Journal des Goncourt/VII/Année 1887

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Journal des Goncourt : Mémoires de la vie littéraire
Bibliothèque-Charpentier (Tome septième : 1885-1888p. 165-228).


ANNÉE 1887




Samedi 1er janvier. — Dîner chez les de Béhaine, en tête à tête avec le mari, la femme, et leur fils venu de Soissons, où il est en garnison.

Nous causons avec Francis de l’armée, et il me dit qu’il n’y a plus de démissions à cause de la politique : la légitimité ayant été tuée par la mort du comte de Chambord, l’impérialisme par la mort du prince impérial, l’orléanisme par la veulerie des princes d’Orléans. Mais, si elle n’est pas légitimiste, impérialiste, orléaniste, l’armée se fait tous les jours conservatrice dans le recrutement d’une jeunesse écartée du fonctionnarisme et de la magistrature, par les tristes choix faits par la République, et dont elle dote la province. Et Francis croit, que d’ici à très peu de temps, l’armée doit devenir le corps influent de l’État, et avoir la haute main dans le gouvernement.

Dimanche 2 janvier. — Lecture par Porel chez Daudet du « Nord et Midi » (Numa Roumestan) : lecture qui dure jusqu’à une heure du matin.

Tous les éléments d’un grand succès. Une pièce amusante, des caractères délicatement étudiés, du fin comique, un habile transport des détails et des aspects de la vie intime sur les planches, et une œuvre ne présentant pas de danger. Une seule chose nous choque un peu, Mme Daudet, Porel et moi, c’est au quatrième acte, quand la mère fait la confession à sa fille : qu’elle, — aussi bien que toutes les autres femmes : — a été trompée par son austère mari, et qu’un moment, avant l’explication complète, la fille a la pensée que sa mère a été coupable… Une complication de scène, qui jette de l’antipathique sur la fille.

Lundi 3 janvier. — Le 1er janvier, il a paru, dans le Gil Blas, un article de Santillane au sujet de la représentation demandée par moi à Porel, pour compléter la souscription pour le monument de Flaubert : article me reprochant la mendicité de la chose, et me faisant un crime de ne pas compléter à moi seul, les 3 000 francs qui manquent. Aujourd’hui quelle a été ma surprise, un mois s’étant à peine écoulé, depuis l’aimable lettre que Maupassant m’avait adressée après la première de Renée Mauperin, de lire dans le Gil Blas, une lettre de Maupassant, où il appuie, de l’autorité de son nom, l’article de Santillane. Je lui envoie sur le coup ma démission, dans cette lettre :

3 janvier 1887.

Mon cher Maupassant,

Votre lettre, imprimée dans le Gil Blas de ce matin, apportant l’autorité de votre nom au dernier article de Santillane, ne me laisse qu’une chose à faire, c’est de vous envoyer ma démission de président et de membre de la Société du monument de Flaubert.

Vous n’ignorez pas ma répulsion pour les Sociétés et leurs honneurs, et vous devez vous rappeler, que je n’ai accepté que sur vos instances, cette présidence qui m’a causé mille ennuis, et mis en contradiction avec moi-même, et ma profession de foi sur la statuomanie, à propos de la statue de Balzac.

Maintenant voici l’historique de la représentation demandée par moi.

Je recevais le 10 septembre dernier, annoncé par une lettre de vous, un extrait des délibérations du Conseil général de la Seine-Inférieure de la session d’août, où M. Laporte, membre du Conseil, s’exprimait ainsi :

« La souscription pour le monument à élever à la mémoire de Gustave Flaubert, s’élève actuellement à la somme de 9 650 francs, y compris les 1 000 francs votés par le Conseil général, et qui ont été mandatés, le 13 mars 1882. Cette somme qui est déposée dans une banque de Rouen, est insuffisante. Mais on espère trouver facilement, au moyen d’une représentation dans un théâtre de Paris, ou par toute autre voie, le complément nécessaire, à peu près 2 000 francs. »

Et l’on me priait de hâter, autant qu’il était en mon pouvoir, l’édification du monument. N’étant pas assez riche pour fournir à moi seul les fonds manquants, n’ayant reçu d’aucun membre de la Société la demande de compléter entre amis, la somme de 2 000 francs, répugnant à rouvrir une souscription qui depuis plusieurs années n’avait pas réuni 9 000 francs, je me rendais au vœu du Conseil général et je demandais, le mois dernier, une représentation au Théâtre-Français.

Sur cette demande aucune réclamation de la famille ou d’un membre de la Société.

Le directeur du Théâtre-Français me répondait par un refus, motivé sur les statuts de la Comédie-Française.

Alors dans un dîner chez Daudet, je proposais à Daudet de compléter la souscription en donnant Daudet, Zola, vous et moi, chacun 500 francs, proposition rapportée le lendemain dans le Temps, par un de ses rédacteurs qui dînait avec nous.

Et la résolution allait être prise définitivement, et j’allais vous demander, ainsi qu’à Zola, la somme de 500 francs, lorsque dans un autre dîner chez Daudet, où se trouvait Porel, on parlait de la représentation du Théâtre-Français, tombée dans l’eau. Sur mes regrets, Porel nous offrait galamment son théâtre, et instantanément nous improvisions à nous trois la représentation annoncée dans les journaux, et que je trouve pour ma part joliment imaginée comme représentation d’amitié et de cœur, et dont l’argent n’avait rien à mes yeux de plus blessant pour la mémoire de Flaubert, que l’argent d’une souscription du public.

Maintenant cette représentation n’ayant pas lieu, je tiens à la disposition de la Société la somme de 500 francs pour laquelle j’avais annoncé vouloir contribuer au monument de Flaubert, regrettant, mon cher Maupassant, que vous ne m’ayez pas écrit directement, enchanté que j’aurais été de me décharger, en ces affaires délicates — où je n’ai été que l’instrument de vouloirs et de désirs qui n’étaient pas toujours les miens, — de toute initiative personnelle.

Agréez quand même, mon cher Maupassant, l’assurance de mes sentiments affectueux.

Mercredi 5 janvier. — Ce soir, chez Charpentier, Daudet déclarait qu’il y avait un beau livre à faire : « Le Siècle d’Offenbach » proclamant que tout ce temps descendait de lui : de sa blague et de sa musique, qui n’étaient au fond qu’une parodie de choses et de musiques sérieuses, qu’il avait travesties. Et Céard le baptise assez spirituellement du surnom de : Scarron de la Musique.

Samedi 8 janvier. — Dîner, chez Banville. C’est curieux dans ce moment l’influence du café-concert, et la prise de possession des cervelles par la chansonnette.

À toute minute, j’entends Daudet chantonner :

Trois, rue du Paon,
Un petit appartement,

Sur le devant.
 

et chantonner, en s’interrompant tout à coup, un peu honteux de cet empoignement bête.

Et voici Coppée avouant, que le mélodrame, le mélodrame, sa toquade, n’a plus le pouvoir de l’amuser, qu’il n’y a que le café-concert, qu’il n’y a plus que Paulus qui le mette en joie.

C’est ainsi que cette gaîté névro-épileptique est en train de conquérir tout Paris, et de mettre ses refrains dans la bouche des plus délicates intelligences. C’est un peu comme ces crises qui courent dans une salle d’hôpital, et vont, de lit en lit, atteignant tout le monde.

Banville avec son ironie à lui, ironie toute charmante dans sa forme bonhomme, raconte comme quoi Sarcey à une pièce quelconque de l’Odéon, jouée ces années dernières, l’a emmené boire un bock dans un café, et lui a dit tout à coup : « Vous savez, Hugo est un grand lyrique… Oui, ces temps-ci j’ai été emmené à la campagne par un ami… Il y avait dans une armoire de la chambre, où je couchais, un livre tout taché, tout dégoûtant… Les Feuilles d’Automne, connaissez-vous ça ?… Eh bien, il y a là dedans, un mendiant en train de se chauffer auprès du feu, passant à travers son manteau, qui fait comme les étoiles dans le ciel, la nuit… Oh mais là, vous savez, c’est un grand, lyrique ! » — Et le voilà faisant une scène à Banville, ne le trouvant pas à l’unisson de son admiration.

Dimanche 9 janvier. — Il n’y a plus qu’une chose qui me sorte de mon écœurement de la vie, et qui m’y fait reprendre un peu d’intérêt : c’est la première épreuve d’un livre nouveau.

Margueritte allant voir, ces jours-ci, un ami de son père, au Sénat, a été mis en rapport avec Anatole France, qui lui a dit : « Oui, oui, c’est entendu, Flaubert est parfait, et je n’ai pas manqué de le proclamer… Mais au fond, sachez-le bien, il lui a manqué de faire des articles sur commande… Ça lui aurait donné une souplesse qui lui manque. »

Et peut-être le critique du Temps a-t-il raison.

Mercredi 12 janvier. — Duval, ce voleur faisant du vol, une opinion politique, ce voleur plaidant carrément devant un tribunal, que le vol est une restitution légitime du superflu de ceux qui ont trop, au profit de ceux qui n’ont pas assez, et soutenu par un public d’amis et de disciples, qui, à un moment donné, a manqué culbuter le tribunal. Ce n’est au fond que l’exagération des doctrines politiques de ceux qui nous gouvernent.

Mardi 18 janvier. — Ce matin, Bourde du Temps, vient causer avec moi, pour faire un article sur ma pièce future de Germinie Lacerteux, sur sa construction par tableaux shakespeariens, sur mes idées relatives à l’acte, — l’acte qui claquemure, pour moi, le théâtre dans les vieilles formes, et l’empêche de se rapprocher du livre.

Ce soir, au dîner de quinzaine, Spuller, de retour d’Amérique, parle des écoles mixtes, et dit que dans les basses classes, ce mélange est bon, qu’il corrige la sauvagerie des petits garçons, et que les petites filles se développant plus vite, ça apporte chez les masculins une émulation profitable. Mais rien n’est plus mauvais pour les mœurs. Les petites filles pervertissent les petits garçons, les portent à l’onanisme, qu’ils pratiquent devenus plus grands, et beaucoup se trouvent impuissants à l’époque de leur mariage.

Berthelot, notre ministre de l’Instruction publique d’hier, en train de causer de la nouvelle poudre ne produisant pas de fumée, et qui laisse maintenant ignorer l’endroit d’où l’on reçoit en campagne un coup de canon… devient soudain sérieux et abandonne les effets de la nouvelle poudre, sur ce que Spuller lui jette, d’un bout de la table à l’autre, qu’il n’en a plus que pour une quinzaine : l’extrême gauche, regardant comme une nécessité de renverser le ministère.

