Journal des faux-monnayeurs/01

La bibliothèque libre.
Gallimard / NRF (p. 8-53).

PREMIER CAHIER

17 juin 1919.


J'hésite depuis deux jours si je ne ferai pas Lafcadio raconter mon roman. Ce serait un récit d'événements qu'il découvrirait peu à peu et auxquels il prendrait part en curieux, en oisif et en pervertisseur. Je ne suis pas assuré que cela rétrécirait la portée du livre; mais cela me retiendrait d'aborder certains sujets, d'entrer dans certains milieux, de mouvoir certains personnages... Aussi bien est-ce une folie sans doute de grouper dans un seul roman tout ce que me présente et m’enseigne la vie. Si touffu que je souhaite ce livre, je ne puis songer à tout y faire entrer. Et c’est pourtant ce désir qui m'embarrasse encore. Je suis comme un musicien qui cherche à juxtaposer et imbriquer, à la manière de César Franck, un motif d’andante et un motif d'allegro.

Je crois qu'il y a matière à deux livres et je commence ce carnet pour tâcher d'en démêler les éléments de tonalité trop différente.


Le roman des deux sœurs. L’aînée qui épouse, contre le gré de ses parents (elle se fait enlever) un être vain, sans valeur, mais d'assez de vernis pour séduire la famille après avoir séduit la jeune fille. Celle-ci, cependant, tandis que la famille lui donne raison et fait amende honorable, reconnaissant dans le gendre des tas de vertus dont il n’a que l'apparence, celle-ci découvre peu à peu la médiocrité foncière de cet être auquel elle a lié sa vie. Elle cache aux yeux de tous le mépris et le dégoût qu’elle éprouve, prend à cœur et tient à honneur de faire briller son mari, de couvrir son insuffisance, de rénarer ses m£ladresses, de sorte qu'elle est seule à connaître sur quel néant repose son « bonheur ». Partout on cite ce ménage comme un ménage modèle, et le jour où, excédée, elle voudra se séparer de ce fantoche, vivre à part, c’est à elle que tout le monde donnera tort. (La question des enfants à étudier à part).

J'ai noté ailleurs (cahier gris) le cas du séducteur — qui finit par être captif de l’acte qu'il a résolu d'accomplir — et dont il a épuisé par avance et en imagination tout l'attrait. Il n'est pas nécessaire qu’il y ait deux sœurs. Il n’est pas bon d’opposer un personnage à un autre, ou de faire des pendants (Déplorable procédé des romantiques).

Ne jamais exposer d'idées qu'en fonction des tempéraments et des caractères. Il faudrait du reste faire exprimer cela par un de mes personnages (le romancier) — « Persuade-toi que les opinions n'existent pas en dehors des individus. Ce qu'il y a d'irritant avec la plupart d’entre eux, c’est que ces opinions dont ils font profession, ils les croient librement acceptées, ou choisies, tandis qu'elles leur sont aussi fatales, aussi prescrites, que la couleur de leurs cheveux ou que l'odeur de leur haleine... »

Exposer pourquoi, en regard des jeunes gens, ceux de la génération qui les a précédés, paraissent à ce point rassis, résignés, raisonnables, qu'on se prend à douter si, du temps de leur propre jeunesse, ils ont jamais été tourmentés des mêmes aspirations, des mêmes fièvres, s'ils ont nourri les mêmes ambitions, caché les mêmes désirs.

Réprobation de ceux qui « se rangent » contre celui qui reste fidèle à sa jeunesse et ne renonce pas. Il semble que ce soit lui qui soit dans l'erreur.

J'inscris sur une feuille à part les premiers et informes linéaments de l'intrigue (d’une des intrigues possibles).

Les personnages demeurent inexistants aussi longtemps qu’ils ne sont pas baptisés. Il arrive toujours un moment, et qui précède d’assez près celui de l’exécution, où le sujet semble se dépouiller de tout attrait, de tout charme, de toute atmosphère ; même il se vide de toute signification, au point que, désépris de lui, l’on maudit cette sorte de pacte secret par quoi l’on a partie liée, et qui fait que l'on ne peut plus sans reniement s'en dédire. N'importe ! on voudrait lâcher la partie.

