenir. Il cherchait une carrière qui lui permît de gagner quelque argent, en faisant deux heures de peinture par jour ; et il la trouvait cette carrière, à la suite d’une audition au théâtre, où on lui trouvait une belle voix et un sentiment musical, qui le faisaient engager.

Et le voilà gagnant 125 francs par mois, qu’il double de 125 autres francs, conquis comme soliste, au moyen de cachets de 15 francs, pour un grand enterrement ou un grand mariage ; en sorte que le matin, il dessine à l’École des Beaux-Arts, qu’à onze heures, il chante dans une église, que dans l’après-midi il est à une répétition, que le soir, il joue. Et par là-dessus il passe une partie des nuits à lire et à écrire. Car il a une énorme ambition, et le désir irrité de devenir le premier de tous, en peinture, en littérature, en musique, en tout.

Enfin, avec le premier argent de sa peinture, avec les premiers 500 francs gagnés, il part avec sa jeune femme pour l’Italie. Mais à Rome, plus d’argent, et les voyageurs sans le sou, quand un peintre dont ils avaient fait connaissance, aide Raffaëlli à vendre un tableau, avec l’argent duquel il peut gagner Naples, un hasard heureux le met en rapport avec une famille anglaise, qui lui demande des leçons pour deux grandes filles. Et dans ce pays des cailles à trois sous pièce, du vin à un sou la bouteille, des corbeilles de figues pour rien, les soixante francs que lui rapportent les deux miss, permettent à Raffaëlli et à sa femme de passer tout l’hiver, et de vivre dans une aisance que le ménage n’avait jamais connue.

Les voyages terminés, la multiplicité des occupations, la fièvre du travail, donnaient au peintre une maladie nerveuse, qui le privait absolument de sommeil, et lui apportait les maniaqueries de ces terribles maladies : le faisant emménager soudainement dans une maison de banlieue, entrevue par hasard, et lui faisant passer deux ou trois mois d’hiver, en cette location d’été.

Enfin il se guérit de sa maladie nerveuse, en se livrant à des promenades à pied de six heures, passant toujours par les mêmes routes, en évitant ainsi l’inquiétude des nouveaux et inconnus chemins. Il me dit que l’habitation à Asnières lui a fait beaucoup de bien, que le voisinage de l’eau l’a calmé, et que, tous les matins, il va faire un tour de dix minutes, au bord de la Seine, et qu’il revient de cette promenade avec un singulier bien-être.

Jeudi 1er mars. — Le côté Pompes Funèbres dans les journaux ! On parlait, ce soir, des cartons du Figaro portant : Affaires en souffrance. Ce sont les articles faits d’avance sur les gens qui sont en train de mourir, et qu’on garde, même quand ils réchappent, pour éviter de payer un autre article dans l’avenir. Et il était question des expressions employées ad hoc. On dit c’est : un mort d’un écho, pour le distinguer du mort des simples informations, dont l’enregistrement dans les colonnes du Figaro, est payé de quelques sous moins cher la ligne, que le premier.

Dimanche 4 mars. — Un mot qui peint l’érotisme cérébral, dans lequel est plongé ce pauvre Burty. Il rencontre, il y a un mois, Céard, et lui dit : « Je suis en train de lire le Journal des Goncourt, dont il m’a envoyé un exemplaire sur papier du Japon… sur ce beau papier lisse… c’est une jouissance pour moi, comme si je le lisais sur des cuisses de femmes. »

Dîner avec Zola chez les Charpentier.

Au régime de ne plus boire en mangeant, et de ne plus manger de pain, Zola, en trois mois, est maigri de vingt-huit livres.

C’est positif, son estomac s’est fondu, et son individu est comme allongé, étiré, et ce qui est parfaitement curieux surtout, c’est que le fin modelage de sa figure passée, perdu dans la pleine et grosse face de ces dernières années, s’est retrouvé, et que, vraiment, il recommence à ressembler à son portrait de Manet.

Lundi 5 mars. — Une juive répondait à une dame de sa connaissance l’avertissant d’une liaison de son mari avec son amie intime : « Non, je ne crois pas que mon mari coure, mais s’il court, j’aime mieux que ce soit avec mon amie. » La juive se révélait dans cette phrase. Elle voyait dans la trahison de son mari avec une femme de la société, moins de scandale, moins de casse, et moins de dépense, qu’avec une cocotte.

Mercredi 7 mars. — La princesse disait, ce soir, du prince de Galles, avec lequel elle a dîné, ces jours-ci : « Il est ouvert, il parle, il dit ce qu’il a sur le cœur ; il n’est pas comme les autres princes, qui ont toujours l’air d’avoir quelque chose à cacher ! »

Mardi 13 mars. — Aujourd’hui mon portrait est fini. Raffaëlli n’a mis que vingt jours après cette grande machine, et il faut convenir qu’après mille changements, mille métamorphoses, mille traverses, le portrait a de très grandes qualités.

À la minute précise, où le dernier coup de pinceau est donné, Raffaëlli paraît envahi par une joie exhilarante, qui débonde en un tas de confessions pour moi seul, pour moi seul, et sans faire attention à ce qu’il fait, il mange, il mange, et il boit, il boit du vin de toute couleur, et un tas de petits verres, — me confessant qu’après la confection de ses grandes machines, il est ainsi pris d’une sorte de folie.

Je vais ce soir chez Daudet, pour la répétition de la pantomime de Margueritte, et de la pièce de Bonnetain, qui doit être jouée par Antoine. Tout est à vau-l’eau. Une opération faite au cousin Montégut à Saint-Jean-de-Dieu, à la suite de laquelle on a cru le perdre, a fait tout remettre.

Bonnetain est venu avec sa pièce, et Daudet lui fait lire. Elle est très originale. C’est le contrecoup d’un divorce, qui empêche le fils des divorcés de faire un mariage, selon son cœur, et cela entremêlé de scènes entre le père et la mère très bien faites, et qui me semblent, hélas ! n’avoir pas été imaginées. Et comme on le pousse là-dessus, Bonnetain avoue qu’il a une maladie de cœur, venue à la suite de scènes dont il a été le triste témoin, et qu’aujourd’hui encore, les cris, les chamaillades le mettent dans un tel état nerveux, que dans sa maison, où il y a un ménage qui se dispute fréquemment, quand cela arrive, il se lève de sa table et quitte son travail.

Vendredi 6 avril. — Antoine dîne, ce soir, chez Daudet. C’est un garçon mince, frêle, nerveux, avec un nez un rien vadrouillard, et des yeux doux, veloutés, tout à fait séducteurs.

Il confesse ses projets d’avenir. Il veut encore deux années entières, consacrées à des représentations, comme celles qu’il est en train de donner, deux années, pendant lesquelles il apprendra à fond son métier et les éléments de la direction d’un théâtre. Après quoi, il a la foi d’obtenir du gouvernement une salle et une subvention, et cela au moment où il espère avoir 600 abonnés, soit 60 000, et avec ce roulement d’une centaine de mille francs, cette salle à la location gratis, le concours d’acteurs découverts par lui, et payés raisonnablement, il se voit directeur d’un théâtre, où l’on jouera cent vingt actes par an, — un théâtre où l’on débondera sur les planches, tout ce qu’il peut y avoir d’un peu dramatique dans les cartons des jeunes. Car quel que soit le succès d’une pièce, son idée serait qu’elle ne fût jouée que quinze jours, quinze jours au bout desquels, l’auteur serait libre de la porter sur une autre scène.

Quant à lui qui continuerait à jouer, il ne demanderait qu’un traitement de douze mille francs, gardant jalousement la direction littéraire, mais abandonnant la direction financière à un comité.

Et il plaisantait sur le fauteuil d’un abonné, payé cent francs, et qui, avec un peu de chance venant à l’entreprise pourrait donner deux ou trois cents francs de dividende.

Il y a vraiment là, une idée neuve, originale, très favorable à la production dramatique, une idée digne d’être encouragée par un gouvernement.

Et il fait vraiment plaisir à entendre, cet Antoine, avouant avec une certaine modestie, qu’il y a beaucoup d’engouement à son égard. On sent à ses yeux brillants, hallucinés, qu’il croit à son œuvre, et il y a du convertisseur dans ce cabotin, qui à l’heure qu’il est, a complètement conquis à ses idées, son père, un vieil employé de la Compagnie du gaz, où était également le fils, — son père, dans le principe, tout à fait rebelle à ses essais dramatiques.

Dimanche 8 avril. — Ce matin, Voillemot, ce peintre que je n’ai pas vu, je crois bien, depuis vingt-cinq ans, tombe chez moi, avec sa tignasse rutilante d’autrefois devenue toute blanche, une grosse face mamelonnée et tuberculeuse, un estomac dilaté par les innombrables bocks, absorbés pendant toute sa vie.

Nous parlons du passé de Peyrelongue, ce marchand de tableaux phénoménal, qui n’a jamais vendu un tableau de sa vie, de Galetti, de Servin, de Pouthier, des uns et des autres, morts ou disparus, enfin de Dinochau, le cabaretier de la littérature sous l’Empire.

Et à ce propos, il me conte qu’il est le fondateur de Dinochau, qu’un entrepreneur-décorateur l’ayant employé dans un moment, où il était sans travail et sans commandes, lui avait dit à la fin d’une journée : « Si nous allions prendre une absinthe en face ? »

Là, chez le marchand de vin, une odeur de soupe aux choux ! une odeur !… qui fit dire à Voillemot : « Est-ce qu’on ne pourrait pas dîner ici ? »

Et tout d’abord les portraits de ce monde, croqués par Voillemot : le père Dinochau, un vieil abruti, la mère Dinochau qui avait de gros yeux saillants comme des tampons de locomotive, et le fils Dinochau célèbre plus tard, un voyoucrate fin et intelligent.

On les accepte à dîner, et les jours suivants, Voillemot amène des camarades, et au bout de quelque temps, les convives deviennent si nombreux, qu’on est les uns sur les autres. « Si vous preniez l’entresol, » dit un jour Voillemot au ménage Dinochau. Le ménage se décide, et le gras Chabouillet, dont j’ai gardé le souvenir, comme un Louis XVI, en pantalon de nankin, fait un trou dans le plafond, y conduit le serpentement d’un petit escalier tournant, et voilà installée la salle à manger ordinaire de Murger, de Bartet, de Scholl, de Monselet, etc., etc.

C’étaient, dans le principe, des dîners à 35 sous, mais avec des suppléments, et encore en bas vous attendant au comptoir, des diamants, — qui étaient des verres d’eau-de-vie, — dont le fils Dinochau vous faisait l’offre, en l’accompagnant d’un petit air de violon tout à fait engageant.

Puis bientôt des femmes s’adjoignaient aux hommes, et Bartet pariait un jour, qu’il ferait voir son nombril à la société, et ma foi relevant sa blouse, sous laquelle il était nu, il le faisait voir son nombril, et peut-être mieux que son nombril : — malheureusement, au moment où Mme Dinochau avait ses yeux « de tampons de locomotive » à la porte.

Indignation de l’austère marchande de vin, qui lui déclarait qu’il déshonorait sa maison, et qu’il n’y rentrerait jamais, et à la suite de cette déclaration, une série de scènes drolatiques, et de lâchetés spirituelles de Bartet, pour rentrer en grâce, et remanger du pot-au-feu de Dinochau.

Ce soir, le hasard me fait lire un article de je ne sais plus qui, constatant avec une joie, presque sauvage, la baisse, l’écroulement des objets japonais : tout cela pour arriver à dire au public, que l’Académie des Goncourt est fichue, et que les gens qui croyaient en être, sont volés.

Mercredi 11 avril. — On racontait, ces dernières années, qu’un de nos jeunes clubmen des plus connus, avait frété un yacht, pour faire une sorte de tour du monde, en compagnie d’amis et de cocottes, et qu’au moment du départ, les mères des jeunes gens ayant témoigné des inquiétudes de ce voyage, et ayant laissé percer le regret, si quelqu’un ou quelques-uns venaient à périr, de n’avoir pas à pleurer sur un tombeau au Père-Lachaise ou à Montmartre ; on avait fait une place dans la cale, au milieu de la cargaison de pâtés de foie gras et de bouteilles de champagne, à des bières de plomb, et comme le soudage est une opération très difficile, on avait embarqué le soudeur avec l’équipage.

C’était drôle, ce memento mori qu’on heurtait, à tout moment, dans cette petite fête, autour du monde.

Mardi 11 avril. — Devant la persistance de mon mal d’yeux, et la crainte de devenir aveugle, je me dépêche d’emmagasiner en moi, le vert des arbres, le bleu des yeux d’enfants, le rose des robes de femmes, le jaune des affiches sur un vieux mur, etc.

Ce soir chez Daudet, répétition de la pantomime de Margueritte, où Invernizzi fait la Colombine rose, montée sur de hautes bottines noires. Dans son jeu mêlé de danse : une valse à l’effet de triompher de la résistance de Pierrot, une valse, les bras derrière le dos, d’une volupté charmante.

La répétition finie, on cause pantomime, et je conseille à Margueritte de jouer sans blanc : le plâtrage, tuant sous sa couverte, tous les jeux délicats et subtils d’une physionomie. Et avec Daudet, nous disons, qu’il faudrait renouveler la pantomime, jeter à l’eau tous les gestes rondouillards, tous les gestes qui racontent, et ne garder que les gestes de sentiment, les gestes de passion, auxquels Margueritte mettrait les grandes lignes de sa pantomime, — et nous parlions d’une pantomime sur la peur, dont ses traits savent si éloquemment rendre l’expression.