— Oui, fait Berthelot, après une minute de rêverie : une nécessité physiologique, la haine des hommes.

Mercredi 19 janvier. — Avoir en portefeuille la Patrie en danger, cette pièce, la première pièce vraiment documentée historiquement sur la Révolution, cette pièce dont le premier acte est une mise en scène si révélatrice du dix-huitième siècle, cette pièce dont le cinquième acte, par le tragique de la vie des prisons d’alors, est plus dramatique que les tableaux les plus dramatiques de Shakespeare, — et l’avoir en portefeuille cette pièce, au su de tous les directeurs, en quête d’une pièce pour l’anniversaire de 1789, sans qu’aucun songe à vous la demander, c’est vraiment pas de chance !

Dimanche 23 janvier. — Daudet, à propos de Francillon, racontait ceci : À dix-neuf ans, la première pièce qu’il faisait, et qui avait pour titre : L’oiseau bleu, il la présentait à l’Odéon. C’était dans un paysage idéal du Midi, un déjeuner, le lendemain d’un mariage, entre la femme, le mari, et un ami. Et il arrivait, un moment, où les deux hommes parlaient de leurs anciennes amours. L’ami s’en allait, et dans le tête-à-tête, recommençant entre les deux époux, la femme disait à son mari : « Et moi aussi, j’ai aimé !… » et elle lui contait un passé coupable de femme.

Le curieux, c’est que La Rounat, en lui refusant la pièce, lui disait : « Ça, c’est une pièce à faire par Dumas fils. » Et Dumas l’a faite, cette pièce, une trentaine d’années après.

Lundi 24 janvier. — Aujourd’hui, à la répétition de Numa Roumestan, j’étais frappé d’une chose, c’est que la pensée de la plupart des acteurs et des actrices n’a pas l’air de cohabiter avec la pièce qu’ils jouent, et qu’ils travaillent absolument comme des employés de ministère à leur bureau ; rien de plus, — et que sortis du théâtre, dont ils se sauvent, ainsi que des écoliers d’une classe, ils déposent en passant leurs rôles, et la mémoire de leurs rôles chez le concierge. Est-ce que ç’a été toujours comme ça ?

Samedi 29 janvier. — Généralement en littérature, je fais des fours, mais même, quand j’ai des succès, mes succès me nuisent. C’est ainsi qu’à propos de l’édition illustrée de la Femme au dix-huitième siècle, qui a été épuisée deux ou trois jours, avant le Jour de l’an, Hébert, le principal commis de Didot, me dit : « Savez-vous que votre grand succès a nui à la vente de nos autres volumes d’étrennes ? »

Et il ne fait pas l’illustration de la Maison d’un Artiste, qui le tentait, et il ne retire pas même : la Femme, dont des exemplaires lui sont demandés, tous les jours.

Dimanche 30 janvier. — Zola était en train de parler aujourd’hui de la puissance du Figaro, avec une espèce de respect religieux, quand quelqu’un jette dans son amplification : « Vous savez, Scholl dit ne craindre au monde, que la Justice et le Figaro ! »

Mardi 1er février. — Au dîner de Brébant de ce soir, commentaires autour de l’article du Post, sur le général Boulanger, qui est cause de la baisse de la Bourse…

On dit que Courcel a quitté l’ambassade de Berlin, parce que sa position n’était plus tenable, que le roi Guillaume et Bismarck, qui avaient continué, après la guerre de 1870, à regarder la France, toute vaincue qu’elle était, comme une grande puissance, la tiennent maintenant en parfait dédain, depuis cette succession de ministères sans autorité. Freycinet lui-même avoue que les ministres étrangers lui disent : « Oui, très bien, parfaitement, nous serions tout prêts à prendre des engagements avec vous, mais qui nous assure que vous y serez demain ? »

Mercredi 2 février. — Visite de Maupassant, qui me décide à reprendre ma démission de membre de la société du monument de Flaubert, par veulerie, par lâcheté de ma personne, et l’ennui d’occuper le public de cette affaire. C’est raide tout de même, le fait de cet article qu’il a appuyé, « sans, me dit-il, l’avoir lu » !

Au fond on n’a pas assez remarqué, qu’avant l’impressionnisme, la peinture du dix-huitième siècle a été une réaction contre le bitume, réaction amenée par les milieux clairs, dans lesquels vivait cette société.

Geffroy m’amène Raffaëlli, qui a demandé à voir mes dessins, et l’on cause critique d’art, quand soudain Raffaëlli s’écrie : « Par exemple, en fait de jugement d’une peinture, ce que vous avez dit à Geffroy à propos de mon exposition de la rue de Sèze, de l’année dernière, ça m’a renversé, bouleversé, fait croire que vous étiez un vrai voyant en tableaux. » Voici l’histoire : L’année dernière à un dîner chez les Daudet, qui fut un peu une chamaillade avec Zola, depuis le commencement jusqu’à la fin, la bataille avait commencé à propos d’une discussion sur Raffaëlli, que je louais, et j’ajoutais devant Geffroy qui se trouvait là : « Il y a chez Raffaëlli, dans ces dernières années, une blondeur, un attendrissement tout particulier, il a dû se passer quelque chose dans sa vie. » Geffroy rapportait quelques jours après ma phrase à Raffaëlli, qui les bras cassés, lui disait : « C’est bien extraordinaire… c’est bien extraordinaire ! » Et il lui racontait un brisement de sa vie.

Dimanche 6 février. — Daudet frappé de la dureté, du coupant, que Mounet apportait au rôle de Roumestan, et ne trouvant chez lui rien du mutable et de l’ondoyant, que Montaigne attribue à l’homme du Midi, et ne rencontrant quoi que ce soit de l’homme sensuel, flou, attendrissable, qu’il a montré dans son héros, copié, des pieds à la cervelle, sur le catholique du Midi, lors des dernières répétitions, jeta soudain à son acteur : « Mounet, est-ce que vous êtes calviniste ? » Ce qui est et ce qui fait qu’il n’est pas l’homme du rôle, ce compatriote de Guizot !

Mais, il n’y a qu’un très délicat observateur, capable de faire une pareille devinaille.

Rosny me parlant de son livre sur les socialistes, à moitié composé, me disait que chez ces hommes, l’amour ne joue pas de rôle, et que rien, pour ainsi dire, ne les prend et les passionne, que la bataille des paroles et l’escrime des arguments.

Daudet m’emmène chez lui, pour assister à la répétition de Pierrot assassin de sa femme, joué par l’auteur, par Paul Margueritte. Vraiment curieuse, la mobilité du masque de l’acteur, et la succession des figures d’expression douloureuses, qu’il fait passer sur sa pétrissable chair, et les admirables et pantelants dessins qu’il donne d’une bouche terrorisée.

Et sur cette pierrotade macabre, le jeune musicien Vidal, a fait une musiquette tout à fait appropriée au nervosisme de la chose.

Vendredi 11 février. — On faisait la remarque, ces jours-ci, que les femmes complètement antireligieuses placent leur besoin de croire — et un besoin de croire qui ne souffre pas la contradiction — sur de l’autre surnaturel, comme les tables tournantes, les médiums, etc.

Dimanche 13 février. — Dîner chez les Charpentier. Macé, l’ancien chef du service de sûreté, au regard à la fois fuyard et interrogateur sous ses lunettes. Un amusant causeur sur les voleurs, sur les voleurs de la société, dont il dit qu’il y en a tant dans les rues de Paris, qu’il habite la campagne, pour ne pas les y rencontrer.

Et il parle des gens de finance, à éclipse dans les prisons, nous en citant un, sans le nommer, qu’il faisait mettre à Mazas, et qu’il retrouvait, quelque temps après, à un dîner du ministère, à la droite du ministre, et de là, lui envoyant un petit signe bienveillant de protection ; nous citant un autre, qui, dans ses passages à travers deux ou trois prisons, avait fait décorer de décorations étrangères, tous les directeurs et gros employés.

Lundi 14 février. — Aujourd’hui, répétition de Numa Roumestan, répétition qui ne laisse pas un moment douter d’un grand succès.

Et nous voilà, avec Daudet, dans la loge de Sisos essayant ses robes, en compagnie de Doucet, ce couturier, délicat et intelligent collectionneur ; dans la loge de Cerny, dévêtant son svelte, et fantaisiste costume de petit mitron ; dans la loge de Mounet, tapissée de lambeaux d’affiches en pourriture, avec un étal sur une planche de pots pour le maquillage de l’artiste, semblable à l’appareillage de couleurs d’un peintre à la colle. Nous voilà nous promenant à travers la cuisine intime de la représentation, assistant à la suppression d’une tirade, au raccourcissement d’une jupe, à la fabrication de glaces, si joliment imitées avec de la ouate mi-partie blanche, mi-partie rose.

Enfin la répétition finit dans les bravos, et nous allons boire un verre de malaga chez Foyot, où nous trouvons Porel dînant avec le régisseur du théâtre, Porel brisé de fatigue, et qui répète, en s’étirant les bras et les jambes : « Ah ! que j’ai donc mal aux nerfs ! »

Mardi 15 février. — La vie chez moi est ensommeillée toute la journée, avec une vague et émoussée perception de ce qui se passe autour de moi, et cela dure jusqu’au soir, se fait de sept heures à minuit, un éveil de mon esprit et de mes yeux.

Dîner chez Daudet, et départ avec le ménage pour la première de Numa Roumestan. « J’emporte, dit Daudet, en train de farfouiller dans ses poches de droite et de gauche, j’emporte de très forts cigares et de la morphine… Si je souffre trop… Léon me fera une piqûre… Oui je resterai, toute la soirée, dans le cabinet de Porel, où il y aura de la bière, et je ferai ma salle pour demain. »

En voiture, comme Daudet me dit qu’il a fait mettre à Mounet un col droit, qui lui enlève son aspect de commis voyageur de la répétition, je ne puis m’empêcher de lui dire, que je m’étonne du manque absolu d’observation de ces gens, qui en ont autant besoin que nous, et que je ne peux comprendre, comment un acteur, appelé à jouer Numa Roumestan, n’a pas eu l’idée d’assister à une ou deux séances de la Chambre, ou du moins d’aller flâner à la porte, et de regarder un peu l’humanité représentative.

Au premier acte, tout le rôle de Mme Portal ne porte pas, et je sens le trac de Mme Daudet, qui est devant moi, dans le travail nerveux de son dos. Mais le public est empoigné au second acte, et le succès va grandissant, et tourne au triomphe à la fin de la pièce.