Je dis : « on » mais après tout, je ne sais si d’autres éprouvent cela. État comparable sans doute à celui du catéchumène, qui, les derniers jours, et sur le point d'approcher de la table sainte, sent tout à coup sa foi défaillir et s’épouvante du vide et de la sécheresse de son cœur.

19 juin.

Il n’est sans doute pas adroit de situer l'action de ce livre avant la guerre, et d'y faire entrer des préoccupations historiques, je ne puis tout à la fois être rétrospectif et actuel. Actuel, à vrai dire je ne cherche pas à l'être, et, me laissant aller à moi-même, c'est plutôt futur que je serais.

« Une peinture exacte de l’état des esprits avant la guerre » — non ; quand bien même je la pourrais réussir, ce n’est point là ma tâche; l'avenir m'intéresse plus que le passé, et plus encore ce qui n'est non plus de demain que d'hier, mais qu’en tout temps l’on puisse dire : d'aujourd'hui.

Cuverville, 20 juin.

Journée de torpeur abominable, comme, hélas, je crois que je n’en ai connu de semblables qu'ici. Influence du temps, du climat ? Je ne sais ; je me traîne d'une occupation à l’autre, incapable d'écrire la moindre lettre, de comprendre ce que je lis, ou même, au piano, de faire correctement une simple gamme ; incapable même de dormir lorsque, par désespoir et désireux de m'évader, je m’étends sur mon lit.

Par contre, au moment d'aller me coucher, je sens que ma pensée se ranime, et, confus d’avoir si mal occupé ma journée, je prolonge jusqu’à minuit la lecture de Browning : « Death in the desert », où bien des détails m'échappent, mais qui met en fermentation ma cervelle comme le plus capiteux des vins.


I say that man was made to grow, not stop;
That help, he needed once, and needs no more
Having grown but an inch by, is withdrawn,
For he hath new needs, and new helps to these
etc. V. 425.

que je copie pour l'usage de Lafcadio.


6 juillet 1919.

Travail coupé par l’arrivée de Copeau à Cuverville, retour d'Amérique et que je vais chercher au Havre.

Je lui ai lu le début encore incertain du livre; pris conscience assez nette du parti que je pouvais et devais tirer de cette forme nouvelle.

Le plus sage est de ne point trop se désoler des temps d'arrêt. Ils aèrent le sujet et le pénètrent de vie réelle.


Cette conversation d'ordre générai sur quoi je souhaiterais ouvrir le livre, je crois que je peux trouver mieux qu’un café pour lui servir de décor. Le banalité même du lieu m'a tenté. Mais mieux vaut ne recourir à aucun décor indifférent à l’action. Tout ce qui ne peut servir alourdit. Et ce matin, je me demande pourquoi pas le jardin du Luxembourg, et précisément ce lieu du jardin où se fait le trafic des fausses pièces d’or, derrière le dos de Lafcadio, et sans qu'il s’en doute, et tandis qu’il écoute et note cette conversation d'ordre général, et si grave, mais que, du même coup, le petit fait précis va réduire à l’insignifiance. Édouard, qui l’envoyait là-bas pour épier, lui dira :

— « Mon petit ami, vous ne savez pas observer ; voilà ce qui se passait d’important », — et il lui sortira la boîte pleine de fausses pièces.


11 juillet.

Furieux contre moi-même de laisser tant de temps s’écouler sans profit pour le livre. En vain tentais-je de me persuader qu'il mûrit. Je devrais y penser davantage, et ne point me laisser distraire par les menus soucis de chaque jour. Le vrai c’est qu’il n’a pas fait un pas depuis Cuverville. Tout au plus ai-je senti d’une manière plus pressante le besoin d'établir une relation continue entre les éléments épars; je voudrais pourtant éviter ce qu'a d’artificiel une « intrigue »; mais il faudrait que les événements se groupent indépendamment de Lafcadio, et pour ainsi dire : à son insu. J'attends trop de l'inspiration ; elle doit être le résultat de la recherche; et je consens que la solution d’un problème apparaisse dans une illumination subite ; mais ce n’est qu'après qu'on l’a longuement étudié.