Samedi 21 avril. — La poésie, il ne faut pas l’oublier, c’était autrefois toute l’invention, toute la création, toute l’imagination du temps passé… Aujourd’hui il y a encore des versificateurs, mais plus de poètes, car toute l’invention, toute la création, toute l’imagination du temps présent est dans la prose.

Lundi 23 avril. — Vraiment ça dépasse l’imaginative, l’imbécillité de la critique d’art en ce moment. Cham ce caricaturiste, aux caricatures qui semblent ramassées sur un cahier de collégien, devient un artiste immense, et l’on n’ose plus mettre le nom de Gavarni parmi les noms des dessinateurs, qui peuvent amener du monde à l’Exposition de la caricature.

Au quai Malaquais, la première personne sur laquelle je tombe, est Pierre Gavarni, aussi navré et encoléré que je le suis, de l’injustice commise envers le talent de son père, par toute la presse. Et il est obligé de convenir, que je lui avais prédit tout ce qui se passe en ce moment, et que je l’avais prêché violemment, pour faire une exposition de l’œuvre de son père tout seul, et non avec Daumier, parce que je ne doutais pas, qu’avec Daumier, le républicain, on assommât Gavarni le réactionnaire, le corrompu. Mais enfin l’assommement a été au delà de ce que je supposais : l’homme qui a fait les dessins de Vireloque, a été considéré comme un illustrateur pour confiseur. Ah ! la critique d’art du moment !

Oui, tout ce monde, devant ces lithographies avant la lettre, devant cette merveilleuse « Comédie humaine » au crayon, réalisée avec un procédé, à l’heure actuelle complètement perdu, tout ce monde semble avoir une taie sur l’œil. Du reste dans ces expositions, il ne s’agit pas de voir les choses exposées, il s’agit de voir les autres et surtout de se faire voir.

Ce soir, une lune rose, toute diffuse dans un ciel couleur de brouillard de perle : un ciel d’impressions japonaises.

Jeudi 26 avril. — Pendant que je suis en train de faire le départ du troisième volume de mon Journal, apparaît dans l’entre-bâillement de la porte du cabinet de Fasquelle, la tête de Zola, et cette tête amaigrie, et si joliment amenuisée, que j’ai vue il y a un mois, sous les embêtements de Germinal, et l’exaspération de la non-réussite, a le décharnement d’une profonde maladie intérieure.

La parole du romancier est colère, strangulée. Il dit de sa pièce : « Oh ! ça disparaîtra avant huit jours… ils font 2 800… dans deux ou trois jours, ils feront font 2 800… et il y a 3 000 francs de frais… Quand j’ai vu le succès fait par la presse, aux Surprises du Divorce, je me suis bien rendu compte de ce qui m’attendait… Oui, ils veulent des choses gaies !… Ma femme ? ma femme, elle est au lit, elle a une bronchite… Pardon, je vous laisse, j’ai un tas de courses… j’ai hâte d’être à Médan… Et dire qu’avec cette pièce, ils m’ont empêché de travailler à mon roman… et que j’en ai jusqu’au mois d’août. »

Vendredi 27 avril. — Au Théâtre-Libre, Le Pain du Péché d’Aubanel, mis en vers par Paul Arène.

Dans un entr’acte, Daudet me raconte qu’Aubanel lui avait lu la pièce à lui et à Mistral, à Arles, dans le vieux cimetière des Aliscamps : Mistral et lui couchés dans une tombe antique, et Aubanel faisant sa lecture dans une autre tombe. Ceci se passait en 1861.

Ce qu’il y a d’amusant, c’est que ce « Pain du péché », ce pain mortel à tous ceux qui en mangent, ce pain ennuyeusement symbolique, que moi et tout le monde, prenions pour une légende de la localité, serait, d’après Daudet, une pure imagination d’Aubanel.

Samedi 28 avril. — Autrefois quand je fumais, je ne savais pas ce qu’était un petit verre. Maintenant que je ne fume plus, pour remplir l’heure vide qui suit les repas, je bois de l’eau-de-vie.

Bah ! quand je verrai que je vais tout à fait appartenir à la maîtresse rousse, je me remettrai à fumer.

Lundi 30 avril. — Les Daudet viennent déjeuner chez moi, et nous allons au vernissage, voir mon portrait de Raffaëlli. Une foule — ce jour select, comme jamais je n’en ai rencontré au Salon. On y étouffe.

Deux remarques : l’influence de Bastien-Lepage dans la peinture, et la vulgarisation des nuances anglaises esthetic dans la toilette de la femme française.

Jeudi 3 mai. — Exposition des dessins de Hugo. Bien certainement ces dessins ont inspiré les fonds moyenâgeux des premières illustrations de Doré. Parmi les caricatures du caricaturiste énorme, le Chinois enthousiasmé, le Gamin ému, ont quelque chose de semblable à des charges par un artiste des cavernes, dans un quartier de roche.

Ce soir, comme je parlais au jeune Hugo, avec une grande admiration, des dessins de son grand-père, et comme je lui disais, comme les tons jaunâtres de ses vieilles pierres vermicellées faisaient bien dans le gris de l’encre des ciels, des terrains, des fonds, il m’apprenait que ces tons jaunâtres étaient obtenus avec du café sucré : ces croquis étant faits pour la plupart du temps, à la fin des repas, sur la table à manger.

Vendredi 4 mai. — Hayashi vient me donner sa traduction des étiquettes de pivoines, qu’il m’a envoyées du Japon. Ces pivoines ont des dénominations, comme celle-ci : Nuage de bronze, Soleil levant du port, Bambou neigeux, Blanc de la Vie mondaine, Toilette légère, Parfum de manches des femmes.

Je vais dîner chez Pierre Gavarni qui arrive un peu en retard d’une chasse au sanglier à Chantilly, et l’on dîne gaiement.

Il y a un dîneur que j’ai déjà rencontré, un Marseillais, à l’oreille appartenant toute au chant des oiseaux, et qui n’en donne pas seulement le son, mais qui en répète, mot à mot, la chanson. Un curieux être, un amoureux, un passionné, un notateur des bruits musicaux de la Nature, et qui nous fait une imitation admirable du bruit du mistral dans les pins du Midi.

Jeudi 10 mai. — On causait, ce soir, de l’aspect église, qu’ont, à l’heure présente, les temples de l’argent, et l’on décrivait le grand escalier du Comptoir d’escompte, l’élévation des salles, leur éclairage tamisé, enfin l’ensemble de dispositions architecturales donnant à un édifice un caractère religieux. Il était question des paroles à voix basse, qui se disaient avec une sorte de recueillement, devant cet autel de la pièce de cent sous, tout comme devant un autel, où figurerait la tête du Christ sur le voile de Véronique, — et même la remarque était faite de la physionomie de bedeaux, qu’avaient en ces endroits, les garçons de caisse.

Dimanche 13 mai. — Comme je m’extasie devant Hayashi, sur la grâce voluptueuse, qu’Outamaro, mon artiste de prédilection, a mise dans ses longues femmes, et qu’à propos d’une planche des Douze Heures, de cette impression, où d’une robe pâle, paraissant tissée de toiles d’araignée bleues, jaillit une petite épaule nue de femme, à la maigreur excitante, et que je lui dis qu’on sent chez l’artiste, un amoureux du corps de la femme, il me révèle qu’il est mort d’épuisement.

Et tout en feuilletant, d’une main rapide, mes albums, Hayashi a, de temps en temps, des petites gaîtés, des éclats de rire d’enfant, pendant lesquels il s’écrie : « De grands toqués, les artistes japonais, des toqués comme celui-ci, qui dans l’admiration d’un clair de lune, empêché de le voir par un coin du toit de son voisin, s’essaya à l’écorner avec sa lanterne, et brûla une partie de Yeddo. »

« Ah ! c’est curieux, fait-il, quelques minutes après, en tombant sur un album de théâtre. Vous voyez cet acteur qui s’ouvre le ventre. Eh bien ! c’est la représentation réelle d’une chose arrivée. C’était un très grand acteur, engagé à jouer pour une société, une société seule. Sa belle-mère qui avait l’influence sur lui, contracte en son nom, un engagement avec un théâtre de Yeddo, engagement dont elle touche d’avance l’argent. Au moment de débuter, on lui reproche sa mauvaise foi, et dans la première représentation qu’il donne, et où il avait à représenter un hara kiri, il s’ouvre tout de bon le ventre. »

À déjeuner, Hayashi cause nourriture japonaise, et me cite, comme un mets délicieux : une salade de poireaux et d’huîtres.

Questionné par moi sur les livres et les auteurs européens, en faveur au Japon, il me cite le Cid de Corneille et les drames de Shakespeare, — ayant au fond une grande parenté avec les drames héroïques du théâtre japonais.

Je pensais aux petits hasards curieux qui produisent de grands événements. Au fond ce sont bien certainement le voyage de Philippe Sichel, et plus tard le voyage de Bing, qui ont fait faire connaissance intime à l’Europe avec le Japon, et qui ont vulgarisé l’art de l’Empire du Soleil, en Occident.

Mardi 15 mai. — Enfin, ce soir, dans l’effacement du crépuscule, le doux bruit humide de la pluie sur les feuilles neuves, avec cette fraîche et revivifiante senteur de la pousse des choses de la nature.

Mercredi 16 mai. — Je me disais ce matin : Si je gagnais l’année prochaine cent mille francs avec Germinie Lacerteux, j’achèterais la maison en face, et j’y ferais mettre cet écriteau : À louer à des gens, sans enfants, ne jouant d’aucun instrument de musique, et auxquels il ne sera permis, en fait d’animaux, que des poissons rouges.

Samedi 19 mai. — Songe-t-on, combien ça vous rapporte d’être républicain, et se figure-t-on la place qu’aurait l’historien Aimé Martin, s’il était légitimiste ?

Un mot caractéristique de ce temps. Grévy demandant au directeur des Beaux-Arts, comment il trouvait le Salon de cette année ?

— Pas d’œuvre supérieure, mais une bonne moyenne.

— Très bien, répondit Grévy, c’est ce qu’il faut dans une république.

Mercredi 23 mai. — Une jolie anecdote, que le général Abbatucci racontait sur lui-même, pendant la campagne de Crimée.

Lors du siège de Sébastopol, dans les trêves entre les deux armées, des bals furent donnés, où les officiers français tentèrent de plaire à des femmes russes. Et pour plaire, en ce moment, où l’on avait une chemise, lavée à la diable par un brosseur, c’était difficile. Le jeune officier n’imagina-t-il pas de repasser le col et les manches de cette chemise, avec ses étriers, dont il fit adroitement des fers à repasser, — repassage qui lui valut les plus grands succès.

Jeudi 24 mai. — Le beau en littérature est peut-être d’être un écrivain, sans qu’on sente l’écriture.

Ah ! si j’avais encore quelques années à vivre, je voudrais écrire sur l’Art Japonais un livre dans le genre de celui que j’ai écrit sur l’Art du dix-huitième siècle, un livre moins documentaire, mais un livre encore plus poussé vers la description pénétrante et révélatrice des choses.

Et ce livre je le composerai de quatre études : une sur Okousai le rénovateur moderne du vieil art japonais ; une sur Outamaro, le Watteau de là-bas, une sur Korin, et une autre sur Ritzono, deux célèbres peintres et laqueurs.

À ces quatre études, je joindrai peut-être une étude sur Gakutei, le grand artiste des sourimonos, celui qui dans une délicate impression en couleur, sait réunir le charme de la miniature persane et de la miniature du moyen-âge européen.

Quelqu’un conte qu’hier, il est entré chez une fleuriste du boulevard, et qu’un bouquet qu’il trouvait joli, on lui a fait tout bonnement cinq cents francs.

Dimanche 10 juin. — On causait dans la journée, de Jules Breton, le peintre et le poète, qui a une propriété dans les environs d’ici. Une curieuse remarque à son sujet. Il peut faire de la peinture dix heures de suite, sans fatigue, tandis que lorsqu’il cherche des idées, des expressions, des mots, il est aussitôt pris de vertiges, de troubles de l’être, qui l’ont fait, depuis des années, renoncer à la poésie. Voici, il me semble, une preuve de la supériorité de notre métier.

Daudet commençant à souffrir, ce soir, de ses douleurs, et craignant l’envahissement général de son corps disait : « Quand ça commence, je me rappelle involontairement le vers de Virgile, sur l’incendie de Troie : »

Proximus ardet.
Ucalegon.

Et il se met à parler, avec enthousiasme, de Théocrite, du rêve du poisson d’or, des pêcheurs dans leur cabane, si naturalistement décorée de filets.

Mercredi 13 juin. — On parlait de la petite couche de civilisation, qui recouvre l’être le plus raffiné, et comme quoi, cet être redevenait primitif au bout de quelques jours. À l’appui de cette thèse, quelqu’un contait, qu’il avait connu une distinguée et charmante fille, qui embarquée dans une troupe de tableaux vivants, devant donner des représentations à la Nouvelle-Orléans, avait fait naufrage, et était restée dix-huit jours sur un radeau. Elle confessait, qu’au bout de trois ou quatre jours, toute pudeur était évanouie, et qu’on faisait ses besoins, l’un devant l’autre, et elle ajoutait qu’à la fin, les aliments manquant, on allait chercher dans les excréments, les haricots non digérés, pour les remanger.