Mercredi 16 février. — Je trouve la princesse, qui est un peu souffrante, exaspérée contre Taine, à propos de son article sur Napoléon Ier, qui vient de paraître dans la Revue des Deux Mondes. Elle s’indigne de l’accusation portée par l’écrivain, contre Mme Lætitia, d’avoir été une femme malpropre, et s’écrie : « Eh bien je ferai cela… j’ai une visite à rendre à Mme Taine… je lui mettrai ma carte avec P. P. C… oui, ce sera prendre à jamais congé de lui. »

Ah ! le théâtre ! Je croyais à un incontesté succès de Numa Roumestan, et voici qu’en dépit des applaudissements d’hier, de la critique élogieuse de ce matin, Ganderax qui, certes, n’est pas hostile à Daudet, me fait part de l’attitude un peu réservée de la salle, des causeries des corridors, du mauvais effet produit par le jeu dramatique de Mounet, et estime que le succès se bornera à une trentaine de représentations. Et toute la soirée chez Y…, chez X… et les autres, ce sont des paroles réfrigérantes : « Mounet est exécrable, Sisos manque de puissance, la petite Cerny est tout artificielle. » Puis, c’est la pièce, qui toute charmante, toute spirituelle qu’elle a été trouvée par le public, est critiquée avec une sévérité taquine et singulièrement malveillante.

Lundi 21 février. — Une de mes amies occupe dans ce moment une ouvrière, qui est une voleuse de morphine. Un curieux type de morphinomane. Elle entre chez un pharmacien, et s’écrie, avec la tête d’expression de la Douleur, dessinée par Lebrun : « Ah ! Monsieur, que je souffre donc… faites-moi la charité d’une piqûre de morphine ! »

Dimanche 27 février. — Aujourd’hui, au Grenier, on parlait, du beau port de corps, du style des égoutiers, des vidangeurs, et en général de tous les gens qui portent de grandes et de lourdes bottes : le soulèvement des grandes bottes, amenant un noble soulèvement des épaules dans la poitrine rejetée en arrière. Et Raffaëlli de dire, « que jamais un mouvement n’est isolé, et qu’en peinture il cherche à indiquer le milieu, l’enchaînement central d’un mouvement… »

Mardi 1er mars. — Sur le proverbe « menteur comme un dentiste » prononcé par quelqu’un du dîner, le chirurgien Lannelongue dit : « Savez-vous l’origine de ce proverbe ? eh bien, la voici : Deux hommes se battent dans la rue. L’un coupe le nez à l’autre avec ses dents. L’amputé ramasse son nez dans le ruisseau, et a l’idée de monter chez un médecin-dentiste demeurant en face, nommé Carnajou, qui lui recoud à tout hasard, le nez avec du fil. Le nez reprend. Le dentiste répand la nouvelle, et l’on ajoute si peu de croyance à ses paroles, qu’on crée pour lui le proverbe en question. Et Carnajou passe si bien pour un menteur, qu’un vrai chirurgien qui fait quelque temps après des réapplications de chair, n’ose pas les ébruiter. »

« Il arrive même que Després, un interne de Dupuytren, recolle un morceau de doigt à un individu, qui revient lui montrer son doigt, au bout de huit jours, et que Dupuytren, à qui on montre ce morceau recollé, l’arrache en disant : “Ça ne tient pas, ça !” »

C’était la doctrine du moment. Ce n’est qu’en 1838, que le recollement de la rhinoplastie fut hautement affirmé.

Dimanche 6 mars. — Rosny parle du curieux pesage qui se fait du calorique, produit dans une cervelle, par l’effort d’un travail, et cite ce fait curieux d’un savant italien, qui se croyait aussi fort en grec qu’en latin, et auquel on a appris, qu’il possédait beaucoup mieux la langue latine, en opposant le poids du calorique qu’avait développé chez lui une traduction grecque, au poids du calorique développé chez le même par une traduction latine.

Pendant le débat de ces questions scientifiques dans le Grenier, Bonnetain et un ami d’Hermant, l’auteur du Cavalier Miserey, rédigent dans mon cabinet un procès-verbal, à l’effet de mettre fin aux duels du jeune romancier avec les officiers du régiment, où il a servi.

Jeudi 10 mars. — Les quelques femmes, que j’ai hautement aimées, aimées avec un peu de ma cervelle mêlée à mon cœur, je ne les ai pas eues — et cependant j’ai la croyance que, si j’avais voulu absolument les avoir, elles auraient été à moi. Mais je me suis complu dans ce sentiment, au charme indescriptible, d’une femme honnête menée au bord de la faute, et qu’on y laisse vivre avec la tentation et la peur de cette faute.

Samedi 12 mars. — Le pourboire, cette générosité essentiellement française, prouve l’humanité d’une nation. Elle veut, la France, qu’à la rémunération tarifée du travail ou du service, il s’ajoute pour le mercenaire, un peu de joie, un peu de bon temps, un peu d’ivresse.

Dimanche 13 mars. — Rosny nous apprend cette chose amusante : c’est que les collectivistes répudient le vol, le repoussent comme une manifestation bourgeoise du sentiment de la propriété. Au fond le vol produit une propriété personnelle qui est contraire à la doctrine.

Jeudi 17 mars. — Mme Commanville vient me lire la préface définitive, que sur mon conseil, elle a écrite, pour mettre en tête de la Correspondance de Flaubert. Elle me paraît curieuse, intéressante, cette petite biographie, par les dessous intimes qu’elle seule pouvait apporter sur la vie de l’homme qui l’a élevée.

Drumont, à dîner, nous apprend qu’il fait des conférences anti-sémitiques, place Maubert et ailleurs. Ce sont des ecclésiastiques qui l’ont déterminé à parler en public, en lui disant que le don de la langue lui viendrait avec le Saint-Esprit, et il constate que ce don qu’il croyait ne pas avoir, il le possède, et qu’il harangue avec une facilité qui l’étonne.

Samedi 19 mars. — Voilà Séverine et les autres, prenant comme cri de guerre de la révolution future : À la Banque de France ! à la Banque de France ! ma phrase de Denoisel, dans Renée Mauperin, et qu’a citée Guesde, lors de la représentation de la pièce, tirée du roman.

Mardi 22 mars. — Dîner chez Zola, nous racontant, que pendant un entr’acte de la lecture de Renée, hier, Deslandes collé à un carreau, et regardant tomber la neige, s’est retourné pour lui dire : « La neige, c’est le linceul des théâtres ! »

Mise en lumière par Daudet et par moi, du livre de Rosny : Le Bilatéral, au milieu d’une ardente et sympathique discussion. De très hautes et de très rares qualités. Une profonde observation de l’humanité-peuple. C’est un constructeur d’individus, un metteur en scène des foules, des multitudes : tout cela avec un peu de confusion, un peu de brouillard à travers les pages du bouquin ; mais ça ne fait rien, le Bilatéral est un maître livre.

Jeudi 24 mars. — Daudet parlait, ce soir, d’un garçon de la littérature auquel il a fait quelquefois la charité, et dont la spécialité était de fabriquer des mots d’enfants, des mots de bébé, et qui lui disait : « J’ai fait aujourd’hui un bébé de trois francs ! »

Samedi 26 mars. — Dans les silences d’une grande dame de ma connaissance, silences un peu méprisants, je perçois souvent l’étonnement, qu’elle éprouve des basses relations qu’en général, nous avons, les uns et les autres, de la littérature. Elle ne comprend pas, que c’est une carrière de faire des femmes à peu près distinguées, et que les gens qui travaillent, et qui ne sont pas mariés, ne trouvent pas le temps de se procurer cet à peu près.

Dimanche 27 mars. — C’est extraordinaire, qu’en dépit de ma vie de renfermement, de ma renommée de piochage, enfin de la publication de quarante volumes, le de qui est en tête de mon nom, et peut-être une certaine distinction de mon être, continuent à me faire prendre par mes confrères, qui ne me connaissent pas, et qui travaillent cent fois moins que moi, — continuent à me faire prendre pour un amateur.

À propos de mon Journal, quelques-uns s’étonnent que cette œuvre ait pu sortir d’un homme, considéré comme un simple gentleman. Et pourquoi, aux yeux de certaines gens, Edmond de Goncourt, est un gentleman, un amateur, un aristocrate qui fait joujou avec la littérature, et pourquoi Guy de Maupassant, lui, est-il un véritable homme de lettres ? Pourquoi, je voudrais bien le savoir ?

Comme je reprochais à Rosny l’alchimie de ses ciels, lui disant que l’effet produit par un ciel sur un humain, est une impression vague, diffuse, poétiquement immatérielle, si l’on peut dire, et ne pouvant être traduite qu’avec des vocables, sans détermination, bien arrêtée, bien précise, et qu’avec ses qualifications rigoureuses, ses mots techniques, ses épithètes minéralogiques, il solidifiait, matérialisait ses ciels, les dépoétisait de leur poésie éthérée… Rosny m’a répondu, avec l’assurance vaticinatrice d’un prophète, que dans cinquante ans, il n’y aurait plus d’humanités latines, et que toute l’éducation serait scientifique, et que la langue descriptive qu’il employait, serait la langue en usage.

Lundi 28 mars. — Un portrait de femme. En robe de chambre de soie claire, et molle, et bouffante, et garnie de haut en bas de gros nœuds floches, elle est paresseusement enfoncée dans un profond fauteuil, avec la mobilité fiévreuse de ses deux yeux de velours noir, avec la coquetterie des poses maladives, et ayant sur ses genoux une caniche noire, aux pattes montrant la ténuité d’une petite serre d’oiseau.

Et le décor est charmant autour de la femme. Sur un panneau, en face d’elle, se trouve un splendide Nattier, qui représente une grande dame de la Régence, en son volant costume de naïade, s’enlevant au-dessus d’une forêt de roseaux, et sur le milieu de la cheminée, contre le marbre de laquelle la maîtresse de maison appuie parfois son front, se contourne une élégante statuette en marbre blanc, au faire de Coysevox.

La causerie est une causerie esthétique sur l’amour, et elle dit qu’après la possession, il est bien rare, que les deux amants s’aiment d’un amour égal, et que cette inégalité dans le sentiment de l’un et de l’autre, fait des attelages boiteux, et qui ne marchent pas en mesure. Un moment même, elle célèbre le bonheur d’être seule dans la vie, et sur ce que je lui fais remarquer que c’est bien vide une maison, un grand appartement pour un être seul, elle m’interrompt, et s’écrie, que, lorsque dans cette maison, dans ce grand appartement, il y a deux êtres, comme elle en connaît, qui ne s’emboîtent pas, c’est encore plus triste.