16 juillet.

J'ai ressorti ce matin les quelques découpures de journaux ayant trait à l'affaire des faux-monnayeurs. Je regrette de n’en avoir pas conservé davantage. Elles sont du journal de Rouen (Sept. 4906). Je crois qu’il faut partir de là sans chercher plus longtemps à construire a priori.

Je retiens ceci que je mettrais volontiers en épigraphe du premier livre :

« Comme le juge demandait à Fréchaut s’il a fait partie de « la bande » du Luxembourg :

— Dites « le cénacle », monsieur le juge, réplique-t-il vivement. C'était une assemblée où l’on s’est peut-être occupé de fausse monnaie, je ne dis pas non, mais où l’on traitait surtout les questions de politique et de littérature ».

Il s’agit de rattacher cela à l'affaire des faux-monnayeurs anarchistes du 7 et 8 août 1907, — et à la sinistre histoire des suicides d’écoliers de Clermont-Ferrand (5 juin 1909). Fondre cela dans une seule et même intrigue.


25 juillet.

Le pasteur, en apprenant que son fils, à 26 ans, n’est plus le chaste adolescent qu'il croyait, s’écrie : — « Plût au ciel qu'il fût mort à la guerre! Plût à Dieu qu'il ne fût jamais né ! »

Quel jugement un honnête homme peut-il porter sur une religion qui met de telles paroles dans la bouche d’un père?

C’est par haine contre cette religion, cette mor... qui opprima toute sa jeunesse, par haine contre ce rigorisme dont lui-même n’a jamais pu s'affranchir, que Z travaille à débaucher et pervertir les enfants du pasteur. Il y a là de la rancune. Sentiments forcés, contrefaits.

La société des faux-monnayeurs (le « cénacle ») n’admet que des gens compromis. Il faut que chacun des membres apporte en otage de quoi pouvoir le faire chanter.

Je retiens la définition que Méral me donnait de l'amitié : « Un ami, disait-il, c'est quelqu'un avec qui on serait heureux de faire un mauvais coup ».

X (un des fils du pasteur) est entraîné à jouer, par le débaucheur. Il avait mis de côté, pour subvenir aux frais des couches de M (sa dernière action charitable), une somme assez ronde et très péniblement économisée (ou détournée du budget de la famille). Il la perd; puis, quelques jours après, la regagne en partie. Mais, il se passe ceci de singulier, c'est que, dans le temps qu'il l'a considérée comme perdue, il a pris son parti de cette perte, de sorte que, lorsqu'il la regagne, cette somme ne lui paraît plus consacrée à M. et il ne songe plus qu’à la dépenser.

Il s’agit de bien séparer les époques:

1° Un motif noble (ou charitable) qu'il met en avant pour couvrir une vilenie. Il sait bien que sa famille aurait besoin de cette somme, mais ce n’est pas par égoïsme qu’il la détourne (le sophisme du bon motif).

2° Somme reconnue insuffisante. Espoir chimérique et besoin urgent de la grossir.

3° Besoin, après la perte, de se sentir « au-dessus de l’adversité ».

4° Renoncement au « bon motif ». Théorie de l’action gratuite et immotivée. La joie immédiate.

5 Griserie du gagnant. Absence de réserve.


Dudelange, 26 juillet.

Je travaille dans la bibliothèque de Madame M. ; un des plus exquis laboratoires qui se puissent rêver; seule la crainte de gêner son propre travail retient encore un peu ma satisfaction studieuse. L'idée d'obtenir quoi que ce soit aux dépens d'autrui me paralyse (et du reste il n'est peut-être pas de meilleur frein moral ; mais je me persuade difficilement qu'autrui puisse trouver la même joie que je trouve moi-même à secourir et à favoriser).