Jeudi 14 juin. — Rodin le sculpteur disparaît quelquefois de chez lui, pendant quelques jours, sans qu’on sache où il va, et quand il revient, et qu’on lui demande où il a été, il dit : « Je viens de voir des cathédrales ! »

Lundi 18 juin. — Il était question de la domestique qui nous a empoisonnés, il y a deux ou trois ans. Or Mme Daudet a appris depuis, que la misérable s’était vantée d’avoir fait passer, en deux jours, le lait d’une nourrice, avec laquelle elle était mal, et elle racontait, que le poisson acheté par ses maîtresses, elle le tenait, quatre ou cinq heures, sur le trou de l’évier, et que les œufs envoyés de la campagne, elle les faisait cuire au four, dans de la bouse de vache.

Dimanche 24 juin. — Ce matin, il est long, très long, Daudet, à ouvrir la porte du parc ! Tout à coup il s’arrête, la clef encore dans la serrure, et me dit : « Quand j’ai pris possession de cette propriété, on m’a remis cette clef, et quand je l’ai mise dans la serrure de cette grille, où il y avait au-dessus un coup de soleil, dans le moment, à la fois un peu distrait, un peu pensant à autre chose, j’ai été surpris par le souvenir d’un bruit… oui, d’un bruit, du temps que j’avais six ans. Alors nous avions une vigne, aux environs de Nîmes, où nous allions manger des salades de romaine, des fruits… Ah, quand on allait là, c’étaient des joies de vacances… Eh bien, je m’attarde quelquefois à vouloir retrouver ce bruit, dont j’ai eu la sensation, la première fois, que j’ai ouvert cette porte. »

Mardi 26 juin. — On cause collège, et de la férocité des pensums d’autrefois. À ce sujet, Daudet conte, qu’il était en sixième à neuf ans, et si petit, si petit, qu’il portait encore un pantalon fendu, et se tenait toujours le derrière contre les murs, afin que les grands ne lui tirassent pas dehors son pan de chemise, mais tout petit qu’il était, il se trouvait toujours dans les trois ou quatre premiers. Toutefois, son professeur était humilié de la petitesse de sa taille, de son air enfant, et pour s’en débarrasser, un jour, il lui donnait comme pensum, à copier six fois, mot à mot, le De viris illustribus.

Vendredi 29 juin. — Vous allez mieux, il me semble, disais-je, dans la matinée à Daudet.

« Mon cher, me répondait-il, vous savez, les gens qu’on crucifiait autrefois, on les déclouait un moment, pour les faire souffrir plus longtemps, eh bien, je suis dans un moment de déclouement. »

Mardi 3 juillet. — Ce soir Daudet cause de son roman futur : « La petite Paroisse » dont l’embryon est en germe dans son cerveau.

L’Immortel ne l’a pas amusé à faire, ne le satisfaisait pas complètement ; il n’y trouve qu’une seule grande qualité : l’expérience de la vie. Il veut faire maintenant une œuvre, où il mettra de lui, ce qu’il a de bon, de compatissant : sa pitié pour les misérables, les déshérités, les routiers. Son livre sera l’histoire d’un mari qui pardonne, et il s’étend sur la bêtise de tuer, pour l’homme qui aime, et qui détruit à jamais l’objet de cet amour. « Oui, reprend-il, ce sera une œuvre de mansuétude. »

Et il mettra dans un coin de ce livre de pardon, toutes les notes qu’il a prises derrière les persiennes fermées de son beau-père, devant cette fontaine, à un carrefour de routes : notes écrites au crayon, où il fixait, comme un peintre, les mouvements, les poses, les attitudes des pauvres errants, et pour ainsi dire la mimique de leurs tergiversations, devant l’énigme et la chance des chemins, s’étendant devant eux.

Vendredi 6 juillet. — Ce soir, au jour tombant, je passais devant l’Opéra déjà éclairé. L’illumination blanche dans le gris sépulcral de la pierre par le crépuscule, en faisait comme le palais fantomatique d’un fond de tableau de Gustave Moreau.

Mardi 10 juillet. — C’est très singulier la myopie et le presbytisme de mes yeux. Ils ne voient pas sur une tête de faux cheveux, dans une bouche, de fausses dents, n’aperçoivent pas même une légère déviation de l’épine dorsale, chez une femme bien habillée, mais perçoivent les moindres mouvements moraux de la physionomie, percent sur une figure, ce qui se passe dans sa cervelle ou son cœur.

Jeudi 12 juillet. — Daudet m’a écrit, avant-hier, que Porel venait dîner aujourd’hui à Champrosay, et m’invite à me trouver avec lui, pour causer de Germinie Lacerteux.

Je trouve en chemin de fer, Porel qui m’annonce que l’engagement de Réjane, pour Germinie Lacerteux est signé, que les maquettes des décors sont tout près d’être terminées, que la pièce passera en novembre ; et il me parle de la distribution ainsi faite dans sa pensée : Réjane, Germinie ; Mme Crosnier, Mlle de Varandeuil ; Mme Raucourt, Mme Jupillon ; Dumény, Jupillon ; Colombey, Gautruche, etc., etc.

Vendredi 13 juillet. — Philippe Gille du Figaro, tombe à l’improviste ce matin, à déjeuner. Il est tout plein d’anecdotes, contées avec un amusant frétillement du facies, et entremêlées de jolies images, comme celle-ci, où à propos de l’émotion de Villemessant, dans une circonstance quelconque, il compare cette émotion, à l’envie de pleurer d’un monsieur, qui s’arrache un poil dans le nez.

Samedi 14 juillet. — Ne sachant que faire ce soir, je vais voir la foule des fêtes. C’est en face de la tour Eiffel, du haut en bas du Trocadéro, une multitude noire, s’étageant debout ou assise, et au milieu de laquelle, s’élèvent les enveloppes de toile des magnolias, semblables à des tentes arabes, avec un horizon de lanternes rouges sur un ciel d’un bleu noir, où fulgure, par moments, un jet de lumière électrique, partant de l’établissement des phares. Une foule grouillante, susurrante dans son obscurité, et piquée, çà et là, du blanc d’une jaquette d’homme, du blanc d’un tablier de femme. Les femmes, un peu fiévreuses, un peu grisées, parlant haut ou chantonnant. De loin en loin, au milieu des gens assis à terre, un couple debout, où repose sur l’homme un geste de caresse de la femme.

Enfin le feu d’artifice, et l’on part, et sur les grands espaces bitumés, que font tout lumineux les illuminations, se voient de petites flaques d’eau, laissées par les femmes, en leurs émotions de la fête du 14 Juillet.

En revenant, je m’arrête devant un bal, improvisé sur la place des omnibus à Passy, et où valse avec une créature échevelée, un pétrin vêtu d’un tricot à bandes blanches et bleues, à cru sur la peau, en tablier de grosse toile, les jambes nues, et qui, à la clarté d’un feu de Bengale rouge, allumé sur le pavé, avec sa figure blême, ses cheveux et ses savates poudrés de farine, a l’air d’un pétrin fantastique valsant dans la réverbération de son four.

Dimanche 15 juillet. — Ce matin, en ouvrant le Figaro, je lis que Paul Margueritte s’est noyé près de Fontainebleau. Je le revois avec sa figure de gentil Pierrot fatidique, même en nos soupers, je le vois avec la triste figure de Pierrot noyé, que devait avoir le pauvre cher garçon. Déjà deux fins tragiques parmi les jeunes de mon grenier : Robert Caze et Margueritte.

Lundi 16 juillet. — Une singulière impression, en reconnaissant, ce matin, sur une lettre qu’on me remet au lit, l’écriture de Margueritte. Ce n’est pas lui qui s’est noyé, mais le critique Hennequin, se baignant avec Redon.

Mardi 17 juillet. — Je suis enfin débarrassé des enfants hurleurs du fond de mon jardin. Les parents ont loué un appartement à Paris, où on va les caserner. Ah ! les pauvres co-locataires qu’ils vont avoir, que je les plains !… Et dire que je dois cette délivrance à un vol fait chez eux, l’année dernière. Les braves voleurs, si je savais dans quelle prison ils sont, je leur enverrais un paquet de tabac tous les mois.

Mercredi 18 juillet. — Pélagie a un peignoir au fond noir, sur lequel sont jetées des fleurs voyantes de toutes sortes. Dans le jardin, les papillons voltigent autour de cette robe, et un petit pierrot qu’on a eu, un moment, dans la cuisine, voletait toujours autour de cette robe, dans les plis de laquelle il aimait à se fourrer, comme dans une touffe de fleurs.

Lundi 23 juillet. — La jouissance de mon œil devant certains sourimonos, qui ne sont, pour ainsi dire, que des compartiments de couleur, juxtaposés harmonieusement, et qui contiennent un morceau bleu, sur lequel sont jetés de petits carrés d’or ; un morceau jaune, sur lequel sont gravées en creux des tiges de pin, au milieu de nuages ; un morceau de blanc, traversé par des grues qui ont le relief d’un gaufrage ; un morceau de noir, avec des caractères qui ont l’air d’insectes d’argent. Cette jouissance, il me semble, ne peut être partagée que par un œil japonais.

Mardi 24 juillet. — L’idée, que la planète la Terre peut mourir, peut ne pas durer toujours, est une idée qui me met parfois du noir dans la cervelle. Je serais volé, moi qui n’ai fait de la littérature, que dans l’espérance d’une gloire à perpétuité. Une gloire de dix mille, de vingt mille, de cent mille années seulement, ça vaut-il le mal que je me suis donné, les privations que je me suis imposées ? Dans ces conditions n’aurait-il pas mieux valu coucher avec toutes les femmes désirables, que j’aurais rencontrées, boire toutes les bouteilles de vin, que j’aurais pu boire, et paresser imbécilement et délicieusement, en fumant les plus capiteux cigares ?

Samedi 28 juillet. — « Le Président de la République, me demandez-vous, quel homme c’est ? s’écrie un graveur en train de faire son portrait, c’est un homme qui ne peut pas supporter un pli sur lui, voilà ! Ah !… les portraits officiels, je sais ce que c’est maintenant. »

Mercredi 1er août. — Le fer à gaufres, à oublies, à toutelots, ces trois fers, servant à faire les vieilles pâtisseries de la Lorraine, et que je regardais dans la cuisine, de Jean d’Heurs, on me dit qu’on n’en fabrique plus, et que dans les successions et les ventes des antiques familles, on se les arrache.

Mardi 21 août. — On parlait dans une maison, où j’étais, d’une branche de la famille, tombée presque dans la pauvreté, alors que la maîtresse de la maison s’écriait : « Vous concevez, des gens, qui depuis cinq générations, font des mariages d’inclination ! »

Mercredi 29 août. — Visite à Saint-Gratien. Je trouve Popelin d’une pâleur un peu effrayante. Je monte avec lui dans sa chambre, et cette montée lui donne une respiration toute haletante. Il me dit au bout de quelques minutes, où il peut parler : « Oui, ça va mieux, mais je ne puis dîner à table, ça me fatigue… puis quand plusieurs personnes parlent autour de moi, je continue à éprouver un singulier phénomène : des battements dans une oreille, avec une inquiétude à l’épigastre… Et le beau de cela, mon cher, c’est la comédie avec les médecins : l’un me dit que j’ai un cœur, comme il n’en a jamais rencontré ; les autres ce sont les poumons, et le reste qu’ils trouvent admirables… Enfin, j’espère me remettre avec du repos, de petites promenades, un séjour à Arcachon. »

Dimanche 2 septembre. — Mes nuits sont si pleines de cauchemars, si anxieuses, qu’elles me font presque redouter le sommeil. Barbey d’Aurevilly m’avouait, il y a quelques années, les mêmes appréhensions. Et ce qu’il y a de particulier dans ces cauchemars, c’est toute cette humanité de rêve que j’y rencontre : ces visages de vieillards, d’hommes faits, d’enfants, si sournois, si impitoyablement gouailleurs, si méchamment fermés, ces visages diplomatiques, d’un machiavélisme que montrent seulement les plus mauvaises figures de la vraie humanité, et qui vous laissent la sensation d’une intimidation, douloureusement indéfinissable, — des figures que je voudrais décrire, le matin, si le rêve ne vous laissait pas des êtres qu’il fabrique, des impressions, si effacées, si délavées.

Vendredi 7 septembre. — Le succès présent du roman russe est dû, en grande partie, à l’agacement qu’éprouvaient nos lettrés spiritualistes, de la popularité du roman naturiste français, et qui ont cherché le moyen d’enrayer ce succès. Car incontestablement, c’est la même littérature ; la réalité des choses humaines vue par le côté triste, non lyrique, le côté humain, — et non par le côté poétique, fantastique, polaire, de Gogol, le représentant le plus typique de la littérature russe.

Or, ni Tolstoï, ni Dostoïevski, ni les autres à leur suite, ne l’ont inventée cette littérature russe de l’heure présente, ils nous l’ont prise, en la mâtinant très fort de Poe. Et l’homme qui a le mieux servi cette hostilité du classicisme et du romantisme, a été M. de Vogüé, qui a attribué à une littérature étrangère, une originalité qu’elle n’avait pas, et lui a apporté une gloire, qui nous était légitimement due.

Aussi a-t-il bien mérité de l’Académie, qui l’appellera, selon l’antique formule, prochainement dans son sein[1].