Et lâchant sa dissertation sur l’amour, elle revient à ses caniches, à l’histoire de leurs mœurs, parlant d’un prédécesseur de la caniche ayant l’horreur des bains, et qui lorsqu’on lui en préparait un, simulait le plus admirable rhume de cerveau qui se puisse imaginer.

Jeudi 31 mars. — Mme Daudet rentre de la séance de l’Académie intéressée, amusée, égayée. Elle dit que c’est presque une réunion de famille, que les cinq cents personnes, qu’on rencontre partout à Paris, se donnent rendez-vous là, et qu’entre ce monde, il s’établit des courants curieux sur les choses qui se disent, sur les jugements qui se produisent.

On lui demande ce que faisait Coppée, pendant le discours de Leconte de Lisle, elle répond qu’il regardait la coupole. Et regarder la coupole, semble un moment devoir devenir l’expression, pour peindre l’abstraction d’un académicien, d’une séance de l’Académie, la dissimulation de ses impressions, de ses sensations, quand un antipathique parle.

Et Mme Daudet revient élogieusement sur le compte de Leconte de Lisle… Quant à Daudet, après s’être agité, sans rien dire, il s’écrie qu’il trouve tout à fait extraordinaires ces chinoiseries, et que si, par hasard, il s’y trouvait, il serait pris de l’envie de siffler, voire même, au milieu d’applaudissements d’idiotes comme Mme X… et Mme Z…, de commettre une inconvenance encore plus grande, et de se faire mettre à la porte, en disant bien haut à tout ce monde : « Eh bien oui, c’est moi ! »

Samedi 2 avril. — Comme article critique de mon Journal, je donne cet extrait du Français. Ces articles se perdent, s’oublient, et lorsque quelqu’un les cite de mémoire, on ne veut pas y croire. Il est bon qu’il reste quelque chose de leur texte authentique, pour donner plus tard à juger l’intelligence du parti conservateur et catholique — du journalisme de notre bord, à mon frère et à moi.

« Un chef-d’œuvre d’infatuation en ce genre, c’est le Journal des Goncourt. Un premier volume a paru, il n’a pas moins de quatre cents pages, et sera suivi de huit cents autres. Impossible d’y trouver un chapitre intéressant, une ligne qui nous apprenne quoi que ce soit
 

« Voulez-vous devenir auteur ?… Voulez-vous voir, dans quelques années, votre nom sur une couverture beurre frais, avec l’indication du tirage ? Commencez dès aujourd’hui, et mettez-vous hardiment à votre journal : “27 mars. — Déjeuner ce matin à huit heures. Parcouru les journaux… pluie, soleil, giboulées… dîner chez X… nous étions douze à table, les six messieurs avaient la barbe en pointe, les six dames avaient les cheveux roux.”

« Intitulez : “Journal de ma vie” ou “Documents sur Paris” ou comme vous voudrez. Ajoutez l’indication “troisième mille”. Et je vous garantis une vente de quarante exemplaires[1]. »

Dimanche 3 avril. — Pour les objets que j’ai possédés, je ne veux pas, après moi, de l’enterrement dans un musée, dans cet endroit où passent des gens ennuyés de regarder ce qu’ils ont sous les yeux, je veux que chacun de mes objets, apporte à un acquéreur, à un être bien personnel, la petite joie que j’ai eue, en l’achetant.

Mercredi 6 avril. — Ce soir, en prenant un coupé à Passy, pour aller dîner chez la princesse, je rencontre le jeune Montesquiou-Fézensac, dans la correction d’une de ses toilettes suprêmement chic, et tenant à la main une sorte de paroissien. Il me tend le petit livre très bien relié, et me dit : « Regardez quel est mon bréviaire… et certes je ne croyais pas vous rencontrer ! »

Le petit livre est une Madame Gervaisais de la petite édition Charpentier : un léger dédommagement de tous les échecs de ces temps.

Dimanche de Pâques, 10 avril. — Au fond c’est dur de n’avoir pas une oreille, un cœur de femme intelligente, pour y déposer ses souffrances d’orgueil et de vanité littéraire.
 

Tout manque, tout casse, tout croule. Ç’a été un peu comme ça, tout le long de ma carrière littéraire, mais dans ce moment-ci vraiment la malechance a pris des proportions grandioses, une intensité suicidante.

Mercredi 13 avril. — On causait ce soir, rue de Berri, du parler spécial aux gens des clubs : parler ayant quelque chose du parler de l’acteur en scène ; parler, que M. de la Girennerie, je crois, inspectant l’École de Saumur, trouva dans la bouche de tous les jeunes gens, et dont il tâcha de leur faire sentir le ridicule et le mauvais genre.

Jeudi 14 avril. — Chez Noël où je déjeune, j’ai à côté de moi deux enfants, au type juif, presque des bébés, qui causent avec leur précepteur, tout le temps du déjeuner, de l’état comparatif de la dette française avec la dette allemande.

Porel qui a dîné, ce soir, chez Daudet, me prend dans un coin, et me sollicite de faire le scénario de Germinie Lacerteux, mais ce n’est plus le directeur révolutionnaire de l’automne dernier, voulant utiliser pour Germinie, la rapide machination anglaise, en faire une pièce de huit ou dix tableaux, sans entractes, coupée seulement au milieu par une demi-heure de repos, ainsi que dans les concerts ou dans les représentations du Cirque.

Dimanche 17 avril. — Aujourd’hui je ne sais pourquoi, je suis hanté par le souvenir de ma nourrice, cette Lorraine aux cheveux et aux sourcils noirs, chez laquelle il y avait bien certainement du sang espagnol, et qui m’adorait avec une sorte de frénésie. Je la vois, le jour d’un grand dîner à Breuvannes, et où je venais de manger sur l’abricotier de la cour, le seul abricot mûr, et que mon père se faisait une fête d’offrir au dessert, je la vois soutenir, avec une belle impudence, que c’était elle qui l’avait mangé, et recevoir les quelques coups de cravache, que mon père lançait sur moi, ne la croyant pas, la chère femme !

Je la vois encore quelques heures avant sa mort, à l’hospice Dubois, sachant qu’elle allait mourir, et préoccupée seulement de l’idée, que la visite que ma mère lui faisait, allait la faire dîner une demi-heure plus tard. La mort la plus simplement détachée de la vie que j’aie vue, oui, une en allée de l’existence, comme s’il s’agissait d’un déménagement.

Dimanche 24 avril. — Un ciel, à la fois tout noir et tout constellé d’étoiles, un ciel, semblable à la gaze noire piquée de paillons d’or, habillant les danseuses de l’Inde. Sur ce ciel, les grands arbres noirs, non feuillés encore, mais à la ramure infinie en éventail, et pareils à ces fougères gigantesques du monde antédiluvien, qu’on découvre calcinées au fond des mines ; et sous cette obscurité toute cloutée de feu, des souffles énormes balançant, et faisant gémir ces arbres couleur de charbon, comme les arbres d’une planète autre que la terre, d’une planète en deuil.

Dimanche 1er mai. — Mes rêves sont maintenant toujours des cauchemars, et ces cauchemars se réduisent à un cauchemar unique. C’est dans un voyage en un pays vague, l’oubli de l’hôtel où je suis descendu, l’oubli et la non-retrouvaille de la chambre qu’on m’a donnée, avec la perte de tous mes effets ; un cauchemar produisant les troubles et les anxiétés les plus terribles, dans mon pauvre sommeil d’être frileux.

Je me demande, si la persistance de ce rêve, n’est pas un symptôme, une indication dissimulée d’une mémoire qui se perd.

Mercredi 4 mai. — Bertrand, ce soir, racontait une anecdote assez drôle sur Meilhac.

Meilhac se présentant à l’École polytechnique, était venu le trouver, lui demandant de convenir d’une question sur laquelle il l’interrogerait, lui déclarant que s’il se présentait, c’était uniquement pour la satisfaction de son père.

Sur l’objection, que lui faisait Bertrand qu’il serait peut-être reçu. « Oh ! il n’y a pas de danger ! » s’écriait, avec une telle conviction, le futur auteur dramatique, que Bertrand faiblissait, lui accordait sa demande. Mais le jour de l’examen, au moment où Bertrand lui adressait la question convenue, Meilhac, regardant dans la salle, disait tout haut : « Papa n’est pas là, » et ne répondant pas même à la question, s’en allait.

Samedi 7 mai. — Me voici au bout de mon existence intellectuelle. Encore la compréhension et même l’imagination de la construction, mais plus la force de l’exécution.

Avec cela une détente de l’activité, une paresse du corps à bouger de chez moi, quand il n’y a pas là, où je dois aller, l’attrait de retrouver des personnes tout à fait aimées. C’est ainsi que ce soir, au lieu d’être à la première de la reprise de Claudie, dans la loge de Porel, prévenu que les Daudet n’y sont pas, je reste chez moi à rêvasser et à me réjouir, les yeux, sous la lumière de la pleine lune, de la légèreté de la grille de fer qu’on vient de poser au fond de mon jardin… Et regardant cela, je pensais avec tristesse au bourgeois imbécile, ou à la cocotte infecte, qui aura bientôt cette petite demeure de poète et d’artiste.

Dimanche 8 mai. — Curieux, ce Rosny, avec son profil de Persan et sa maladie de la contradiction. Et ça le prend comme une crise physique, la contradiction ! On le voit tout à coup abaisser la tête, regarder le plancher, tenir ses bras étendus entre ses cuisses ouvertes, et lâcher, lâcher de la parole, mêlée à des choses agressives. Puis l’expectoration faite, se lever et se tenir debout, en quelque coin, en quelque angle de meuble, et y demeurer tout gêné, et comme peiné de ce qu’il a fait.

Daudet m’arrache de chez moi et m’emmène dîner chez lui.

Sur un emportement du petit Zézé, il me parle des colères des Daudet, légendaires dans le pays : des colères de son père à propos de rien, et qui, un jour que son frère avait demandé du vinaigre, lui faisait remplir son assiette, et le forçait à l’avaler. Il citait un autre Daudet, dont le dîner était en retard, et qui va faire des reproches à sa cuisinière. Entre un poulet effaré qui jette des pipi plaintifs, à travers ses reproches. Agacé, il lui flanque un coup de pied, qui le jette à demi mort au milieu de la cuisine. Le chat saute sur le poulet ; ce que voyant ledit Daudet, il décroche furieux le fusil du portemanteau de la cheminée, et tue le chat sur le seuil de la porte.