La grande question à étudier d’abord est celle-ci : puis-je représenter toute l'action de mon livre en fonction de Lafcadio. Je ne le crois pas. Et sans doute le point de vue de Lafcadio est-il trop spécial pour qu’il soit souhaitable de le faire sans cesse prévaloir. Mais quel autre moyen de présenter le reste ? Peut-être est-ce folie de vouloir éviter à tout prix le simple récit impersonnel.

28 juillet.

La journée d'hier, je l’ai passée à me convaincre que je ne pouvais faire tout passer à travers Lafcadio ; mais je voudrais trouver des truchements successifs : par exemple ces notes de Lafcadio occuperaient le premier livre ; le second livre pourrait être le carnet de notes d’Edouard; le troisième, un dossier d'avocat, etc...

Je tâche à enrouler les fils divers de l'intrigue et la complexité de mes pensées autour de ces petites bobines vivantes que sont chacun de mes personnages.


30 juillet.

Je ne puis prétendre à être tout à la fois précis et non situé. Si mon récit laisse douter si l’on est avant ou après la guerre, c'est que je serai demeuré trop abstrait.

Par exemple, toute l’histoire des fausses pièces d’or ne peut se placer qu'avant la guerre, puisque, à présent, les pièces d’or sont exilées. Aussi bien les pensées, les préoccupations ne sont plus les mêmes, et pour souhaiter l'intérêt plus général, je risque de perdre pied.

Mieux vaut en revenir à mon idée première : le livre en deux parties : avant et après. Il y aurait à tirer parti de ceci : chacun trouvant dans la guerre argument, en ressortant de l'épreuve un peu plus enfoncé dans son sens. Les trois positions : socialiste, nationaliste, chrétienne, chacune instruite et fortifiée par l'événement. Tout cela par la faute des demi-mesures qui laissent croire à chacun des partis que, si le compromis n'avait pas été commis à son détriment, la partie aurait été mieux gagnée et rien de désastreux n'aurait eu lieu.

Ce n’est point tant en apportant la solution de certains problèmes, que je puis rendre un réel service au lecteur; mais bien en le forçant à réfléchir lui-même sur ces problèmes dont je n’admets guère qu'il puisse y avoir d'autre solution que particulière et personnelle.

C’est le vagabond que Lafcadio rencontre sur sa route, au retour de Marseille: qui doit servir de trait d'union entre lui et Edouard. Il serait complètement vain de chercher à écrire dès à présent le dialogue entre Lafcadio et le vagabond, dont je ne puis chercher à dessiner la figure avant de savoir à peu près le rôle que je dois lui faire tenir par la suite.

1er août.

Brassé des nuages des heures durant. Cet effort de projeter au dehors une création intérieure, d'objectiver le sujet (avant d'avoir à assujettir l’objet) est proprement exténuant. Et durant des jours et des jours, on ne distingue rien, et il semble que l'effort reste vain; l’important, c'est de ne pas renoncer. Naviguer durant des jours et des jours sans aucune terre en vue. Il faudra, dans le livre même, user de cette image; la plupart des artistes, savants, etc... sont des côtoyeurs, et qui se croient perdus dès qu'ils perdent la terre de vue. — Vertige de l’espace vide.

5 août.

Tant j'étais exaspéré par les difficultés de mon entreprise — et vrai ! je ne voyais plus qu’elles — je me suis détourné quelque temps de ce travail pour me remettre à la rédaction des Mémoires. Ou du moins, je ruse, je biaise, je louvoie, mais, malgré moi, j'y reviens sans cesse et crois qu’il m’apparaît plus difficile, d'autant que je prétends le rapprocher du type convenu du roman — et que nombre de ces prétendues difficultés tomberont du jour où je prendrai délibérément mon parti de son étrangeté. Pourquoi, dès l'instant que j'accepte qu'il ne soit assimilable à rien d’autre (et il me plaît ainsi), pourquoi tant chercher une motivation, une suite, le groupement autour d’une intrigue centrale ? Ne puis-je trouver le moyen, avec la forme que j'adopte, de faire indirectement la critique de tout cela : Lafcadio par exemple essaierait en vain de nouer des fils ; il y aurait des personnages inutiles, des gestes inefficaces, des propos inopérants, et l’action ne s’engagerait pas.