Jeudi 13 septembre. — Retrouvé ce soir, chez Daudet, Sivry le musicien, que j’avais rencontré autrefois chez Burty. Le blanc de l’œil brillant, fiévreux, avec quelque chose de fou dans toute l’allure du corps, mais dans cette tête de toqué, une immense mémoire musicale des musiques de tous les pays et de tous les temps, avec une prédilection pour les chants populaires, pour les chants des provinces françaises, qu’il a récoltés en grande partie, dit-il, chez les bonnes, qu’il a eues à son service.

Et il nous exécute un chant de prisonnier de la prison de Nantes, la prison de Carrier sous le règne de la guillotine, dont l’orchestration inspirée par le son des cloches, a un grand caractère.

Puis, il nous joue des pavanes, des passacailles, des menuets, où, avec des notes de musique, il se montre comme un historien de la gravité du grand siècle louisquatorzien.

Samedi 15 septembre. — Ce soir, Daudet dit qu’il n’y a pas de livre, sur le compte duquel son jugement ne change pas, quand il le relit au bout de dix ans, et plaisante un peu l’immuabilité des religions littéraires de sa femme, restant constamment et fidèlement attachée à Leconte de Lisle, aux Goncourt, etc., et se servant du mot manie, pour caractériser ce manque d’évolution de l’esprit de sa femme. Mme Daudet se fâche un peu, et c’est une grosse discussion.

Lundi 17 septembre. — Conversation à déjeuner, où Daudet raconte, qu’avant-hier au Vieux Garçon, il a causé avec les cabaretiers, qui lui ont dit : leur famille tenir ce cabaret, depuis quatre générations, mais qu’autrefois, c’était uniquement la marine qui fréquentait l’endroit, et que depuis trente ans seulement, les bourgeois avaient l’habitude d’y venir. Causerie coupée par des ressouvenirs sur la batellerie de l’époque, sortant de la bouche édentée d’un vieux du pays, buvant un demi-setier de vin à une table voisine : ressouvenirs donnant toute la coloration de l’époque, en quelques mots.

Et causant de l’intérêt qu’aurait, le Livre de vérité, de ce cabaret au siècle dernier, nous arrivons à parler de l’étude d’après nature des êtres et des choses de notre vieux territoire, étude commencée au dix-huitième siècle, par Restif de la Bretonne, Jean-Jacques Rousseau, Diderot, et complètement enrayée par ce mouvement littéraire, rapporté des pays exotiques par Bernardin de Saint-Pierre, par Chateaubriand, et ne correspondant pas au tempérament français.

Comme là-dessus, Daudet disait les belles choses qu’il y aurait à écrire, en faisant causer des vieilles gens de la province, je lui avouais, qu’au commencement de ma carrière, j’avais été mordu de l’envie de faire un volume des bonshommes de la Lorraine, dans les premières années du siècle, d’après les racontars récoltés dans le pays de ma naissance, et qu’à l’heure présente, c’est un de mes grands regrets de ne l’avoir pas fait, ce volume !

Au retour d’une promenade en landau, où nous avons traversé Essonne, ces ouvriers à paniers noirs au bras, avec la fatigue molle de leurs démarches, avec la tristesse qu’emporte au dehors, l’ouvrier de l’usine, du travail renfermé, avec la pâleur de leur visage dans le crépuscule, nous ont laissés tout mélancoliques. Nous nous mettons à table, où a été invité Drumont, et poursuivis par les images du chemin, nous nous entretenons de l’amélioration du sort de ces hommes, de l’injustice des trop grosses fortunes. Et nos paroles remuent beaucoup de choses, et Drumont le chrétien et le socialiste, se déclare contre le revenu de l’argent, contre l’héritage : déclaration qui fait entrer Mme Daudet, dans une belle colère, pendant qu’elle couve, de la tendresse de ses yeux, ses trois enfants, et que Drumont répète assez drolatiquement : « Que voulez-vous, je suis sociologue… mon état est d’être sociologue ! »

Après dîner, Drumont qui a apporté, en placards, un chapitre de son livre sous presse, nous lit ce chapitre ayant pour titre : L’Héritier, et où il vaticine le peuple, — le peuple de la Panthère des Batignolles, — comme l’héritier, futurement proche, de la richesse bourgeoise, tout comme la petite bourgeoisie a été héritière, en 1792, par la guillotine et la spoliation des biens nationaux.

Le mirobolant de la fin du chapitre, c’est de montrer la députation conservatrice et religieuse de la Bretagne, composée en partie de petits-fils de guillotineurs et de spoliateurs de 93, ce qui les fait ressembler, dit-il assez plaisamment, à des gens qui ont volé un paletot avec une décoration, et qui usent du paletot et de la décoration.

Il y a dans ce que Drumont nous a lu, une hauteur philosophique qui ne se trouvait pas dans la France Juive, puis la documentation concernant les personnes, mises en scène, me semble plus sévèrement contrôlée, et vraiment l’on éprouve une satisfaction à voir imprimées avec cette bravoure, en ce temps de lâcheté littéraire, des choses que tout le monde pense, et que lui seul a le courage d’écrire.

Mardi 18 septembre. — Il était question d’une bonne, sortie d’une maison, en disant à la maîtresse : « C’est trop honnête chez vous… il n’y a pas de secrets, pas de profits ! »

Samedi 22 septembre. — Ce matin, Daudet entre dans ma chambre, disant : « Voilà deux ou trois jours que je suis tourmenté par une idée de livre !

Moi. — Quel livre ?

Daudet. — Ce seraient mes « Essais de Montaigne » mais dans une forme, amenant le renouvellement de ces Essais. Vous savez, ce que vous me disiez du désir que vous avez eu de voyager autrefois en maringote, et vous vous rappelez les projets amusants des parcours des environs de Champrosay, faits ensemble, dans une de ces voitures. Eh bien, ce serait une société dans deux maringotes, s’arrêtant, chaque soir, dans un coin de nature… et là, une causerie sur les plus grands sujets… cela me permettrait d’éjaculer un tas de choses, que j’ai en moi, et que je ne serais pas fâché de voir sortir… Tenez, jeudi, je me suis laissé aller à émettre devant des jeunes, deux ou trois idées, qu’il serait vraiment dommage de laisser perdre.

Moi. — Certes une jolie imagination… quelque chose comme un Decameron philosophique… mais, vous avez d’autres livres à faire avant… ça, c’est un bouquin d’arrière-saison !

Daudet. — Oui, oui, certainement, si j’avais dix ans devant moi… Eh, mon Dieu, je ne parle pas de la mort… mais de la diminution de l’intelligence, à laquelle, mon cher ami, je suis peut-être condamné par ma maladie.

Moi. — Allons, êtes-vous bête… Permettez-moi d’être cruel… Mettons les choses au pis… Est-ce que Henri Heine n’a pas conservé sa faculté de travail jusqu’au dernier moment ?… Et vous, jamais votre cerveau n’a été plus enfanteur.

Daudet (absorbé et tout à son idée). — Vous comprenez bien toute la variété qu’il y aurait là dedans… depuis les plus grands problèmes sociaux jusqu’au petit caillou de la route… Tenez, le premier soir, le crépuscule amènerait une grande causerie sur la peur… Et aussi les épisodes de la journée… Au fait, ce ne seraient pas des chapitres, mais des haltes, qui feraient les divisions de mon livre… Puis vous concevez, mes voyageurs seraient de vrais êtres… Je mettrai en contact deux jeunes ménages, deux hommes et deux femmes de tempéraments différents… Oh, pas d’enfant, de peur de donner un caractère de sensiblerie à la chose.

Moi. — Si, j’y mettrais un enfant, moi, mais pas le moutard spirituel, pas l’enfant sentimentalement ventriloque du théâtre, j’y mettrais un bébé comme Mémé, un enfant de deux à trois ans, qui y jetterait le gazouillis d’un petit être de grâce, dans le sérieux des paroles.

Daudet. — Ma seconde maringote serait amusante. Elle contiendrait une collection de domestiques, impossibles, terribles, dont les brouilles amèneraient une interruption dans le voyage.

Moi. — Mais pas de Midi, pas de Midi là dedans… vous l’avez épuisé.

Daudet. — Non, on partirait de Paris… On irait lentement… je vois trois journées jusqu’au Vieux garçon… Tout d’abord, le voyage dans cette banlieue de canailles, que sont les paysans des environs de Paris… Et je ne manquerai pas de rappeler ce fait… une potée de fumier jetée à ma femme bien mise, par un enfant… reconnaissant que ce ne sont pas des saltimbanques dans la voiture.

Moi. — Mais un livre comme ça, mon petit, ça ne se fait pas en un an. C’est un livre de longues méditations, de profondes songeries.

Daudet. — Oui, oui… d’autant plus que ce livre, il faudrait le préparer par un voyage, fait par soi-même, choisir ses décors… Enfin, je ne sais, il me semble que ce livre irait à la trépidation de mon cerveau… à mon état maladif, quoi !

Jeudi 27 septembre. — Journée passée avec le colonel Alessandri, le colonel du régiment, dans lequel est incorporé Léon Daudet : une journée redoutée à tort. Les spécialistes, parlant de leur chose, sont toujours intéressants, et puis là, l’amour du métier est toujours mêlé à l’amour de la patrie. Ces Corses ont une vitalité fiévreuse du corps, un incendie de l’œil qui dit des énergiques, des déterminés.

Dimanche 7 octobre. — Voici Dumény, qui entre chez moi, l’air gauche, et qui, après beaucoup de circonlocutions, me demande si je voudrais bien lui confier le manuscrit de Germinie Lacerteux, dont Porel ne veut lui donner connaissance que par la lecture aux acteurs. Je sens qu’il a la frousse, et qu’en disant qu’il aime la bataille, il a une petite terreur d’une salle soulevée de dégoût. Et il laisse échapper qu’il craint que j’aie noirci Jupillon et adouci Germinie. Ça promet des embêtements futurs.

Mardi 9 octobre. — Plus tard, par tout le papier, conservé précieusement, en ce temps, sur les hommes de lettres, on connaîtra à fond les écrivains contemporains et l’on verra que les écrivains qui ont fait des chaussons de lisière à Clairvaux ou qui méritaient d’en faire, n’ont jamais écrit que des œuvres vertueuses, des œuvres ohnetes, ainsi que Rops l’orthographie drolatiquement, dans une de ses lettres, tandis que les vrais honnêtes hommes n’ont écrit que des œuvres soulevant l’indignation du public, et méritant les foudres des tribunaux correctionnels.

Jeudi 11 octobre. — J’ai reçu hier une lettre de Jules Vidal, qui me demande à tirer une pièce de mon roman des Frères Zemganno, en collaboration avec Byl. Il y a une vingtaine de jours, la même demande m’était faite par Paul Alexis et Oscar Méténier, et je leur avais donné l’autorisation sollicitée.

Aujourd’hui, dans un pèlerinage à travers les boutiques de japonaiseries, j’ai l’idée de dédommager Vidal de sa déconvenue, en lui faisant faire une pièce de la Fille Élisa, sur un mode très chaste, et où un acte serait la mise en scène complète d’une condamnation à la cour d’assises, et où l’avocat, dans sa défense, raconterait toute la vie de l’accusée : une exposition tout à fait originale, et qui n’a point encore été tentée au théâtre.

Puis, tout en battant le pavé, et m’échauffant la cervelle de mon accès de fièvre dramatique, je me disais qu’il fallait faire la pièce moi-même, et je ne sais comment ma pensée allait encore à la Faustin, avec l’idée d’en tirer une autre pièce, songeant à faire de Germinie Lacerteux, de la Fille Élisa, de la Faustin, une trilogie naturiste.

Peut-être, dans deux ou trois jours, cette foucade théâtrale sera-t-elle passée, mais aujourd’hui je suis mordu par le désir d’écrire ces pièces.

Dimanche 14 octobre. — Octave Mirbeau vient aujourd’hui, un moment, au grenier. Le malheureux a une fièvre, dont il ne peut se débarrasser, et qui le prend à six heures du soir et le quitte à une heure du matin, le laissant, tout le jour du lendemain, brisé, incapable de travail.

Lundi 15 octobre. — Avoir besoin de rationner ses lectures dans un moment d’oisiveté de l’esprit, où l’on voudrait lire tout ce qu’on n’a pas lu. Ah ces yeux !… oui, je consentirais à devenir plutôt cul-de-jatte qu’aveugle !

Jeudi 18 octobre. — Ce soir, Rosny s’ouvre sur sa famille, parle de ses frères et de ses sœurs, nous entretient de sa petite fille, incomplètement allaitée par sa jeune femme de seize ans, et qu’il a été au moment de perdre.

Et il dit avec la voix et les expressions de caresse lui venant à la bouche, quand il parle de ses enfants, que le médecin lui ayant annoncé qu’il n’y avait plus d’espoir à garder, et qu’il fallait seulement songer à la soulager, il avait jeté les drogues dans la cheminée, et l’avait, ainsi qu’il le raconte dans un de ses romans, promenée, bercée dans ses bras vingt-quatre heures, et que le petit être intelligent s’était laissé faire, et avait eu soudain un sourire, dans l’aube du jour… Elle était guérie !

Dimanche 21 octobre. — Huysmans nous raconte avoir passé, en curieux, dix-huit jours à Hambourg, dans le spectacle d’une prostitution, comme il n’y en a nulle part : une prostitution pour matelots, supérieure aux maisons Tellier du quartier Latin ; une prostitution pour banquiers, recrutée parmi des Hongroises de 15 ou 16 ans, et où l’on couche dans des chambres fleuries d’orchidées.