Et faisant un retour sur lui-même, sur la peine qu’il a eue à dompter ses colères, il dit qu’il y a bien certainement en lui, le restant d’une race sarrasine.

Là-dessus, je ne sais comment la conversation saute aux infirmes, et il soutient qu’il y aurait un beau livre à faire avec l’infirme, qui est presque toujours un vicieux, un chauffe-la-couche. Ceci amène des noms, et des anecdotes sur ces noms.

Mardi 10 mai. — Je ne sais qui racontait, au dîner de ce soir, que dernièrement se présentait au conseil de révision, un jeune homme réunissant les deux sexes, et disant que toute sa famille était ainsi, et qu’il avait une sœur, qui se mettait quinze jours avec un homme, quinze jours avec une femme. Déclaration qui amenait de la part du médecin, homme très froid et très correct en paroles, cette question : « Monsieur, pourriez-vous me dire, quelle est la longueur de la verge de Mademoiselle, votre sœur ? »

Une définition supercoquentieuse de Gounod : il appelle la cathédrale de Milan, une cathédrale en fa majeur.

Samedi 14 mai. — Tous ces jours-ci, possession absolue de ma personne par le jardin. Se tenir derrière un homme qui met de la terre de bruyère sous des arbustes verts, qui creuse des cuvettes monumentales à des rhododendrons, — être pris par ce travail bête, — et tout ce qui vous appelle d’intelligent dans votre cabinet de travail : lectures, notes, corrections d’épreuves, laisser tout cela.

Vendredi 20 mai. — On sonne. Il est dix heures. Qui, ça peut-il être ? C’est le Japonais Hayashi, de retour d’Amérique, et qui part demain pour le Japon, dont il reviendra, au mois de décembre. Il parle de trois mois de séjour au Japon, où il écrémera tous les marchands des petites villes de province, absolument comme nous parlons d’une partie de bibelotage à Versailles. En descendant l’escalier il me jette d’en bas : « Vous savez, c’est notre navire qui a coupé en deux, le… (je n’entends pas le nom). J’étais dans le moment sur le pont, et j’ai vu l’autre disparaître… C’était très curieux. »

Mardi 24 mai. — Ce soir, au dîner de Brébant, Perrot de l’Instruction publique affirmait, que les jeunes gens qu’il voyait, ne lisaient plus les journaux, n’avaient plus d’opinion politique, tant ils étaient écœurés par les blagues et le charlatanisme des hommes politiques du moment, et il signalait comme un danger, cette génération nouvelle complètement désintéressée de la politique.

Jeudi 26 mai. — Tout se tient. C’est fini des belles grosses roses bourgeoises, bien portantes, à la façon de la Baronne Prevost. Aujourd’hui l’horticulture cherche la rose alanguie, aux feuilles floches et tombantes. Dans ce genre est exposée une merveille, la rose, appelée : Madame Cornelissen, une rose à l’enroulement lâche, au tuyautage desserré, au contournement mourant, une rose, où il y a dans le dessin comme l’évanouissement d’une syncope, — une rose névrosée, la rose décadente des vieux siècles.

Vendredi 27 mai. — Cet incendie de l’Opéra-Comique a été vraiment une première à cadavres, où l’on a été pour avoir son nom imprimé dans les feuilles. Jamais ne s’est montré aussi bien, en un événement triste, l’affamement de publicité qu’a le Parisien du XIXe siècle.

Samedi 28 mai. — Je me suis trouvé quelque part, où il y avait la duchesse de ***, la duchesse de ***, la princesse de ***. Saperlotte ! je n’ai jamais rencontré réuni tant d’aristocratie dans un salon. Ces femmes, ou brunettes ou blondinettes, et généralement gentillettes, ont une distinction, mais pas une distinction de grande dame, une distinction bourgeoise de demoiselles de magasin, suprêmement chic. C’est mignon, c’est genreux, et ça papote dans les coins, en grignotant des petits fours, avec d’élégants froufrous, et un caquetage d’oiseau.

Lundi 30 mai. — Je demandais hier à Rosny, pourquoi il avait quitté la France, et était allé habiter l’Angleterre, il me répondait que, vers ses dix-huit ou vingt ans, il avait été tout à fait pris par les romans de Gabriel Ferry, et qu’il avait voulu se faire coureur de bois en Amérique. Puis quand il avait été en Angleterre, dit-il en souriant, l’Amérique lui avait paru beaucoup plus loin que la France.

Jeudi 2 juin. — Lu dans le Figaro, un extrait des Choses vues de Hugo, extrait dans lequel, il me semble, avec une certaine fierté, reconnaître une très grande parenté, dans la vision des choses, avec celle de mon Journal.

Mardi 7 juin. — Ce soir, au dîner de Brébant, Spuller, le nouveau ministre de l’Instruction publique, dîne en face de Berthelot, l’ex-ministre, dont l’ironie aujourd’hui me semble un peu plus acide que les autres jours. Spuller, je dois le dire, a une très bonne et très simple tenue. Il affirme n’avoir voulu être ministre que pour renverser Boulanger. Il ne se fait du reste aucune illusion sur la solidité du ministère, disant que pas plus tard que mardi prochain, il se pourrait que le ministère eût les quatre fers en l’air.

Samedi 11 juin. — Déjeuner chez Burty. Déjeuner servi par une bonne, qui n’a pas l’air timide, fichtre ! Quant au maître de la maison, au milieu de ses bibelots, largement nourri et abreuvé de tout ce qu’il y a de mieux, gavé jusqu’au goulot de toutes les jouissances de la gueule, il est heureux comme un coq en pâte japonais.

Grelet, qui déjeunait avec nous, a parlé du corps des femmes japonaises, de l’exquise délicatesse de leur buste et de leur gorge, mais signalait chez toutes l’absence des hanches et du reste, et l’inclinaison en dedans de leurs jambes et de leurs pieds, par l’habitude qu’elles ont de se traîner à terre.

Mercredi 15 juin. — La popularité ! Ah ! le beau mépris que j’ai pour elle. Pense-t-on que si Boulanger arrive à jouer en France le Bonaparte, il le devra, en grande partie à la chanson de Paulus ?

Samedi 18 juin. — Mme Daudet me lit des fragments de son livre : Mères et Enfants. C’est vraiment une grande artiste.

Dimanche 19 juin. — J’avais rêvé pour la fin de ma vie, des dernières années, paresseuses, inoccupées, remplies par la lecture de voyages, et il n’y a guère eu, dans mon existence, d’années plus laborieuses, plus fatigantes, par la multiplicité de petits travaux, et qui me font soupirer après de l’inactivité de la cervelle et des jambes.

Mardi 28 juin. — Plus de jouissance dans la vie, que la jouissance de voir mon nom imprimé : Est-ce assez bête… Mais, après tout, c’est la petite monnaie de la gloire !

Jeudi 14 juillet. — « Ne mentez pas, dit aujourd’hui, avec une très grande justesse, Daudet au petit de Fleury, et faites d’après nature, absolument comme vous voyez, c’est seulement comme cela, que vous aurez quelque chose de personnel. Si vous mentez, vous vous rencontrerez avec quelqu’un. »

Mardi 19 juillet. — Après la lecture, dans mon Journal, de la peinture descriptive des femmes, se trouvant à une soirée de Morny, peinture qui a un grand succès près du mari et de la femme, je dis à Daudet : « Voulez-vous mon appréciation bien sincère sur cette page ? Eh bien ! je trouve que la littérature y tue la vie. Ce ne sont plus des femmes, ce sont des morceaux littéraires. Oui, c’est très bien ici, comme croquis de styliste, mais si j’avais à me servir de ces portraits pour un roman, j’y mettrais des phrases moins travaillées, plus bonnement nature.

Au fond, dans le roman, la grande difficulté pour les écrivains amoureux de leur art, c’est le dosage juste de la littérature et de la vie, — que la recherche excessive du style, il faut bien le reconnaître, fait moins vivante. Maintenant, pour mon compte, j’aimerai toujours mieux le roman trop écrit que celui qui ne l’est pas assez. »

Mercredi 20 juillet. — De grandes causeries esthétiques, tous les matins, par les allées du parc. Le feuilletage hier d’un cours de littérature, où nous avons lu l’article Bossuet, nous amenait à confesser, qu’un cerveau bien équilibré, ayant très peu de lectures, et par là, gardé des infiltrations inconscientes et des embûches du plagiat, devait être bien plus facilement original que nos cerveaux, à l’heure présente, remplis de livres et de noir d’imprimés.

Jeudi 21 juillet. — Ce soir, dix-sept personnes à dîner : Geffroy, Hervieu, Ajalbert, le ménage Gréville, Gille du Figaro.

Daudet raconte qu’à l’âge de douze ans, après une absence de chez lui — c’était, je crois, sa première frasque amoureuse — rentrant à la maison, la tête perdue, et s’attendant à une terrible raclée, la porte ouverte par sa mère, il lui venait soudainement l’inspiration de lui jeter : « Le pape est mort ! » Et devant l’annonce d’un tel malheur pour cette famille catholique, son cas à lui, Daudet, était oublié. Le lendemain, il annonçait que le pape, qu’on avait cru mort, allait mieux, et grâce à cette mirobolante invention, il échappait à l’emportement et aux sévices du premier moment. C’est bien une imagination farce à la Daudet.

Vendredi 22 juillet. — Un détail sur le goût littéraire de Gambetta. Dans les derniers temps de sa vie, un jour Daudet lui contait ceci : passant sur la place du Carrousel, par une de ces journées d’août, où cette place a la chaleur torride du désert, il voyait, derrière une voiture d’arrosage, un papillon traverser toute la place, dans la fraîcheur de l’eau tombant en pluie, et Daudet s’extasiait sur l’intelligence de l’insecte, et le joli de la chose.

À ce récit, et au plaisir littéraire que Daudet y mettait, Gambetta le contempla, un moment, avec un regard tout plein d’une immense commisération, et qui semblait lui dire, qu’il était condamné à rester toujours le Petit Chose.

Mardi 26 juillet. — Le beau mot ! Dans une bataille, sous Louis XV, le marquis de Saint-Pern, voyant son régiment ébranlé par une volée de boulets, dit, en fouillant tranquillement dans sa tabatière : « Eh bien quoi, mes enfants, c’est du canon, cela tue, et voilà tout ! »

Vendredi 29 juillet. — Promenade dans la forêt de Sénart.