Dudelange, 16 août.

Chez Stendhal, jamais une phrase n’appelle la suivante, ni ne naît de la précédente. Chacune se tient perpendiculairement au fait ou à l’idée. — Suarès parle admirablement de Stendhal; on ne peut mieux.

9 septembre.

Un mois sans rien écrire dans ce carnet. Aération. Tout vaut mieux que le parfum livresque. Livre I. — « Les Subtils ». Livre II. — « Le vin neuf et les vieux vaisseaux ». Livre III. « Le dépositaire infidèle ».

De tous les instruments dont on se servit jamais pour dessiner ou pour écrire, c'est celui de Stendhal qui trace le trait le plus fin.


21 novembre 1920.

Resté nombre de mois sans rien écrire dans ce cahier ; mais je n'ai guère arrêté de penser au roman, encore que mon souci le plus immédiat fût pour la rédaction de « Si le grain ne meurt », dont j'ai écrit cet été l’un des plus importants chapitres (Voyage en Algérie avec Paul). Je fus amené, tout en l’écrivant, à penser que l'intimité, la pénétration, l’investigation psychologique peut, à certains égards, être poussée plus avant dans le «roman » que même dans les « confessions ». L'on est parfois gêné dans celles-ci par le « je » ; il y a certaines complexités que l’on ne peut chercher à démêler, à étaler sans apparence de complaisance. Tout ce que je vois, tout ce que j'apprends, tout ce qui m'advient depuis quelques mois, je voudrais le faire entrer dans ce roman, et m'en servir pour l’enrichissement de sa touffe. Je voudrais que les événements ne fussent jamais racontés directement par l’auteur, mais plutôt exposés (et plusieurs fois, sous des angles divers) par ceux des acteurs sur qui ces événements auront eu quelque influence. Je voudrais que, dans le récit qu'ils en feront, ces événements apparaissent légèrement déformés; une sorte d'intérêt vient, pour le lecteur, de ce seul fait qu'il ait à rétablir. L'histoire requiert sa collaboration pour se bien dessiner.

C’est ainsi que toute l’histoire des faux-monnayeurs ne doit être découverte que petit à petit, à travers les conversations où du même coup tous les caractères se dessinent.


Cuverville, 1° janvier 1921.

Analogue à celle de Bennett, j'admire infiniment l’assiduité de Martin du Gard. Mais je ne suis pas assuré que ce système de notes et de fiches qu'il préconise eût pu m'être d’un grand secours; la précision même du souvenir ainsi noté le gêne, ou du moins me gênerait. J'en tiens pour le paradoxe de Wilde : la nature imite l’art ; et la règle de l'artiste doit être, non point de s’en tenir aux propositions de la nature, mais de ne lui proposer rien qu’elle ne puisse, qu'elle ne doive bientôt imiter.


2 janvier.

Le traité de la non existence du diable. Plus on le nie, plus on lui donne de réalité. Le diable s’affirme dans notre négation.

Ecrit hier soir quelques pages de dialogue[1] à ce sujet — qui pourrait bien devenir le sujet central de tout le livre, c’est-à-dire le point invisible autour de quoi tout graviterait.…

Réussite dans le pire, et détérioration des qualités les plus exquises.

Je reprocherais à Martin du Gard l'allure discursive de son récit ; se promenant ainsi tout le long des années, sa lanterne de romancier éclaire toujours de face les événements qu’il considère, chacun de ceux-ci vient à son tour au premier plan; jamais leurs lignes ne se mêlent et, pas plus qu’il n’y a d’ombre, il n’y a de perspective. C’est déjà ce qui me gêne dans Tolstoï[2]. Ils peignent des panoramas; l'art est de faire un tableau. Étudier d'abord le point d'où doit affluer la lumière ; toutes les ombres en dépendent. Chaque figure repose et s'appuie sur son ombre.

Admettre qu’un personnage qui s’en va puisse n'être vu que de dos.