Et c’est amusant de l’entendre décrire cette ville, à la mer lilas, au ciel de papier brouillard, cette ville affairée toute la journée, se transformant le soir, en une kermesse, qui dure toute l’année, et où l’or gagné, tout le long du jour, se répand et se déverse, la nuit, dans les readdek opulents.

Lundi 22 octobre. — Antoine vient déjeuner, ce matin, à Auteuil, pour s’entendre sur la distribution de la Patrie en danger.

Il a l’aspect d’un abbé, précepteur dans une riche famille bien pensante, d’un abbé toutefois, qui doit jeter sa redingote ecclésiastique aux orties, mais rien dans la physionomie et la tournure d’un homme de théâtre. Malgré qu’il se défende d’être acteur comique, d’être homme à belle prestance, je l’ai décidé à prendre le rôle du comte, le rôle de soutènement de la pièce. Mlle Leroux doit jouer la chanoinesse, et Mévisto, Boussanel.

Quoiqu’un peu battu de l’oiseau, par sa mauvaise soirée de vendredi, il croit à des pièces futures qui feront flamber d’enthousiasme la salle du Théâtre-Libre, et il espère toujours avoir prochainement cette salle qui lui permettra de jouer une centaine d’actes, par an, et faire jaillir des auteurs dramatiques, s’il y en a vraiment en herbe.

Au fond, ce petit homme est l’ouvrier d’une radicale rénovation théâtrale, et si, comme il le disait, elle ne se fait pas chez lui, elle se fera forcément sur les autres scènes, et quelle que soit la fortune de son entreprise théâtrale, il est bien certainement le rajeunisseur du vieux théâtre.

Mardi 23 octobre. — Les retrouvailles bizarres de la vie. Dans le troisième volume de notre Journal (pages 289-290), au milieu du récit de la maladie et de la mort de mon frère, je parle de la rencontre journalière, dans le bois de Boulogne, d’un garçonnet souffreteux, d’un garçonnet ayant la gentillesse d’une fillette, d’un garçonnet, au cache-nez prenant autour de son cou l’aspect d’un châle, et toujours accroché au bras d’un original vieillard.

Aujourd’hui, une femme en deuil dépose chez moi une lettre, avec une photographie du garçonnet du bois de Boulogne, et qu’elle m’envoie, comme une carte de souvenir de l’enfant, dont j’ai tracé un si charmant portrait, me remerciant d’avoir fait revivre l’être bien-aimé.

Dans la lettre, est contenu un article de Renan sur cet Antoine Peccot, mort à vingt ans, et qui suivant les cours de mathématiques transcendantales de Bertrand, avec sa figure enfantine, avait fait penser à l’illustre mathématicien, que son jeune auditeur ne pouvait comprendre des spéculations aussi hautes. Et un jour, Bertrand l’avait interrogé et, charmé de sa précocité, en avait fait son élève particulier.

À la suite de la mort de cet enfant, de ce tout jeune homme, deux proches parentes qui l’avaient élevé, amoureusement soigneuses de la mémoire du cher petit, voulant que la fortune qui devait un jour appartenir au jeune savant, appartînt tout entière à la science qu’il avait cultivée, par une donation anticipée, fondaient au Collège de France, une rente annuelle en faveur d’un étudiant pauvre, ayant déjà fait ses preuves dans les hautes études mathématiques.

Jeudi 25 octobre. — À mon arrivée, chez Daudet, il me dit : « Avez-vous lu la note du Gil Blas d’hier ? — Non. — Eh bien, la note dit que Réjane est engagée pour la pièce de Sardou au Vaudeville, et que vous ne serez probablement pas joué à l’Odéon. »

Hervieu et Rosny surviennent, et l’on cause. Daudet raconte que le premier gros argent, qu’il ait touché, c’est lors de la publication de Fromont et Risler, et que revenant de chez Charpentier, un peu éplafourdi de sa vente, et une poche de son paletot pleine de billets de banque, de louis d’or et de pièces de cent sous, il s’était mis à répandre tout ça à terre, devant sa femme, et à danser autour une danse folle, qu’il baptisait le pas de Fromont.

Puis la conversation devient sérieuse, et l’on s’entretient de la force vitale du mal, des atomes crochus qui font que le poitrinaire recherche la poitrinaire, le fou, la folle, comme pour le réengendrer, en le doublant ce mal, — ce mal qui pourrait peut-être mourir, s’il restait isolé.

Et Daudet parle de l’admiration, de l’espèce de culte pour le mal, chez les médecins, les infirmiers, citant l’enthousiasme lyrique d’un frère Saint-Jean-de-Dieu pour la plaie du petit Montégut, chantant sa beauté, la comparant à une pivoine.

Vendredi 26 octobre. — Il y a dans le demi-réveil du matin, au lendemain d’une mauvaise nouvelle, un moment anxieusement trouble, le moment où l’on se demande encore, un peu endormi, si la chose arrivée est véritablement vraie, ou si elle n’a pas été seulement rêvée… Ah ! c’est fait pour moi, cette pièce qu’on ne jouera pas, après sa réception, son annonce toute l’année, le mot de Réjane : « À bientôt !… » C’était ma dernière cartouche à tirer, et je tenais à la tirer… Mais cette malechance qui m’a poursuivi toute ma vie !

Samedi 27 octobre. — Rassérènement complet. Porel m’écrit que la note du Gil Blas ne veut rien dire, et qu’on lira Germinie Lacerteux, le lendemain de la reprise de Caligula, c’est-à-dire le 8 novembre.

Lundi 29 octobre. — Peut-être y a-t-il dans mon goût pour la japonaiserie, l’influence d’un oncle, l’oncle Armand, le frère préféré de ma mère.

Il avait été officier de hussard sous l’Empire, et il était le type de ce joli et charmant officier de cavalerie légère, à la chevelure et aux moustaches blondes, comme papillotées. Et quand il fut marié, et qu’il eut acheté une maison à Bellevue, il se prit, je ne sais comment, d’une passion pour la chinoiserie, et comme il n’était pas seulement un aquarelliste distingué, mais qu’il était encore très adroit de ses délicates mains, il fabriqua pour cette maison de campagne de Bellevue, tout un mobilier d’un chinois tout à fait extraordinaire pour le temps, et l’on conserve encore chez mes petits cousins de Courmont, une lanterne peinte et sculptée, qui, avec sa fine découpure, ses émaux, ses verres coloriés, ses cordelettes de soie, semble une lanterne confectionnée à Pékin.

Dimanche 4 novembre. — Chez Charpentier, ce soir, un monsieur vient à moi, que je ne reconnais pas tout d’abord. C’est Zola, n’ayant plus sa tête du portrait de Manet, un moment retrouvée, mais si changé, avec de tels trous aux pommettes, un si immense front sous ses cheveux rebroussés, que vraiment dans la rue, je serais passé à côté de lui, sans lui donner la main.

Devant notre étonnement, où il y a un peu d’effroi de son changement, il nous conte comment il a été amené à cet amaigrissement. À la représentation d’Esther Brandès, au Théâtre-Libre, il se rencontrait dans un corridor avec Raffaëlli, et en dépit de tout l’effacement possible de son corps, ayant peine à lui laisser le passage, s’échappait à dire : « C’est embêtant d’avoir un bedon, comme ça ! — Vous savez, lui jetait Raffaëlli, en se dégageant, il y a un moyen très simple de maigrir, c’est de ne pas boire en mangeant. »

À déjeuner, le lendemain, la phrase de Raffaëlli lui revenant, il se mettait à dire : « Tiens, si je ne buvais pas ! » À quoi Mme Zola répondait que ça n’avait pas le sens commun, et que du reste, elle était bien sûre qu’il ne pourrait pas le faire. Là-dessus contradiction et picotage entre le mari et la femme, — et Zola ne buvait pas au premier déjeuner, et continuait le régime pendant trois mois.

Lundi 5 novembre. — En allant à Rolande, dans le tête-à-tête du coupé, Daudet me raconte comment il est arrivé à faire une pièce, à la suite de l’Immortel, en en cherchant une dans le roman, et se voyant empêché de la faire. Il me joue presque une des scènes qui est en germe dans son cerveau, une scène d’empoisonnement. La duchesse ruinée et se refusant au divorce, le jeune Astier a la tentation de l’empoisonner, et l’empoisonnement est joliment imaginé. D’un flacon de cyanure qu’il vient d’enlever à une maîtresse qui voulait se suicider, par suite du désespoir d’être quittée par lui, il verse quelques gouttes dans un verre d’eau que lui a demandé la duchesse, mais au moment où elle va boire, il lui dit, pris d’un remords soudain : « Ne bois pas ! » La femme qui a le sens de ce qui se passe, lui jette un poverino, où il y a comme une maternité pardonnante, et lui tend les papiers du divorce.

Mercredi 14 novembre. — Aujourd’hui, c’est la lecture de Germinie Lacerteux, à l’Odéon.

Une émotion qui me fait sauter de mon lit de très bonne heure, et un état nerveux qui me rend le transport en voiture insupportable, comme inactif, et me fait descendre longtemps, avant d’arriver au théâtre.

Porel lit, et lit très bien la pièce. La lecture produit un grand effet. On rit et on a la larme à l’œil. Dumény, qui, avant de connaître la pièce, m’avait laissé voir la peur, qu’il avait de son rôle, l’accepte gaiement. Quant à Réjane, elle me semble tout à fait tentée du rôle, par une curiosité brave.

Mardi 20 novembre. — Un jeune interne, qui vient me voir, ce soir, me disait que les femmes ayant confié le secret de leur maladie à un médecin, ont pour sa discrétion, une reconnaissance attendrie touchant à l’amour. Et quand, il ne devient pas leur amant, ce médecin a sur elles, la puissance d’un confesseur.

Jeudi 22 novembre. — Cette Germinie Lacerteux me met dans un état nerveux, qui me réveille tous les matins, à quatre heures, et me donne une fièvre de la cervelle, où tout éveillé, je vois jouer la pièce, dans des transports d’enthousiasme d’un public de songes.

Daudet est, dans le moment, tout pris, tout absorbé, tout dominé par la lecture des Entretiens d’Eckermann avec Gœthe. Il déplore que nous n’ayons pas chacun de nous, un Eckermann, un individu sans vanité personnelle aucune, mettant, selon mon expression, tout ce qui flue de nous, dans les moments d’abandon ou de fouettage par la conversation : enfin toute cette expansion de cervelle ou de cœur, bien supérieure à ce que nous mettons dans nos livres, où l’expression de la pensée est, comme figée par l’imprimé.

Là-dessus, Daudet se met à parler des gens de valeur, que des circonstances, la paresse, n’ont jamais laissé se produire, et qui meurent tout entiers, faute d’un Eckermann, et le nom d’un ami lui vient à la bouche, comme celui d’un de ces hommes, tout plein de choses délicates, et qui aura passé dans la vie, sans laisser de trace.

Cet ami, il nous le montre assis en face de lui, en plein jour, devant une bouteille de champagne, chez Ledoyen. Et tout à coup déposant son verre, avec des larmes dans les yeux, en disant : « Ah ! c’est plus fort que moi, je ne peux pas ne pas toujours y penser ! » Daudet comprenait, que c’était de son jeune enfant, mort il y avait deux ans, qu’il parlait. Alors le père lui racontait, que l’entendant, une nuit, tout doucement pleurer dans son lit, il lui demandait ce qu’il avait, et que l’enfant lui répondait : « Ça m’ennuie de mourir ! » Et l’ami retendait son verre, et continuait à boire avec des yeux aigus, regardant dans le vide.

Vendredi 23 novembre. — Oh l’argent ! les pièces de cent sous, ça ne me représente rien : ce sont comme des palets de jeu de tonneau, que j’échange contre des jouissances des yeux… Mais, ce qu’ils m’auront coûté ces gredins !

Samedi 24 novembre. — Battu toute la soirée, la rue du Rocher, la rue des Martyrs, pour trouver le décor du tableau de l’engueulement, à la porte d’un marchand de vin. C’est peut-être enfantin de ma part, car j’ai la conviction, que Porel et le décorateur ne tiendront compte ni de mes croquetons, ni de mes notes. Mais il faut tout faire, pour s’approcher de la vérité, — après quoi, arrivera ce qu’il voudra.

Dimanche 25 novembre. — Bracquemond a été invité, un jour, par le procureur impérial, à venir regarder le bourreau toucher chez lui son argent, à l’effet de voir sa main. À ce qu’il paraît, c’est le procureur royal, impérial, ou de la République, qui paye en personne le bourreau, et sans que celui-ci donne un reçu. Donc la pile de pièces de cent sous, était posée sur un coin de la table. Le bourreau entra, salua. Le procureur impérial, d’un geste lui montra l’argent, et alors Bracquemond vit la pile de pièces de cent sous disparaître, sous une main d’un format et d’une épaisseur, comme il n’en avait jamais vu. Quel était ce bourreau ? Bracquemond ne se le rappelle plus.

Ce soir, chez Daudet, sur ma déploration du manque d’argent, pendant toute ma jeunesse, Daudet et Drumont parlent en chœur, et content l’affreuse lutte de leurs premières années, avec le logeur, la crémerie, le fripier.