Daudet me cause de la misère qu’il a faite avec Racinet, le dessinateur. Un temps de misère effroyable, pendant laquelle ils avaient, tous deux, la toquade d’aller coucher, l’été, dans les bois de Meudon, emportant un pain, un morceau de fromage, et la couverture du lit de leur hôtel. Il remémore les curieux spectacles de nature qu’ils ont vus, les duels de crapauds, les ruts des chevreuils, et tout le surnaturel, que la nuit met dans l’ombre des grands arbres. Il parle d’un rire ironique qui les a poursuivis, une partie d’une nuit, et qui, après lui avoir inspiré une grande terreur, l’a jeté dans une colère qui l’a fait se précipiter dans un fourré d’épines, sans pouvoir rien découvrir.

Dimanche 31 juillet. — Le bleu céleste des yeux d’Edmée, ma filleule, et les gentils gestes de guignol, venant au bout de ses mignonnes mains, si joliment se contournant. Sur sa petite chaise, où elle est attachée, quand elle est à table entre nous, elle a des renversements, comme en face de visions au plafond de choses ou d’êtres invisibles, auxquels s’adressent ses petits bras tendus et son gazouillement aimant.

Mercredi 3 août. — J’ai été si malade cette nuit, et me trouve si faible ce matin, que, craignant de n’avoir plus la force de m’en aller demain, je pars convoyé par Léon, comme médecin auxiliaire.

Mercredi 10 août. — Paul Margueritte vient m’apporter la première partie de Paul Gefosse, parue dans la Lecture. Il me parle de son incertitude dans la bonté de ses œuvres, dans son succès, dans son avenir, comparant ce timide et malheureux état d’âme, à la pleine confiance de Rosny, ne doutant pas un seul moment, avec l’aide de quelques circonstances favorables, de sa pleine réussite future.

Jeudi 18 août. — À mon grand étonnement, en ouvrant, ce matin, le Figaro, je trouve en tête une exécution littéraire de Zola, signée des cinq noms suivants : Paul Bonnetain, Rosny, Descaves, Margueritte, Guiches. Diable, sur les cinq, quatre font partie de mon grenier !

Léon Daudet vient me prendre pour me conduire chez Potain, auquel il a demandé un rendez-vous pour moi.

Longue attente, dans ce roulement de voitures du boulevard Saint-Germain, dans ce bruit et cette trépidation de la vie parisienne, pendant laquelle vous vous demandez, si bientôt quelques mots, quelques paroles de l’homme qui est derrière la porte, ne vont pas, tout à coup, éveiller chez vous l’idée du silence éternel.

Potain, une curieuse physionomie, avec l’humaine tristesse de sa figure, son crâne comme concassé, son œil rond de gnome, sa réalité un peu fantastique. Il m’examine, m’ausculte longuement, au bout de quoi, en dépit de mes convictions intimes, et de tout ce que je peux lui dire de mes maux, il m’affirme qu’il n’y a ni néphrétisme, ni hépatisme chez moi, que je suis un rhumatisant, un rhumatisant ayant un rhumatisme sur l’estomac, et qu’il me faut les eaux de Plombières.

En sortant de chez Potain, nous prenons le train pour Champrosay, où je dîne. Daudet n’en savait pas plus que moi, du « Manifeste des Cinq » qui ont commis leur méfait dans le plus profond secret. Et le relisant tous deux, nous trouvons le manifeste mal fait, d’une écriture renfermant trop de termes scientifiques, et s’attaquant trop outrageusement à la personne physique de l’auteur.

Dimanche 21 août. — Ce soir, à dix heures, au moment de me coucher, on m’annonce Geffroy, qui touché et peiné des éreintements de ma personne, à propos du « Manifeste des Cinq », me lit un article qu’il vient de faire, et qui nous dégage, moi et Daudet, de toute participation au Manifeste. Mais je lui demande de ne pas le faire paraître, lui disant que je ne veux pas répondre, que je trouve l’accusation au-dessous de moi, que j’ai ignoré absolument le manifeste, et que si je m’étais cru le besoin d’exprimer ma pensée sur la littérature de Zola, je l’aurais fait moi-même, avec ma signature en bas, et qu’il n’était pas dans ma nature de me cacher derrière les autres.

Vendredi 2 septembre. — Saint-Gratien. Ce soir, le violoniste Sivori nous raconte sa vie de voyages, commencée à onze ans, et promenée continuement dans les cinq parties du monde. Et il nous conte, que tout jeunet, à l’isthme de Panama, naviguant sur la rivière, dans une étroite barque, et que le moindre mouvement pouvait faire chavirer, naviguant couché au fond de la barque, sa boîte à violon entre ses bras, soudain, en ce grand paysage, il lui avait pris une idée de préluder ; mais au bout de quelques accords, ne voilà-t-il pas que les quatre sauvages qui menaient la barque, pris d’une exaltation furieuse, voulaient jeter à l’eau le sorcier. Et il ne put les faire revenir de leur détermination qu’en remettant son violon dans sa boîte, et en leur abandonnant sa provision de cigares.

Dimanche 4 septembre. — Ce soir, est venu dîner à Saint-Gratien, le jeune ménage Walewski. La femme, de beaux yeux et un air aimable, l’homme, une tête à la détermination froide, et s’exprimant avec une netteté de la pensée et une correction de paroles, remarquables.

Il nous entretient, et très bien, de beaucoup de choses, entre autres de l’exécution de Barré et de Lebiez. Il était alors attaché au maréchal, et a pu assister à leur réveil, qui est une chose émotionnante même pour le directeur de la prison, — et où le silence, le terrible silence entre les paroles dites, — est d’un effet qu’on ne peut exprimer. Il nous décrivait, au moment où avait été annoncé à Barré le rejet de son pourvoi, l’affaissement, pour ainsi dire, la mort physique de l’homme, qu’on était obligé d’habiller, de porter, de soulever, comme un être qui n’était plus vivant.

Lebiez, lui, au contraire, montra un courage extraordinaire. Walewski le vit s’efforcer d’écarter le prêtre, qui s’était mis devant lui, pour apercevoir de côté la guillotinade de son camarade, et lorsqu’on lui cria : « Bravo, Lebiez ! » il le vit encore parfaitement regarder en l’air, et chercher d’où venait l’applaudissement, avec le sang-froid d’un individu, qui serait tout autre part que sur l’échafaud.

Mercredi 7 septembre. — La comtesse de Beaulaincourt, la ci-devant marquise de Contades, contait aujourd’hui, que les deux fois qu’elle avait dîné, dans sa vie, à côté de Talleyrand, les deux fois, Talleyrand avait parlé de la mauvaise conformation physique de Mme de Staël, pour laquelle M. et Mme Necker avaient été obligés de faire fabriquer un tourne-cuisses, à l’effet de lui ramener les pieds et les jambes en dehors.

Vendredi 9 septembre. — Aujourd’hui, la princesse parlait de son adoration de Versailles, disant qu’elle voudrait s’y faire construire une maison dans le style de Louis XIV, et où tout serait à l’imitation du temps, jusqu’aux crémones des fenêtres, et soudain s’interrompant, elle reprend : « Enfin là, à Versailles, je parle bas comme dans une église ! » Et elle ajoute après un silence : « Car, on a beau dire, à Versailles est toute l’histoire de France… »

Tholozan, médecin du shah de Perse, depuis vingt-neuf ans, nous faisait une curieuse révélation : « Les Persans disent aux Européens : Vous avez, vous autres, des horlogers, des mécaniciens, des ouvriers dans les arts mécaniques, supérieurs aux nôtres, mais nous vous sommes bien supérieurs en tout, — et ils demandent, si nous avons des littérateurs, des poètes ! »

Mercredi 21 septembre. — Visite à la comtesse de Beaulaincourt, pour lui demander de reproduire dans la publication illustrée, que font les Didot de ma Madame de Pompadour, l’intaille représentant Alexandrine, l’unique portrait que l’on ait de la fille de la favorite, — un legs fait au duc de Chabot et qui lui vient de famille.

Je trouve la comtesse dans son petit salon, tendu de soie jaune, tout plein des portraits des Castellane et des Contades, et dont elle a fait au milieu un frais atelier de fleuriste, enfermé dans la barrière d’un ruban.

Tout en disant : « Quand on n’est plus jeune, il faut se faire des occupations qui vous tiennent compagnie », elle se lève d’un petit bureau, qui est comme une jardinière de glaïeuls naturels, en dedans desquels se pressent et se tassent des sébiles et des soucoupes, pleines de couleurs, pleines de pétales artificiels non encore colorés ; elle se lève pour me montrer un imperceptible « Jugement de Pâris » ; un pastel de la Lecouvreur, qui a bien certainement la touche des pastels de Coypel, et pourrait bien être l’original ou une répétition de la peinture à l’huile ; un collier de perles, aux perles usées, qui viendrait de la femme du duc de La Rochefoucauld, l’auteur des Maximes.

Et la montre qu’elle fait de ces choses, est semée d’anecdotes du dix-huitième siècle, d’anecdotes de Louis-Philippe, d’anecdotes du second Empire, donnant à penser aux curieux mémoires, qu’on ferait sous la dictée de cette spirituelle vieille femme, à la parole intarissable.

Jeudi 22 septembre. — Première de Jacques Damour. Un sentiment s’affirmant chez moi d’une manière bien positive. Un succès au théâtre, ne vaut pas les embêtements, et l’émotion qu’avait, ce soir, Hennique !

Dimanche 25 septembre. — Nous causons avec Daudet, de retour des eaux très souffrant, nous causons de la survie par le livre, qui a été notre préoccupation à mon frère et à moi, toute notre vie. Daudet me dit, que la survie pour lui est tout entière dans ses enfants, et quant à la littérature, ç’a été tout simplement une expansion, une dépense d’activité se produisant dans un bouquin, comme elle aurait pu se produire dans toute autre manifestation.

On va ce soir, en troupe, visiter le cottage que Drumont vient de louer à Soisy, au milieu du jardin ruineux, créé par Hardy, l’ancien jardinier de Versailles, un potager aux allées mangées par les mauvaises herbes, aux arceaux croulants, aux vieilles quenouilles lépreuses, et comme tordues fantastiquement par la paralysie : une sorte de Chartreuse, faite pour la description d’un Edgar Poe.

Jeudi 29 septembre. — À propos de Pascal Gefosse, le roman de Paul Margueritte, Daudet disait, non comme critique du livre, mais théoriquement, qu’il y avait à la suite de Bourget, une suite de romans psychologiques, dont les auteurs, à l’instar de Stendhal, voulaient écrire, non ce que faisaient les héros des romans, mais ce qu’ils pensaient. Malheureusement la pensée, quand elle n’est pas supérieure ou très originale, c’est embêtant, tandis qu’une action même médiocre se fait accepter, et amuse par son mouvement.