Il me faut, pour écrire bien ce livre, me persuader que c’est le seul roman et dernier livre que j’écrirai. J'y veux tout verser sans réserve.

Si la « cristallisation » dont parle Stendhal est subite, c’est le lent travail contraire de décristallisation, le pathétique ; à étudier. Quand le temps, l’âge, dérobe à l'amour, un à un, tous ses points d'appui et le force à se réfugier dans je ne sais quelle adoration mystique, autel où l’on accroche en ex-voto tous les souvenirs du passé : son sourire, sa démarche, sa voix, les attributs de sa beauté. Il en vient à se demander qu'est-ce qu'il aime encore en elle ? Le surprenant, c’est qu'il se sent l'aimer encore éperdument — j'entends par-là : d'un amour désespéré, car elle ne veut plus croire à son amour, à cause de ses précédentes « infidélités » (j'emploie à dessein le mot le plus trompeur) d'ordre purement charnel. Mais précisément parce qu'il l'aimait en dehors de toute sensualité (du moins de la bestiale) son amour reste préservé de toutes les causes de ruine.

Il est jaloux de Dieu, qui lui vole sa femme. Il sent qu’il ne peut point lutter; vaincu d'avance; mais prend en haine ce rival et tout ce qui dépend de Lui. Combien peu de chose, ce tout petit bonheur humain qu'il lui propose, en regard de la félicité éternelle.

13 janvier.


Je ne dois noter ici que les remarques d'ordre général sur l'établissement, la composition et la raison d’être du roman. Il faut que ce carnet devienne en quelque sorte « le cahier d'Édouard ». Par ailleurs, j'inscris sur les fiches ce qui peut servir : menus matériaux, répliques, fragments de dialogues, et surtout ce qui peut m'aider à dessiner les personnages. J'en voudrais un (le diable) qui circulerait incognito à travers tout le livre et dont la réalité s’affirmerait d'autant plus qu’on croirait moins en lui. C'est là le propre du diable dont le motif d’introduction est : « Pourquoi me craindrais- tu ? Tu sais bien que je n'existe pas. »

J'ai déjà inscrit un bout de dialogue qui n’a pour but que d'amener et d’expliquer cette très importante phrase, une des clés de voûte du livre. Mais le dialogue en lui-mème (tel que je l'ai noté en courant) est fort mauvais et devra être complètement refondu dans le livre, pris dans l’action.

La grande erreur des dialogues du livre de X..., c'est que ses personnages parlent toujours pour le lecteur; l’auteur leur a confié sa mission de tout expliquer. Bien veiller toujours à ce qu’un personnage ne parle que pour celui à qui il s’adresse,

Il y a un genre de personnage qui ne peut parler que comme pour une « galerie » imaginaire (impossibilité d’être sincère, même dans le monologue) — mais c'est là un cas tout spécial, et qui ne peut prendre tout son relief que si les autres, au contraire, demeurent parfaitement naturels.

Paris, 22 avril 1921.


En attendant les bagages, à l’arrivée du train qui me ramène de Brignoles, j'ai la brusque illumination du début des Faux-Monnayeurs. La rencontre d’Édouard et de Lafcadio sur un quai de gare et le premier abord avec la phrase : « Je parie que vous voyagez sans billet ». (C’est avec cette phrase que j'abordai le curieux vagabond de la gare de Tarascon dont je parle dans mon journal) — tout cela me paraît très médiocre ; du moins fort inférieur à ce que j'entrevois à présent.

(Suit le projet du récit qui figure à présent dans le livre.) 3 mai.

A vrai dire, Édouard sent que Lafcadio, bien qu'ayant rendu toutes les lettres, a barre sur lui, il sent que le moyen le plus élégant de le désarmer est de se l'acquérir — et Lafcadio, incidemment et délicatement, le lui fait entendre ; mais bientôt cette intimité forcée fait place à un sentiment véritable. Au demeurant, Lafcadio est des plus attrayants (il ne le sait point trop encore).