Drumont rappelle un endroit, où il y avait une poule, qui mangeait entre vos jambes, et qui faisait dire : « Est-ce que vous venez à la Poule ? » Et là, son déjeuner se composait de quatre sous de moules, de deux sous de pain, et d’un demi-verre de vin. « Mais ce qui m’a fait souffrir le plus dans ce temps, s’écrie l’écrivain anti-sémitique, ce sont les pieds, oui, les chaussures. J’avais découvert un Décroche-moi ça, près de Saint-Germain-l’Auxerrois, presque en face des Débats… Mais quelles chaussures, et qu’elles faisaient mal aux pieds ! »

Et Daudet raconte, qu’après une nuit passée, avec Racinet, dans les bois près de Versailles, ils avaient été réduits à manger du pain, à déjeuner… mais qu’ils en avaient mangé pour dix-sept sous. Il parle encore de sa joie, quand il avait la fortune de posséder six sous, pour acheter une bougie, une bougie, qui lui promettait toute une nuit de lecture.

Lundi 26 novembre. — La première répétition de Germinie Lacerteux, un peu débrouillée, et où Porel m’a convoqué.

Enchantement du jeu intelligent, discret, non appuyé de Réjane, qui, dans le tableau des fortifications s’offre et se donne dans un abandonnement, si joliment chaste.

À mon grand regret, je suis forcé de quitter le théâtre, au moment où l’on va représenter le tableau des sept petites filles, que Porel a eu la chance de réunir, et me voilà à la mairie, pour le mariage de Georgette Charpentier, toute charmante dans une de ces toilettes esthetic de la Grande-Bretagne, qui va à sa beauté ophélique, à sa grâce névrosée.

Il n’est que trois heures et demie. Je recours à l’Odéon, à l’instant où l’on reprend, une seconde fois, le dîner des sept petites filles, qui avec le bruit, les rires, la jacasserie qu’y a introduits Porel, sera bien certainement un des clous de la pièce[2].

Il y a une petite Jésus de cinq ans, toute dormichonnante dans sa fourrure, et qu’on tient éveillée, et qu’on fait jouer, en lui promettant un biscuit, une bambine qui est toute drôlette. Puis c’est une fillette de dix ans, une petite-fille de Bouffé, qui rend gravement son rôle à Porel, parce qu’elle ne le trouve pas assez important.

Mardi 27 novembre. — En maniant ces jolités, — c’est le nom que leur donne le : Catalogue de feu Son Altesse Royale le duc Charles de Lorraine et de Bar, ces jolités faisant partie de cette vitrine, que je commence, d’objets à l’usage de la femme du dix-huitième siècle, en touchant et retouchant ces étuis, ces flacons, ces ciseaux, ces navettes, qui ont été, pendant des années, les outils des travaux d’élégance et de grâce des femmes du temps, il vous arrive de vouloir retrouver les femmes, auxquelles ils ont appartenu, et de les rêver ces femmes, — le petit objet d’or ou de saxe, caressé des doigts de votre main.

Mercredi 28 novembre. — Un landau vient me prendre à onze heures, je vais chercher les Daudet, et nous nous rendons chez les Charpentier.

Un long temps pour organiser le cortège. Mme Daudet fait la remarque de la parfaite ressemblance des noces des gens riches avec les noces des ouvriers, et comme les gens distingués, dans l’attifement de ce jour, deviennent communs, et comme on croirait que ça doit finir, le soir, par une goguette.

La mariée est toute charmante, sous le blanc argenté de la soie Récamier, sa jupe sans taille tombant avec les plis d’une tunique, et de coquets entrelacements de fleurs d’oranger, lui courant à la hauteur des hanches sur sa robe de dessus. Et ç’a été vraiment un féerique spectacle ; quand la messe finie et la porte de l’église ouverte, un coup de soleil y est entré, et enveloppant la mariée dans la blancheur transparente de son voile, l’a donnée à voir, une seconde, dans la lumière électrique d’un coup de théâtre.

Un joli moment, avant le lunch, que la distribution par la mariée à ses amies, des pétales d’oranger de sa robe : pétales dont le nombre figure les années, qu’elles ont encore à attendre, pour se marier. Jeanne Hugo me montrant sa main ouverte, où il y en avait deux, me dit : « Dans deux ans ! » et je crois, en me disant cela, qu’elle regarde Léon Daudet.

Jeudi 29 novembre. — Aujourd’hui, à la mairie des Batignolles, dans un conseil de famille, convoqué par Mme de Nittis, je suis près de Claretie, qui veut bien me dire que je devrais faire une pièce tirée de Chérie, que c’est tout à fait un tableau du monde, et comme je lui répondais que je ne voyais pas de pièce dans le roman, et que j’ajoutais, que j’avais été au moment de lui présenter la Patrie en danger, il me faisait cette objection : « Il y a, voyez-vous, dans votre pièce, l’acte de Verdun… c’est grave pour un théâtre de l’État… au Théâtre-Libre, c’est autre chose, et ça se comprend très bien, qu’Antoine vous joue. » Aurait-il, quand je l’ai fait tâter par Febvre, pris conseil du ministère, d’après le ton qu’il a mis à ses paroles ?

Vendredi 30 novembre. — Répétition à l’Odéon.

Des décors impossibles. Dans la chambre de Mlle de Varandeuil, une fenêtre à guillotine, comme on en trouverait seulement à Londres. Une crémerie, si fantastique, qu’elle semble une crémerie des Pilules du diable.

On dirait vraiment que les décorateurs ferment les yeux, à tout ce qui leur tombe dessous. Il y a à vingt pas d’ici, une crémerie qui, d’après des photographies, qu’on ferait peindre par un peintre de charcutier, donnerait un décor cent fois plus réel. Mais la réalité du décor dans les pièces modernes, semble aux directeurs de théâtre, sans grande importance.

Réjane est admirable par son dramatique, tout simple, tout nature. Un moment, elle parle de la force nerveuse, que donnent les planches, et de sa crainte de jeter dans l’orchestre, la grande Adèle, quand elle la bouscule, à la fin du tableau des fortifications. À ce sujet, elle raconte, que jouant avec je ne sais plus qui, elle s’étonnait d’avoir les bras tout bleus, et qu’elle avait reconnu, que ça venait d’un petit coup de doigts, qu’il lui donnait à un certain instant.

Le théâtre, un endroit particulier pour la fabrication des imaginations anxieuses, peureuses. Je ne sais pourquoi, aujourd’hui, ma pensée va à la censure, à son veto, et j’interroge les attitudes des gens, les réponses qu’ils font à des questions quelconques, et malgré moi, j’y cherche des dessous ténébreux, confirmant ma pensée.

Je descends jusqu’au boulevard, avec Dumény, qui me montre des lithographies de Gavarni, ad usum Jupillon, qu’il tire de sa poche, et me parle de la manière de se faire une bouche méchante, en la dessinant, dans le maquillage, de la minceur d’une bouche de Voltaire, et la relevant d’un rictus, dans un seul coin.

Samedi 1er décembre. — Ce matin, de Béhaine tombe chez moi, au moment où je m’habillais pour la répétition, et reste déjeuner avec moi. Il me confirme que l’Italie est toute à l’agressivité, et il croit que nous aurons la guerre au printemps.

Ce soir, Frantz Jourdain, que j’emmène faire un croqueton d’un marchand de vin pour ma pièce, me ramène dîner chez lui.

Là, le bibliophile Gallimard, m’apprend aimablement, qu’il va faire pour sa bibliothèque une édition de Germinie Lacerteux, avec dessins et eaux-fortes de Raffaëlli, et préface de Gustave Geffroy, dont il n’y aura que trois exemplaires : le premier pour lui, le second pour moi, le troisième pour Geffroy.

Lundi 3 décembre. — Dumény vient, ce matin, à l’effet de se faire une tête de « roux cruel » sur l’Oiseau de passage de Gavarni, dont j’ai le dessin. Pendant qu’il en prend le croqueton, il me dit : « Ah ! votre Journal, c’est bien curieux… et je regrette bien de n’avoir pas écrit des notes plus tôt… mais j’ai commencé à en écrire l’année dernière. » Décidément, immense sera le nombre de journaux autobiographiques, que va faire naître dans l’avenir, le Journal des deux frères.

Colombey n’a qu’un bout de rôle, qu’il joue d’une manière merveilleuse. C’est la fin d’une ivresse, dans laquelle remontent des renvois de vin mal cuvé. De le voir jouer ainsi, cette scène, ça me rend aujourd’hui tout à fait insupportable, la suppression du tableau du dîner, dans le bois de Vincennes, où il aurait été si amusant, si drolatique.

Oui, à propos de cette scène, quand je lui ai lu la pièce, Porel m’a dit, que c’était d’un comique lugubre, mais c’est le comique de l’heure présente, le comique fouetté, nerveux, épileptique, hélas ! Le gros, rond et gai comique, genre Restauration, c’est mort, ça ne se fabrique plus en France, en l’an 1888. Puis au fond, au théâtre, les choses dangereuses ne le sont pas, quand elles sont jouées par des acteurs de grand talent.

Une remarque. Ce Colombey est le seul acteur, qui ne subisse pas l’inspiration de Porel, et a dû montrer qu’il ne voulait pas la subir, car Porel ne lui fait aucune observation, et le laisse jouer, comme il veut.

Oh ! ce Porel, il faut bien l’avouer, ce Porel est d’une fécondité d’imaginations, d’une richesse d’observations, d’une abondance de ressouvenirs d’après nature. Il a fait vivant, ce rôle de la grande Adèle, par un tas d’attitudes de fille à soldat, par un monde de détails caractéristiques, que donne la fréquentation des pioupious. Il a varié son éternel et gauche frappement de cuisse, par des saluts militaires faits, la main à la tempe, avec des dandinements de corps triomphants de tambour-major, etc., etc.

Et pour Mlle de Varandeuil, dans la grande scène de la fin, au milieu du tragique de la situation, il a coupé les tirades, par une occupation sénile de son feu, par des attouchements persistants de pincettes, par des gestes maniaques de vieilles gens. Ah ! c’est un metteur en scène tout à fait remarquable que Porel, et qui apporte à un rôle, je le répète, une partie psychique, que je ne rencontre sur aucune autre scène.

Mardi 4 décembre. — Voici la guerre qui commence contre la pièce. Les journaux font d’avance un tableau des souffrances de la pudeur des actrices, chargées d’interpréter Germinie Lacerteux. Et les cafetiers du quartier Latin se joignent aux journalistes, furieux de ce seul entr’acte, que je veux introduire au théâtre, et qui réduit à un bock, les cinq, qu’on buvait avec les cinq actes et les cinq entr’actes.

Porel annonce, aujourd’hui, que Germinie Lacerteux passera, samedi 15 décembre.

Mercredi 5 décembre. — Hier, j’ai donné un exemplaire de l’édition illustrée de La Femme au dix-huitième siècle à Réjane, qui m’a dit : « Aujourd’hui je ne suis pas belle, je n’ai pas mon ondulation de dix francs, je vous embrasserai seulement demain. » En arrivant au théâtre, on me remet d’elle un billet de remercîment tout charmant, où elle veut bien me dire, que Germinie est sa passion, et qu’elle y apportera toute la vie et la vérité qui sont en elle.

Vendredi 7 décembre. — Porel est convoqué aujourd’hui par la censure. Il est obligé de quitter la répétition, en me disant de l’attendre pour savoir le résultat. La répétition finie, il tarde, il tarde. Je laisse dans son cabinet Réjane, qui persiste à l’attendre, et je m’en vais, voulant m’éviter une nuit colère.

Samedi 8 décembre. — Un fichu état nerveux, qui me met des larmes dans les yeux, quand dans la correction des épreuves, je relis ma pièce.

Du théâtre, j’emporte chez moi le manuscrit de la censure, pour en prendre copie. Songe-t-on, qu’à la veille de l’anniversaire de 89, un directeur de théâtre est obligé de batailler avec la commission de la censure, un gros quart d’heure, pour garder cette phrase de son auteur : « Je suis prête d’accoucher. » Ce soir, reporter à dix heures des épreuves chez Charpentier.

C’est bon tout de même, cette vie active, affairée, précipitée, où l’on n’a pas une minute à soi : ça fait vivre jeunement, un vieux comme moi.

Dimanche 9 décembre. — Télégramme tout à fait inattendu de Saint-Pétersbourg, m’annonçant qu’Henriette Maréchal a été jouée avec un grand succès, au Théâtre Michel.

La vie de théâtre a cela, qu’elle donne la fièvre à votre cervelle, qu’elle la tient, tout le temps, dans une excitation capiteuse, et qui vous fait craindre, quand vous en serez sorti, que la vie tout tranquillement littéraire du faiseur de livres, paraisse bien vide, bien fade, bien peu remuante.

Lundi 10 décembre. — L’envie de rédiger une pétition à la Chambre des députés, dans laquelle je demanderai la suppression de la commission de censure.

Au milieu de la tirade dramatique du neuvième tableau, dite d’une manière trop mélo, par Mme Crosnier, Porel lui crie : « Mouchez-vous là, et ne craignez pas de vous moucher bruyamment. » Or, cette chose humaine fait la tirade nature, et lui enlève le caractère théâtre qu’elle avait, avant.

Mardi 11 décembre. — Aujourd’hui, le Guignol est démonté, et les Daudet qui assistent à la répétition, pleurent, comme de candides bourgeois. Daudet me dit, que la seule crainte qu’il éprouve pour moi, c’est que la fin de mes tableaux, sans effet théâtral, ne déroute le public.

À ce qu’il paraît, Jacques Blanche aurait entendu dans les sociétés qu’il fréquente, que la première serait houleuse.