Il ajoutait encore que ces psychologues, bon gré, mal gré, étaient plus faits pour les descriptions de l’extériorité que pour des phénomènes intérieurs, que par leur éducation de l’heure présente, ils étaient capables de décrire très bien un geste, et assez mal un mouvement de l’âme.

Samedi 1er octobre. — Entre moi, prenant assis mon thé, et Daudet se promenant d’un bout de ma chambre à l’autre, avec une locomotion un peu fiévreuse, c’est une causerie vagabonde, avec des idées d’éveil, sur les sujets les plus disparates.

À propos du qualificatif doux, Daudet dit que le mot vient des troubadours, qui ont dénommé la femme « une douce chose » et que c’est curieux que la douceur soit ce qu’il y a de plus recherché, comme qualité et mérite de la femme, pendant la période révolutionnaire ; et comme bientôt nous nous préoccupons de l’expansion du mot chose en littérature, de son emploi à tout bout de champ, il fait la remarque que le mot d’origine espagnole ou italienne, a été adopté par le romantisme, et surtout affectionné par Hugo, qui en a senti tout le charme diffus et vague.

Hier, c’était le divorce, dont nous parlions, le divorce, ce tueur du mariage catholique, ce radical métamorphoseur de la vieille société, dont il comparait l’action, en un temps prochain, à la trouée, au-dessous de la flottaison, dans les flancs d’un navire en train de couler.

Dans cette toquade de combativité qui a pris Drumont, il devient un personnage tout à fait original. La nature n’est plus pour lui, qu’un décor de champ clos. Quand il a loué sa maison de Soisy, il s’est écrié : « Ah ! voilà un vrai jardin pour se battre au pistolet ! » Telle allée du parc de Daudet lui fait dire : « Oh ! la belle allée pour un duel à l’épée. » Et comme on causait ces jours-ci d’un mariage pour lui, n’a-t-il pas dit, à un moment, en souriant : « Oui, très bien, très bien, c’est parfait ce que vous me dites de la jeune fille… mais croyez-vous qu’elle s’émotionnera à l’entrée chez moi, le matin, de deux messieurs ? »

Lundi 3 octobre. — Ce matin, Daudet, en écartant le rideau de ma croisée, soupire presque : « Ce que j’aime la campagne !… voir ça, c’est une allégresse en moi !… il me semble, que j’ai une cervelle de diamant… que, dans la journée, je vais faire des choses !… »

Lundi 10 octobre. — Je tombe sur un article de la Liberté contenant un compte rendu du livre de Paulowski et de ses conversations avec Tourguéneff. Notre défunt ami se montre très féroce à notre égard, attaque notre préciosité, nie notre observation en des critiques assez réfutables.

Par exemple, à propos du repas nocturne des bohémiens, au bord de la Seine, l’ouverture des Frères Zemganno, et où se trouve la description d’un saule, que je fais gris, sur une note prise d’après nature, il dit : « On sait que le vert devient noir la nuit. » N’en déplaise aux mânes de l’écrivain russe, mon frère et moi étions plus peintres que lui, témoin les très médiocres peintures et les horribles objets d’art qui l’entouraient, et j’affirme que le saule décrit par moi, était gris et pas du tout noir. Et encore dans cette description, l’épithète glauque, appliquée à l’eau, cette vieille épithète si employée, devenue si commune, le fait s’écrier : « Est-ce assez précieux ! »

Parlant de la Faustin, Tourguéneff s’abrite derrière Mme Viardot, pour dire que nos observations sur les émotions des femmes de théâtre, étaient archi-fausses. Et ce qu’il dit n’être pas vrai, c’est rédigé d’après des observations, en partie fournies par les sœurs de Rachel, en partie par une confession dramatique de Fargueil, dans une grande lettre que je possède.

Tourguéneff — c’est incontestable — un causeur hors ligne, mais un écrivain au-dessous de sa réputation. Je ne lui ferai pas l’injure de demander, qu’on le juge d’après son roman des Eaux printanières ! Oui, c’est un paysagiste, un peintre de dessous de bois très remarquable, mais un peintre d’humanité, petit, manquant de la bravoure de l’observation. En effet, il n’y a pas dans son œuvre la rudesse primitive de son pays, la rudesse moscovite, la rudesse cosaque, et ses compatriotes dans ses livres, m’ont l’air de Russes, peints par un Russe qui aurait passé la fin de sa vie, à la cour de Louis XIV. Car en dehors de l’éloignement de son tempérament, pour l’aigu, le mot violemment vrai, la coloration barbare, il y avait chez lui une déplorable soumission aux exigences de l’éditeur : témoin l’Hamlet russe, que je lui ai entendu avouer, sur les observations de Buloz, avoir amputé de quatre ou cinq phrases, faisant son caractère. C’est dans son œuvre, cet adoucissement du caractère de l’humanité de son pays, qui amena un jour entre Flaubert et moi, la plus vive discussion que nous ayons jamais eue, me soutenant que cette rudesse était une exigence de mon imagination, et que les Russes devaient être tels, qu’il les avait représentés.

Depuis, les romans de Tolstoï, de Dostoïevski, et des autres, je crois, m’ont donné raison.

Ce soir, chez la princesse, le capitaine Riffaut, qui a vu fusiller beaucoup de gens de toutes les nations, soutenait que les hommes montrant le plus stupéfiant dédain de la vie, devant le peloton d’exécution, étaient les Mexicains. Les Arabes condamnés à mort, en sa présence, ne laissaient rien voir de leur peur de la mort, dans l’expression des yeux, dans le port de la tête, dans l’ensemble des attitudes, mais en les regardant bien, on remarquait un battement de l’artère du cou, une agitation nerveuse de la pomme d’Adam. Chez les Mexicains, impossible de découvrir aucun signe de faiblesse humaine.

Mardi 11 octobre. — Ce soir au Théâtre-Libre, on joue Sœur Philomène, la pièce originale, tirée de notre roman, par Jules Vidal et Arthur Byl.

J’y vais avec Geffroy et Descaves. Au bout de rues, qui ont l’air de rues de faubourg de province, où l’on cherche un lupanar, une maison honnêtement bourgeoise, où se trouve toute pleine une pauvre petite salle de théâtre ; une salle à la composition curieuse, et qui n’est pas l’éternelle composition des grands théâtres : des femmes, maîtresses ou épouses de littérateurs et de peintres, des modèles, — enfin un public, que Porel baptise : un public d’atelier.

Étonnement. C’est bien joué, et avec le charme d’acteurs de société excellents. Antoine, dans le rôle de Barnier, est merveilleux de naturel. Il a un : Nom de Dieu, qui au lieu d’être jeté, d’être sacré debout, est lâché par lui, allongé, à demi couché sur la table, et ce « Nom de Dieu », accentuant la défense de ces saintes femmes, fait un grand effet.

La scène de la prière, avec les réponses des malades, coupée par la chansonnette de Romaine agonisante, est saluée par un tonnerre d’applaudissements, par l’émotion d’une salle vraiment remuée… C’est un succès à tout casser.

Et sait-on d’où vient le succès de cette pièce, effet que je n’avais pas prévu à la lecture ? Il vient de la mêlée de la délicatesse des sentiments, du style et de l’action, avec son réalisme théâtral.

Mercredi 12 octobre. — En réfléchissant à l’hostilité, à l’injustice littéraire, puis-je dire, de Tourguéneff, vis-à-vis de Daudet et de moi, je trouve la raison de cette injustice, dans une qualité de Daudet et de mon frère : l’ironie. C’est particulier comme les étrangers, ainsi que les provinciaux, sont intimidés par ce don tout parisien, et comme ils sont volontiers pris d’antipathie pour les gens, dont la parole recèle pour eux, de secrètes et mystérieuses moqueries, dont ils n’ont pas la clef.

Samedi 15 octobre. — Chez Daudet, où je suis venu passer deux jours, pour conseiller des coupes et des percées dans le parc, on cause de ces yeux immenses, tournants et roulants des Orientaux, et qui seraient obtenus par un allongement, par un coup d’ongle donné dans l’angle extérieur, par de vieilles femmes qui ont la spécialité de ce coup d’ongle.

Jeudi 20 octobre. — Ce soir, me promenant sur le boulevard, indécis sur le restaurant où je dînerai, je tombe sur Scholl, qui m’emmène à la Maison d’Or. Lui aussi, à l’apparence si forte, et si vivant, et si dépensier d’esprit, le voici touché par la maladie et condamné à manger un pain, qui semble à la cosse de bois d’un fruit d’Amérique.

Il m’entretient de sa fatigue, de sa lassitude de corps, que chasse, un moment, son heure d’armes de tous les matins. Et il me dit son bonheur de se coucher maintenant, à deux heures du matin, revenant à ces années de vie commune avec sa danseuse de corde où il se couchait à cinq heures, forcé de s’installer avec elle, après la représentation, chez Riche jusqu’à une heure du matin, puis de déménager avec elle chez Hill, où ils demeuraient jusqu’à trois heures, puis de passer encore une heure dans un bar, en face, où se réunissaient tous les saltimbanques de Paris, l’homme qui marchait sur un doigt de la main, etc., etc., etc. Et enfin, sortant de là, désireux de se coucher, Scholl n’entendait-il pas l’enragée noctambule, une main tendue vers le lointain, s’écrier : « Est-ce que tout là-bas, je ne vois pas encore une petite lumière ? »

Et il termine, en me disant aimablement, que la fréquentation de ce monde, lui a fait apprécier la vérité des Frères Zemganno.

Lundi 24 octobre. — J’envoie à la princesse, un exemplaire de mon second volume du Journal des Goncourt, paru ces jours-ci, avec cette lettre :

Princesse,

Je vous envoie un volume où il est parlé, plusieurs fois, de Votre Altesse. Je n’ai pas voulu sculpter en sucre, la figure historique que vous êtes, que vous serez. J’ai cherché à vous peindre, avec le mélange de grandeur et de féminilité qui est en vous, et même avec un peu de votre langue à la Napoléon ; enfin j’ai cherché à vous peindre en historien, qui aime votre personne et votre mémoire, dans les siècles à venir. En tout cas, je crois pouvoir vous assurer que dans vos biographies passées, présentes, futures, on ne trouvera pas un hommage plus éclatant, rendu à votre cœur et à votre intelligence.