Hier, avant de me rendre chez Charles Du Bos, qui ne m'attendait qu'à 1 h. 1/2, et sorti de chez Dent avant midi — comme je m’attardais devant la devanture des bouquinistes, j'ai surpris un gosse en train de subtiliser un livre. Il profita d’un instant où le bouquiniste, ou du moins le surveillant préposé à l'étalage, avait le dos tourné; mais ce n’est qu'après avoir fourré le livre dans sa poche qu'il s’avisa de mon regard et comprit que je le surveillais. Je le vis aussitôt rougir un peu, puis chercher par quelle mimique hésitante il pourrait expliquer son geste : il s'écarta de quelques pas, eut l'air de balancer, revint, puis, ostensiblement et pour moi, sortit d'une poche intérieure de son veston un petit portefeuille élimé, où il fit semblant de chercher l'argent qu'il savait fort bien ne pas y être; il fit, toujours à mon usage, une petite grimace qui voulait dire : « Pas de quoi ! » hocha la tête, se rapprocha du surveillant vendeur, et, le plus naturellement qu'il put, c'est-à-dire avec beaucoup de lenteur — comme un acteur à qui l'on a dit : « Vous débitez beaucoup trop vite » et qui se force à « mettre des temps » — il finit par sortir le livre de la poche et par le remettre à sa place première. Comme il sentait que je ne cessais point de l’observer, il ne se décidait pas à partir et continuait à feindre de s'intéresser à l’étalage. Je crois qu’il serait resté longtemps encore si je ne m'étais écarté de quelques pas, comme fait au jeu des « quatre coins » le chasseur, pour inviter le gibier à changer d'arbre. Mais il n’eut pas plus tôt pris le large que je le rejoignis :

— Qu'est-ce que c'était que ce livre ? lui demandai-je, avec tout le sourire que je pus.

— Un guide d'Algérie. Mais ça coûte trop cher.

— Combien ? — Deux francs cinquante. J'suis pas assez riche. — Si je ne t'avais pas regardé, tu filais avec le livre dans ta poche, hein ?

Le petit protesta énergiquement. « Il n’avait jamais rien volé, n'avait pas envie de commencer, etc... » Je sortis un billet de deux francs de ma poche :

— Allons, tiens. Mais maintenant va-t-en l’acheter, ce livre.

Deux minutes plus tard, il ressortait de la boutique feuilletant le livre qu'il venait de payer : un vieux Joanne cartonné de bleu, de 1871.

— C'est vieux comme tout. Ça ne pourra pas te servir.

— Oh ! si ; il y a les cartes. Moi, ce qui m’amuse surtout, c’est la géographie.

Je soupçonne que ce livre flattait un instinct de vagabondage ; je cause encore un instant avec lui. Il a quinze ou seize ans; est vêtu très modestement d’une petite vareuse brune tachée et râpée. Il porte sous le bras une serviette d’écolier. J'apprends qu'il est à Henri IV, en rhétorique. D'aspect peu attrayant; mais je me reproche de l'avoir quitté trop vite.

L'anecdote, si je voulais m'en servir, serait, il me semble, beaucoup plus intéressante racontée par l’enfant lui-même, ce qui permettrait sans doute plus de détours et de dessous.


Bruxelles, 16 juin.

Achevé à Paris la préface pour Armance.

Plus rien à présent ne me sépare du roman, que, peut-être, le Curieux Malavisé, dont j'ai ressorti le scénario avant mon départ, et que j'espère mener à bien cet été ; et le dernier chapitre de Si le Grain ne meurt.

Z... me racontait l’histoire de sa sœur. Celle-ci, mariée au frère de sa femme. Celui-ci très délicat de santé, soigné par elle, sensiblement plus âgée. Elle le soigne si bien qu’il guérit enfin et part avec une autre femme, laissant la sienne exténuée. Le plus douloureux pour celle- ci, c'est qu’elle apprend bientôt que son mari a un enfant de l’autre femme (lui, trop délicat tout le temps qu'il était fidèle ; elle avait résigné tout espoir d’être jamais mère).