Jeudi 13 décembre. — Ah ! le théâtre, c’est plein d’imprévu hostile ! Réjane, qui a une névralgie dans la mâchoire, et qui n’a pas répété hier, et qui depuis deux jours n’a pas mangé, après avoir avalé un bouillon qu’on est allé chercher chez Foyot, ne peut donner que les attitudes de son rôle, que dit tout haut la souffleuse.

Samedi 15 décembre. — J’ai rendez-vous à l’Odéon, avec Loti, qui part demain matin et ne pouvant assister à la première, remise à mardi, m’a demandé à être présent à la répétition de la censure.

Je le trouve dans le cabinet de Porel, causant du Mariage de Loti, que fabriquent, en ce moment, des inconnus, et je l’engage et le décide très facilement à faire la pièce lui-même. Et voici Porel, avec sa facilité d’emballement, rêvant déjà de décors exotiques et de mélodies haïtiennes, et faisant du Mariage de Loti, dans son imagination, la pièce à succès de la fin de l’année, et voilà l’auteur du charmant roman, tout charmé, et sous le coup de la fascination de cette chose nouvelle : le théâtre, — et qui invite Porel à venir à Rochefort, et à travailler à la pièce, à eux deux.

On descend dans la salle. Ce n’est point encore la répétition de la censure, comme on l’avait décidé. Cette répétition est remise à lundi, et la pièce reculée à mercredi. La pauvre Réjane, cause de ce retard, n’arrive qu’à deux heures. Elle a dû se faire donner un coup de lancette dans la bouche, et a eu à la suite du coup de lancette, une crise de nerfs, et est obligée de jouer, le cou et la tête tout empaquetés.

Il est amusant ce Loti, sous sa gravité de pose et de commande, avec l’éveil, par moments, de ses yeux éteints devant cette cuisine du théâtre ; et sa vue semble jouir délicieusement de la montée des décors, de l’abaissement des plafonds, et ses oreilles se pénétrer curieusement de l’argot de la machination. Et, on le voit avec quelque chose d’un provincial, amené dans les profondeurs intimes du théâtre, se frotter aux hommes et aux femmes de l’endroit, attiré, séduit, hypnotisé. Un moment cependant le marin se révèle, et sur les récriminations et les rebiffements des machinistes, il laisse échapper : « On voit que ce ne sont pas des soldats, la manœuvre ne se fait pas au sifflet ! »

Devant le jeu de Mme Raucourt, un peu grisée par les compliments, soulignant trop la méchanceté noire de son rôle, il s’écrie : « Vous êtes heureux qu’on ne vous joue pas dans un port de mer, les marins monteraient sur le théâtre, battre Mme Jupillon et son fils. »

Réjane me contait, que sa petite fille âgée de deux ans, disait au sujet de sa fluxion : « Maman joue Geminie de M. Goncou, et maman est enflée. »

Lundi 17 décembre. — Je laisse Porel dans son cabinet, en tête à tête avec les censeurs.

Au milieu de clouements à grands coups de marteau, un conciliabule qui n’en finit pas, entre un machiniste, un pompier au casque qui brille, auquel se mêle la voix de la souffleuse, qui a l’air de sortir d’une cave, pendant qu’un décorateur fait un croquis pour retoucher la chambre de Mlle de Varandeuil. Enfin Porel vient s’asseoir sur les premiers bancs de l’orchestre entre les censeurs.

Admirable de gaucherie cette Réjane ! pendant qu’avec ses bras rouges de laveuse de vaisselle, dans sa toilette de bal de vraie bonne, elle tourne sous les yeux de sa maîtresse… Pas la moindre coquetterie bête de femme, à preuve le chapeau ridicule du bal de la Boule-Noire… C’est vraiment une actrice !… Dans l’idylle du second tableau, quel triste et pudique abandon, mais, mais… je ne sais pas, pour une scène d’amour si poétique, — la robe de bonne me fait une petite impression de froid, — en sera-t-il de même avec le public ?… Oh, elle est merveilleuse, tout le temps, Réjane ! et au moyen d’un dramatique tout simple, du dramatique que je pouvais rêver pour ma pièce… Et comme dans la scène de l’apport de l’argent, pour le rachat de la conscription, elle dit bien et d’une voix tellement remuant les entrailles : « Pas plus que l’autre, pauvre ami… pas plus que l’autre !… » Et la jolie trouvaille, qu’elle a faite dans la scène de l’hôpital, de cette toux, qu’elle a seulement, quand elle parle de choses d’amour.

Une location frénétique. Des députés, me dit Porel, en le quittant, ont loué une grande avant-scène ; ils veulent assister à cette émeute littéraire.

Mercredi 19 décembre. — Hier à l’Odéon Gouzien me parlait de la mauvaise humeur, causée chez les journalistes, par la suppression de la répétition générale. Ce matin cette mauvaise humeur transperce dans les journaux.

Toute la matinée et l’après-midi, je travaille à finir la pétition à la Chambre des députés, un morceau que j’ai écrit avec mes nerfs, et que je crois un des bons morceaux que j’ai écrits.

Bon ! à la sortie de chez moi, un brouillard qui me fait craindre, que les voitures ne puissent pas circuler, ce soir. Pour tuer l’avant-dîner, je vais chez Bing, où je ne peux m’empêcher de quitter de l’œil les images, que Lévy me montre, et de me promener d’un bout de la pièce à l’autre, en parlant de ce soir.

Et aussitôt dîner, dans l’avant-scène de Porel avec les Daudet, moi, tout au fond, et invisible de telle manière, que Scholl, qui vient parler avec Mme Daudet sur le rebord de la loge, ne me voit pas.

Un public de première, comme jamais on n’en a vu à l’Odéon, assure Porel.

La pièce commence. Il y a deux mots, dans le premier tableau, sur lesquels je comptais pour m’éclairer sur la disposition du public. Ces deux mots sont : « une vieille bique, comme moi » et « des bambins, qu’on a torchés ». Ça passe, et je conclus en moi-même que la salle est bien disposée.

Au second tableau, quelques sifflets, et commencement du soulèvement de la pudeur de la salle : « Ça sent la poudre, j’aime ça ! » laisse échapper Porel, sur un ton pas vraiment très amoureux de la poudre.

Daudet sort, pour calmer son fils, qu’il entrevoit prêt à batailler, et revient bientôt avec une figure colère, et accompagné de Léon, disant, que son père avait une tête si mauvaise dans les corridors, qu’il a craint qu’il se fît une affaire, et je regarde, vraiment touché au fond du cœur, le père et le fils, se prêchant réciproquement la modération, — et tout aussi furieux, l’un que l’autre, en dedans.

La lutte entre les siffleurs et les applaudisseurs parmi lesquels on remarque les ministres et leurs femmes, continue aux tableaux du bal de la « Boule-Noire » au tableau de la « Ganterie de Jupillon ».

Enfin arrive le tableau du dîner des petites filles. Là, je l’avoue, je me croyais sauvé. Mais les sifflets redoublent. On ne veut pas entendre le récit de Mme Crosnier. On crie : Au dodo les enfants ! et j’ai, un quart d’heure, l’anxiété douloureuse de croire qu’on ne laissera pas finir la pièce… Ah ! cette idée était dure, car comme je l’avais dit à mes amis, je ne sais pas quelle sera la fortune de ma pièce, mais ce que je voudrais, ce que je demande, c’est de livrer la bataille, et j’ai eu peur de ne pas la livrer jusqu’au bout.

Je vais un moment sur la scène, et je vois deux de mes petites actrices, si cruellement bousculées par le public impitoyable, pleurant contre un portant de coulisse.

Enfin Réjane obtient le silence : Réjane, à laquelle je dois peut-être d’avoir vu la fin de ma pièce, au milieu du tapage et du parti pris de ne pas écouter, a le don de se faire entendre et de se faire applaudir, dans la scène de l’apport de l’argent de la conscription.

Aux tableaux qui suivent, ça devient une véritable bataille, au milieu de laquelle, sur la phrase de Mlle de Varandeuil : « Ah ! si j’avais su, je t’en aurais donné du torchon de cuisine, mademoiselle, comme je danse ! » une voix indignée de femme s’élève, et amène à sa suite, un brouhaha d’indignation dans la salle. Et cette voix indignée n’est pas celle d’une honnête femme.

Les indignations des hommes, ne sont pas non plus de ceux qui passent à Paris, pour les plus purs : c’est l’indignation de ***, vous savez… c’est l’indignation de ***, dont on dit… c’est l’indignation de ***, sur lequel on raconte…

Enfin, quand Dumény veut me nommer, cette salle se refuse absolument, à ce que mon nom soit prononcé, comme un nom déshonorant la littérature française… et il faut que Dumény attende longtemps, longtemps… et qu’il saisisse une suspension entre les sifflets, pour le jeter ce nom, et le jeter, il faut le dire, comme on jette sa carte à un insulteur.

Je suis resté jusqu’au bout, au fond de la loge, sans donner un signe de faiblesse, mais pensant tristement, que mon frère et moi nous n’étions pas nés sous une heureuse étoile, — étonné, et doucement remué, à la tombée de la toile, par la poignée de main d’un homme, qui m’avait été jusqu’alors hostile, par la brave et réconfortante poignée de main de Bauër.

Les gens perdus dans le brouillard, se retrouvent autour des tables du souper offert par Daudet, sur lesquelles se dressent quatre faisans, au merveilleux plumage, que m’a envoyés la comtesse Greffulhe « à cause de leurs nuances japonaises ».

Tout le monde est gai. On n’a pas le sentiment d’une bataille absolument perdue, et moi j’oublie l’échec de la soirée, devant la satisfaction d’avoir vu finir la pièce.

On soupe, et on soupe longuement, en commentant les incidents de la soirée.

Mariéton qui a payé 25 francs un parterre, a vu payer 90 francs chaque, les deux derniers fauteuils de l’orchestre.

Wolff, qui était derrière le jeune Hugo, et lui frottait amicalement sa canne dans le dos, en lui disant : « C’est une honte que le petit-fils de Hugo applaudisse ça ! » s’est attiré une réponse à peu près semblable à celle-ci : « Pardon, monsieur, nous ne sommes pas assez intimes, pour que vous me parliez ainsi ! »

Quelqu’un a entendu un imbécile patriote de la prose noble, s’écrier dans les corridors : « Ah ! si les Allemands voyaient cette pièce ! »

Puis, au milieu de la causerie devenue bruyante, tout à coup s’élève la voix de Zola, qui jette : « À Edmond Goncourt et à la mémoire de Jules Goncourt ! »

Jeudi 20 décembre. — Vitu, après avoir commencé son article du Figaro, par cette phrase : « — La chute complète et sans appel de Germinie Lacerteux[3] » — fait la déclaration suivante :

« Il n’est pas un seul mélodrame de l’ancien ou des derniers temps, où les peintures des basses classes de Paris, ne soient mises en scène avec une verve, un coloris, un relief, et une vérité autrement saisissants. »

C’est peut-être vraiment, monsieur Vitu, une critique un peu exagérée.

Vendredi 21 décembre. — Aimable visite de Réjane, toute riante, toute joyeuse, qui me plaint de n’avoir pas assisté à la représentation d’hier, à cette seconde, où la pièce s’est complètement relevée, et me disant gentiment, que si elle a un succès, elle le doit à la prose qui est sous son jeu, sous sa parole.

Elle me conte que Derembourg, le directeur des Menus-Plaisirs, lui a confié, que la veille de la première, il dînait dans une maison, qu’il n’a pas voulu nommer, où on avait dit : « Il ne faut pas que la pièce finisse demain. »

Et revenant aux applaudissements, aux rappels d’hier, elle m’avoue que, dans la fièvre de bonheur qu’ils avaient Porel et elle, ils ont été souper, ainsi que deux collégiens, et que dans le fiacre, Porel ne cessait de répéter : « 2,500 francs de location aujourd’hui… après la presse de ce matin… je ne me suis donc pas trompé… je ne suis donc pas une foutue bête ! »

Samedi 22 décembre. — Passé, après dîner, à l’Odéon, où à mon entrée, Émile m’annonce que la salle est pleine d’un monde chic. Réjane qui vient de jouer le tableau des fortifications est rappelée, et applaudie à tout rompre… Je me sauve, de peur que ça se gâte.

Lundi 24 décembre. — J’ai peur d’hier, j’ai peur du public du dimanche. Je ne suis pas de ceux qui disent : « Quand j’arriverai au vrai public !… » Ma pièce, ainsi qu’elle est faite, et avec l’apeurement produit par la presse dans la gent bourgeoise, ne peut vivre que par la curiosité sympathique du Paris lettré.

Je trouve Porel avec l’œil agatisé, qu’il a dans les embarras, les contrariétés, les difficultés de son métier. Il me semble être dans ces tracs, qui succèdent chez lui aux coups d’audace.

La recette de la soirée dimanche, a été bonne, mais Porel est démonté par le fait, qui a l’air vrai, de Charcot sifflant dans son avant-scène, et par le refus, fait par le Figaro, le Temps, le Petit Journal, d’accepter les réclames payées, annonçant les recettes de Germinie Lacerteux.

Mardi 25 décembre. — Hier dans le Temps, M. Sarcey, après m’avoir reproché d’avoir taillé en tranches de croquades, l’histoire de Germinie Lacerteux, sans en avoir montré les points lumineux, conclut ainsi : « Monsieur de Goncourt n’entend rien, rien absolument au théâtre[4]. »

Voyons, monsieur Sarcey, causons un peu théâtre. Je ne veux pas entrer dans le détail ; et chercher à vous démontrer que mes tableaux n’ont pas été choisis, si à l’aveuglette, que vous le dites, et, que l’homme qui veut bien écouter la pièce, y trouvera cette perversion de l’affectivité, qui, selon vous, manque. Prenons la question de plus haut.