Mardi 25 octobre. — Extraordinaire ! Une presse comme je n’en ai jamais eu, jusqu’à Delpit qui nous traite, mon frère et moi, de grands écrivains !

Vendredi 28 octobre. — Ah, la vérité ! Que dis-je, la vérité !… non, mais tant seulement un millionième de vérité, comme c’est difficile à dire, et qu’on vous le fait payer. Tant pis, je l’aime cette vérité, et j’aime à la dire, ainsi que c’est permis de son vivant, à la dose d’un granule homéopathique… et oui, pour cette vérité telle quelle, s’il le faut, je saurais mourir, comme d’autres meurent pour une patrie… Puis vraiment, est-ce que nos illustres, nos académiciens, nos membres de l’Institut se figurent passer à la postérité, comme de petits bons dieux en chambre, sans alliage d’humanité aucune… Allons donc, ces hypocrisies de la convention, tous ces mensonges seront percés un jour, un peu plus tôt, un peu plus tard.

Samedi 29 octobre. — Aujourd’hui, je me trouve si enrhumé, que je n’ose pas aller au cimetière. C’est la première fois que je manque, pendant cette semaine des Morts, à la visite sur la tombe de mon frère.

Mais je passe toute la journée à relire sa maladie et sa mort, écrites, jour par jour, heure par heure, et cette relecture me décide à donner le morceau tout entier, dans le troisième volume de notre Journal, en dépit de la pudeur de convention commandée à la douleur, du cant littéraire infligé au désespoir : c’est vraiment une trop éloquente et une trop réelle monographie de la souffrance humaine.

Lundi 31 octobre. — Deshayes attaché au Musée Guimet, en me rapportant un exemplaire de mon Journal, envoyé à Burty, me dit qu’il est malade, en proie à des troubles nerveux, qui lui apportent une hésitation dans la trouvaille des mots : un cas, dit-on, de migraine ophtalmique. Il aurait désiré me voir, mais le médecin qui le soigne, a déclaré qu’il valait mieux qu’il ne vît personne, et qu’il avait besoin d’être traité tout autant par le silence que par le bromure de potassium.

Et comme Deshayes me demande à la place de l’exemplaire sur hollande, un exemplaire sur japon, ainsi que Burty en a reçu un du premier volume, et que je lui dis que je ne sais pas, si vraiment maintenant je pourrai lui en procurer un, il m’engage à ne pas lui faire cette réponse, mais à lui faire espérer un exemplaire, comme il le désire, parce qu’il craint que dans l’état nerveux où il se trouve, ma réponse n’amène une crise.

Mercredi 2 novembre. — Le vieux Larousse, cet ouvrier ébéniste, qui a l’air de sortir d’un roman de Mme Sand, me parlait de la difficulté d’avoir des bois qui ne jouent plus, disant que le bois reste toujours vivant, et qu’il lui faut, par un long et fort chauffage, chasser du corps cette sève, qui persiste sous son apparente mort.

Il m’entretenait d’un de ses amis, d’un simple forgeron, devenu le marteleur artiste du fer, et qui fabrique à présent des feux en fer forgé, représentant un rosier, avec la légèreté, la souplesse, l’embuissonnement de l’arbuste. Savez-vous comment il devint artiste, l’homme qui forgeait des fers à cheval ? Il aimait beaucoup sa mère, et quand sa mère vint à mourir, il eut l’idée de forger, pour mettre sur sa tombe, un petit saule pleureur. Et la réussite l’amena ensuite à forger une branche de rosier, où commença à se révéler son incomparable talent.

Jeudi 3 novembre. — Quel singulier phénomène, que celui qui rend un auteur complètement dupe de ce qu’il imagine, avec tous les tâtonnements de l’imagination ! C’est ainsi qu’aujourd’hui je pleure et étouffe un peu — étant toujours pris par la tousserie — en composant une scène de Germinie Lacerteux.

Mardi 8 novembre. — Aujourd’hui, ça ne va pas bien du tout. Je suis forcé de faire venir le docteur Malhené, qui trouve à mon rhume le caractère d’une forte bronchite.

Je fais quelques changements à mon testament, et je le lis à Daudet, mon exécuteur testamentaire, qui n’en avait pas encore connaissance.

Jeudi 24 novembre. — Pillaut parlait curieusement ce soir, du son de la voix des anciens violons et violes d’amours, qui n’est pas une voix de gorge mais plutôt une voix de baryton : une voix un peu nasillarde.

Lundi 5 décembre. — Avec l’élection de Sadi Carnot, c’est la tyrannie de la médiocratie qui commence, une tyrannie qui ne voudra plus à la tête du gouvernement d’un homme ayant une valeur, qu’il soit Ferry ou tout autre.

Dimanche 18 décembre. — On pousse la porte du grenier… c’est Burty redivivus, tristement redivivus.

Il entre, s’assoit dans un fauteuil, son chapeau sur la tête, tenant sa canne avec un geste automatique de figure de cire. La narquoiserie de son visage s’est envolée, et il a le sourire inexpressif d’un gros et épais bourgeois, en visite. Alors il nous raconte avec un air béat et une joyeuseté gaga, qu’il est guéri, mais qu’il a passé un moment désagréable, agaçant… finissant ses phrases dont il ne peut sortir, avec des ronds tracés par sa canne sur le tapis.

Et le voici revenant sur sa maladie, disant que quand il désirait du vin, il demandait de l’eau, disant que c’était le plus souvent une interversion de syllabes dont il n’était pas le maître, et qui lui faisait prononcer du féca, quand il voulait du café, ajoutant qu’il lui était impossible d’écrire, répétant deux ou trois fois de suite le mot parce que, etc., etc.

Un moment il parle, sans que nous puissions le comprendre, d’un alphabet, que lui avait recommandé de lire, sa bonne Augustine, alphabet dont il avait perdu l’u et l’y, et ne pouvait les retrouver. Et cela, toujours dit avec d’énormes difficultés, et des mots estropiés, comme Vichy, qui devient Vichin, et la physionomie d’un homme qui a l’air de trouver cela farce, s’entretenant avec une sorte de complaisance, de l’heureuse somnolence sans irritation, qu’il éprouvait dans cet état, et qui lui donnait, c’est son expression, comme des hallucinations de blanc, — l’entourant pour ainsi dire complètement de blancheur.

Mercredi 21 décembre. — En ses lectures, les imaginations de la femme, du côté de la cochonnerie, sont au delà de ce qu’on peut imaginer. Une jeune femme du monde me disait, ce soir, à propos d’un rêve sur Balzac, donné dans notre Journal, et où il y est parlé de lacunes, comme il y en a dans le Satyricon :

— Qu’est-ce que vous avez pu vouloir dire par là… ça doit être salé… si vous saviez comme je me suis creusé la tête pour le deviner.

— Mais je n’ai pas voulu dire autre chose, que dans mon rêve, il y avait des trous, des lacunes comme dans le livre de Pétrone, où il manque des morceaux du texte.

Jeudi 29 décembre. — Daudet, avant l’arrivée du monde du jeudi, me contait des incidents bizarres, comme tout arrangés pour de curieux mémoires.

C’est ainsi qu’il avait acheté à Munich, trois petits chapeaux en drap vert, et dont il avait fait cadeau d’un à Bataille, à Bataille, dit-il, qui me ressemblait en charge. Or, un jour qu’ils faisaient une grande course aux environs de Meudon, Bataille se laissait aller à lui dire, que son père était un alcoolique, qui s’était noyé dans une mare de purin, et lui demandait qu’il l’empêchât de boire, parce qu’il sentait qu’il mourrait dans de la m… Et pendant qu’il lui faisait ses confidences sur ses commencements de déraison, avec sur la tête un des trois chapeaux verts, l’oiseau du chapeau était si comiquement placé, et le faisait si macabrement drolatique, que Daudet partait d’un éclat de rire nerveux, qu’il ne pouvait arrêter.

Le second chapeau vert était donné à du Boys, garçon doux et tranquille, qui, un jour, venait conter à Mme Daudet des choses d’une violence terrible, coiffé de ce chapeau.

Enfin le troisième chapeau était donné à Gill le caricaturiste.

Et tout le monde sait que les trois porteurs des chapeaux verts, sont morts fous.

Après dîner, je cause avec Rodin qui me raconte sa vie de labeur, son lever de sept heures, son entrée à l’atelier à huit, et son travail, seulement coupé par le déjeuner, allant jusqu’à la nuit : travail debout ou perché sur une échelle qui l’écrase le soir, et lui donne le besoin de son lit, au bout d’une heure de lecture.

Il me parle de l’illustration des poésies de Baudelaire, qu’il est en train d’exécuter pour un amateur, et dans le fond desquelles, il aurait voulu descendre, mais la rémunération ne lui permet pas d’y mettre assez de temps. Puis, pour ce livre qui n’aura pas de publicité, et qui doit rester enfermé dans le cabinet de l’amateur, il ne se sent pas l’entrain, le feu d’une illustration, commandée par un éditeur. Et comme je lui dis un mot du désir, que j’aurai un jour de lui voir illustrer : Venise la Nuit, il me fait observer, qu’il est un homme du nu et non de draperies.

Il s’étend ensuite longuement sur le buste de Hugo qui n’a pas posé, mais qui l’a laissé venir à lui, autant qu’il a voulu, et il a fait du grand poète un tas de croquetons — je crois soixante, à droite, à gauche, à vol d’oiseau, — mais presque tous en raccourcis, dans des attitudes de méditation ou de lecture, croquetons avec lesquels, il a été contraint de construire un buste.

Et Rodin est plaisant à entendre conter les batailles, qu’il a eu à livrer, pour le faire tel qu’il le voyait, les difficultés qu’il a rencontrées, à se faire permettre par la famille, de ne pas adopter l’idéal conventionnel, qu’elle se faisait de l’écrivain sublime, de son front à trois étages, etc., etc., enfin à rendre et à modeler le masque qui était le sien, et non celui qui avait été inventé par la littérature.

Gustave Geffroy, qui vient de réveillonner chez Rollinat, racontait que le curé de l’endroit, qui leur a donné à déjeuner le lendemain de Noël, quand il se mettait à dire, ce curé singulier, quelque chose d’un peu vif, d’un peu audacieusement philosophique, jetait au commencement de sa phrase : « Si j’étais un homme ! »

C’est vraiment un intelligent et original commencement de phrase pour un curé !

  1. Certes le tirage pour moi, n’est pas une marque de la valeur d’un volume, toutefois le livre, que le critique du Français estimait devoir se vendre à quarante exemplaires, est à son vrai huitième mille.