Vous avez été toujours, Monsieur, un étonnement pour moi, par le bouleversement, que vous avez porté dans la conception que je m’étais faite du normalien, car je dois vous l’avouer, je voyais dans le normalien, un homme tout nourri des beautés et des délicatesses des littératures grecque et latine, et allant dans notre littérature, aux œuvres d’hommes, s’efforçant d’apporter, autant qu’il était en leur pouvoir, des qualités semblables, et tout d’abord une qualité de style, qui, dans toutes les littératures de tous les temps et de tous les pays, a été considérée comme la qualité maîtresse de l’art dramatique.

Mais non, ce que vous admirez, avec le plus de chaleur d’entrailles, et qui, selon votre expression, ne vous laisse pas un fil de sec sur le dos, c’est le plus gros drame du Boulevard du Crime, ou la jocrisserie, au comique le plus épais. C’est pour ces machines-là que vous avez le rire le plus large et la plume la plus enfiévrée d’éloge. Car parfois vous êtes un peu dur même avec Augier, Dumas et les autres… et n’aviez-vous pas près de cinquante ans, quand vous vous êtes aperçu du talent de Victor Hugo, et que vous avez bien voulu vous montrer bonhomme, à son égard ?

Oui, Monsieur, vous ne semblez pas vous douter, mais pas vous douter du tout, que dans la scène de l’apport de l’argent, dans la scène du bas de la rue des Martyrs, il y a sous le dire de l’admirable Mlle Réjane, une langue qui, par sa concision, sa brièveté, le rejet de la phrase du livre, l’emploi de la parole parlée, la trouvaille de mots remuants, enfin un style théâtral qui fait de ces tirades, des choses plus dramatiques, que des tirades, où il y aurait sous la voix de l’actrice, de la prose de d’Ennery ou de Bouchardy.

Eh bien, tant pis pour vous, si comme critique lettré de théâtre, vous ne faites pas la différence de ces deux proses.

Maintenant n’est-ce encore rien, des caractères dans une pièce ? Et les caractères de Mlle de Varandeuil, de Germinie, de Jupillon, vous les trouvez n’est-ce pas inférieurs aux caractères de n’importe quel mélodrame du boulevard.

Or donc, le style, les caractères n’entrant point en ligne de compte dans votre critique, accordez-vous quelque valeur aux situations ? Pas plus ! Ce tableau frais et pur du dîner des fillettes, servi par cette servante enceinte, et se terminant par l’emprunt des quarante francs de ses couches, ce tableau en dépit de l’empoignement du public de la première — un des plus dramatiques du théâtre de ce temps, vous ne le trouvez qu’odieux, mal fait, et sans invention aucune. Et toute votre esthétique théâtrale, monsieur Sarcey, consiste dans la scène à faire.

Mais la scène à faire, êtes-vous bien sûr que vous êtes le seul, l’unique voyant, patenté et breveté de cette scène ? Avant tout, pour la scène à faire, il faut de l’imagination, et permettez-moi de vous dire, que si vous avez une grosse tête, vous avez une cervelle comparativement petite à cette tête : cervelle dont nous connaissons les dimensions et la qualité des circonvolutions, par la lecture de vos œuvres d’imagination. Et savez-vous que chez moi, lorsque, le dimanche, par hasard on a lu le Temps, et que vous proposez de remplacer la scène de l’auteur par une scène de votre cru, tout le monde, spontanément, et sans aucun parti pris contre votre personne, trouvait que votre scène était vulgaire, commune, était la scène à ne pas faire.

Et puis, Monsieur, la scène à faire, c’est le renouvellement du secret du théâtre, de cette vieille mystification, si vertement blaguée par Flaubert : ça fait partie du parapharagamus des escamoteurs, c’est le facile moyen d’abîmer une pièce, sans donner la raison valable de son éreintement. Là-dessus, un conseil charitable que je vous donne, Monsieur : ne jouez plus trop de cette rengaine, le bourgeois même, je vous le jure, commence à ne plus couper dans la scène à faire.

Mais là, monsieur Sarcey, où vous n’êtes pas vraiment sincère, où vous ne dites pas la vérité, c’est quand vous déclarez que la pièce est ennuyeuse, horriblement ennuyeuse, sachant très bien, que c’est le moyen élémentaire de tuer une pièce, le moyen inventé par votre syndicat dramatique. La pièce peut être mauvaise d’après vos théories littéraires, mais une pièce où les spectateurs sont près d’en venir aux mains, et où les spectatrices — du moins les spectatrices honnêtes — versent de vraies larmes, non, non, Monsieur, cette pièce n’est pas ennuyeuse.

Enfin, Monsieur, vous pontifiez, toutes les semaines, du haut de vos douze colonnes du Temps, comme si vous prêchiez la vraie esthétique théâtrale, la grandissime esthétique de l’École normale. Mais en êtes-vous bien sûr ? Moi je crois que vous vous illusionnez, et que la jeune École normale vous trouve un critique démodé, un critique perruque, un critique vieux jeu, et voici la lettre qui va vous le prouver :

Monsieur,

Bien qu’il y ait de la hardiesse à adresser des félicitations à un homme tel que vous, je me risque à vous offrir les miennes, sûr que le témoignage de la jeunesse ne vous est pas indifférent, car il est sincère, et c’est un gage de l’avenir : ce que nous aimons nous le ferons triompher, quand nous serons des hommes.

Je suis élève de l’École normale. J’imagine que vous ne l’aimez guère. Nous sommes donc moins suspects que qui que ce soit, nous qui avons combattu pour vous, le bon combat, hier soir. C’est en mon seul nom que je vous écris, mais nous étions foule à vous acclamer à la troisième de Germinie. Nous étions venus pour protester contre l’indigne cabale, qui n’a pas cessé de s’attacher à vous, et pour forcer le respect dû à votre talent. Nous n’étions pas venus pour applaudir. Mais votre pièce nous a saisis, bouleversés, enthousiasmés, et des jeunes gens qui, comme moi, ne vous connaissaient guère, trois heures avant, et qui n’avaient pour votre art qu’une estime profonde, sont sortis pleins d’une admiration affectueuse pour vous. Oui, j’aime votre vue nette de la vie, j’aime votre amour pitoyable de ceux qui aiment et qui souffrent, j’aime surtout la sobriété discrète et vraie de votre émotion, de vos peintures les plus poignantes. Merci de ne point sacrifier au goût du gros public, de ne point lui faire de concessions, ni même de demi-concessions.

R…
Élève de l’École normale.

Le nom du signataire de la lettre, monsieur Sarcey, vous me permettrez de ne pas l’imprimer en toutes lettres, j’aurais trop peur que vous le fassiez enfermer dans l’ergastulum de l’École.

Ce soir, pendant l’heure que je passe à l’Odéon, quelques sifflets, qu’exaspère l’apostrophe d’une jeune femme, assise aux fauteuils de balcon, jetant aux siffleurs : « Ils sifflent parce qu’ils se sentent capables d’en faire autant que Jupillon ! »

Jeudi 27 décembre. — Discussion à table avec Daudet, où je soutiens qu’un homme qui n’a pas été doué par Dieu du sens pictural, pourra peut-être, à force d’intelligence, goûter quelques gros côtés perceptibles de la peinture, mais n’en goûtera jamais la beauté intime, la bonté absconse au public, n’aura jamais la joie d’une coloration, et je lui parlais à ce propos de l’eau-forte, de ses noirs, de certains noirs de Seymour-Haden qui mettent l’œil dans un état d’ivresse chez l’homme, au sens pictural. Je lui parlais encore des gens, n’ayant pas reçu ce don du ciel, et s’efforçant de chercher dans la peinture, les côtés dramatiques, spirituels, littéraires enfin : tout ce qui n’est pas de la peinture, et qui ne me parle pas, et qui me fait préférer un hareng saur de Rembrandt, au plus émouvant tableau d’histoire, mal peint.

Rosny, après avoir aujourd’hui vanté la solidité de sa santé et déploré le manque d’une maladie, en général attestatrice du talent, chez un écrivain, confesse cependant qu’il est un angoisseux, que son esprit se forge des ennemis qu’il n’a pas, et qu’en tisonnant au coin du feu, dans la flambée de sa cheminée, parfois il voit, comme des êtres chimériques, lui voulant du mal.

Puis il m’entretient de son mode de travail, se plaignant de dormir très mal, et par conséquent se levant tard, et mangeant, aussitôt levé, une côtelette, et d’abord virant dans la chambre, et ne travaillant guère, que dans le temps s’écoulant entre onze heures et une heure, puis après cela se promenant, lisant, ratiocinant.

Vendredi 28 décembre. — L’incident le plus bouffon à propos de Germinie Lacerteux, incident amené par l’éreintement de Sarcey, qui dans la France, a fait un réquisitoire de procureur de la République contre la pièce : ç’a été, la demande de la suppression de la pièce par la droite du Sénat, sans qu’un seul sénateur l’ait vue, l’ait lue. Oui, l’aveu de cette proscription sans précédent, existe au Journal Officiel, est attesté par le vaillant discours de Lockroy, le ministre de l’Instruction publique. Et n’est-ce pas vraiment curieux, la demande par cette droite, en termes injurieux, de la suppression de ma pièce, sur la dénonciation de M. Sarcey, ce mangeur de prêtres, par cette droite agissant contre moi, l’auteur de l’Histoire de la société pendant la Révolution, de l’Histoire de Marie-Antoinette… Il y a vraiment dans les choses humaines, à l’heure présente, trop d’ironie !

Ah ! ce monsieur Sarcey, il n’est pas pour les vaincus. On peut être sûr que, lorsqu’on crie quelque part : Tue ! il imprimera : Assomme !

C’est lui, qui après s’être montré après la défaite de la Commune, si impitoyable pour les communards, au temps de la campagne anti-catholique, se livrait, tous les matins, dans le Dix-Neuvième Siècle, à l’exécution d’un curé de campagne… Je ne sais, mais il évoque chez moi, l’idée d’un de ces goujats d’armée, qui, lorsqu’un chevalier était renversé sur le dos, sans pouvoir se relever, l’égorgillait sans défense, avec son eustache, par les défauts de son armure.

Samedi 29 décembre. — Incontestablement ce n’est pas seulement la langue de la grande Adèle, qui choque le public petit bourgeois, la langue de Mlle de Varandeuil produit peut-être un effet pire, chez les gens qui ne sortent pas d’une famille noble, qui n’ont pas entendu la langue, trivialement colorée, des vieilles femmes de race du temps.

Un changement dans les habitudes parisiennes. Les mariages du commun ne se font plus mener à la Cascade, ils se font véhiculer à la Tour Eiffel.

Dimanche 30 décembre. —
 

Au moment, où Léon Daudet arbore pour sortir une toque en velours noir, la nouvelle coiffure chic de l’étudiant, son père nous conte, qu’à l’âge d’à peu près quatorze ans, une société de garçonnets comme lui, avait loué à Lyon, une chambre au quatrième, une chambre donnant sur la Saône et son brouillard, une chambre louée à un pauvre ménage d’ouvriers dans la débine, et chez lequel il y avait une femme qui pleurait toujours, et dans une cage en osier, une colombe gémissante, à l’instar de la femme.

Cette chambre louée, était la chambre des orgies, des orgies de petits verres ; — et tout son mobilier consistait en quelques chaises et une toque. Et quand arrivé là dedans, le premier, et le feu allumé, il mettait la toque, et fumait une énorme bouffarde, il sentait monter en lui un orgueil d’homme fait, un orgueil incommensurable.

Et comme il me revient, dans la parole, quelque chose de mes pensées du matin, sur la jeunesse actuelle, Daudet me dit que c’est la génération des instinctifs, des êtres de la race canine, qui lorsqu’ils ont trouvé un os, vont le manger dans un coin, et n’ont pas la solidarité des générations précédentes, et sont le plus beau triomphe de la personnalité et de l’égoïsme.

Lundi 31 décembre. — Marpon, que je rencontre sur le seuil de sa boutique du boulevard Italien, m’apprend que la matinée de Germinie Lacerteux, annoncée et affichée, a été suspendue par le ministère, sous la pression de M. Carnot, et que la plus grande partie des gens qui avaient pris des billets pour ma pièce, ont redemandé leur argent, quand en son lieu et place, on leur a offert : le Lion amoureux.

Cette suppression des matinées d’une pièce, acceptée par la censure, n’est-ce pas de la part du Président de la République, du bon plaisir tout à fait monarchique ? Oh ! la bonne blague que les gouvernements libéraux !


FIN DU SEPTIÈME VOLUME.
  1. C’était vraiment pas mal prophétisé. Trois mois après, le 22 novembre 1888, M. de Vogüé avait le fauteuil.
  2. Ici je me suis complètement trompé dans mes prévisions, car c’est la scène qui a manqué de faire tomber la pièce, mais en dépit des sifflets qui l’ont accueillie, je maintiens que c’est une jolie et originale scène.
  3. Germinie Lacerteux, on le sait, est à sa centième représentation, sauf six ou sept représentations.
  4. Voici ma réponse qui a été écrite sous le coup de l’article du Temps, mais qui n’a pas été publiée.