Et j'imagine ceci : les deux femmes sont sœurs ; lui, à épousé l’aînée (sensiblement plus âgée que l’autre) mais engrosse la cadette, Et la sœur aînée n'a de cesse qu’elle n’ait détourné l’enfant...

Cette après-midi tout cela m'apparaissait lumineux; mais ce soir, je suis fatigué, je n'y vois plus rien que de plat; — et je note tout cela pour acquit de conscience.


Cuverville, 9 juillet 1921.

Il s’agit avant tout d'établir le champ d’action et d’aplanir l'aire sur laquelle édifier le livre.

Difficile d'exprimer bien cela par métaphores ; autant parler plus simplement de « poser des bases ».

1° Artistiques d’abord : le problème du livre sera exposé par une méditation d’Édouard.

2° Intellectuelles : le sujet de dissertation du bachot (« effleurer toute chose — ne prendre que la fleur »).

3° Morales : l’insubordination de l’enfant ; refus des parents (qui reprendront à ce sujet le sophisme de l'Angleterre vis-à-vis de l'Egypte ou de l'Irlande : si on leur laissait cette liberté qu'ils réclament, ils seraient les premiers à s’en repentir. Etc...)

Il faut même examiner si ce n'est pas par là que le livre doit s'ouvrir.


22 juillet.

A noter, les très remarquables observations de W. James sur l'habitude (dans son précis de psychologie que je lis en ce moment).

« ... Quand nous nous échauffons pour un idéal abstrait que nous méconnaissons ensuite dans les cas concrets où ils s’enveloppent de détails déplaisants. Tout idéal en ce bas monde est masqué par la vulgarité des circonstances où il se réalise.

Cuverville, 25 novembre 1921.

De retour ici depuis hier soir, après un séjour à Rome qui m'a beaucoup distrait de mon travail, mais à la suite duquel il me paraît pourtant que je vois beaucoup plus nettement ce que je désire. Durant mon dernier séjour à Cuverville, en octobre, déjà j'avais établi les premiers chapitres; j'avais malheureusement dû m'interrompre au moment où la masse inerte commençait à s’ébranler. Cette comparaison n’est pas très bonne. Je préfère l’image de la baratte. Oui ; plusieurs soirs de suite j'ai baratté (to churn) le sujet dans me tête, sans obtenir le moindre caillot, mais sans perdre l'assurance que les grumeaux finiraient bien par se former. Étrange matière liquide qui, d’abord et longtemps, refuse de prendre consistance, mais où les particules solides, à force d'être remuées, agitées en tous sens, s'agglomèrent enfin et se séparent du petit-lait. À présent, je tiens la matière, qu'il me faut malaxer et pétrir. S'il ne savait d'avance, par expérience, qu’à force de battre et d’agiter le chaos crémeux, il verra se renouveler le miracle — qui ne lâcherait la partie ?


Cuverville, 7 décembre.

Depuis treize jours que je suis ici, j'ai écrit les trente premières pages de mon livre sans difficulté presque aucune et currente calamo — mais il est vrai que, depuis longtemps, j'avais cela tout prêt dans ma tête. À présent me voici arrêté. Me repenchant sur le travail d’hier, il me paraît que je fais fausse route ; le dialogue avec Edouard, en particulier (si réussi qu'il puisse être), entraîne le lecteur et m’entraîne moi-même dans une région d'où je ne vais pas pouvoir redescendre vers la vie. Ou bien alors, il faudrait précisément que je fasse peser l'ironie du récit sur ces mots : « Vers la vie » —- laissant entendre et faisant comprendre qu’il peut y avoir tout autant de vie dans la région de la pensée, et tout autant d'angoisse, de passion, de souffrance.

Du besoin de remonter toujours plus en arrière pour expliquer n'importe quel événement. Le plus petit geste exige une motivation infinie.

Je me demande sans cesse : un tel effort aurait-il pu être obtenu par d’autres causes ? Chaque fois je dois reconnaître que non; qu'il ne fallait pas moins de tout cela — et de cela précisément ; et que je ne peux ici changer le moindre chiffre sans fausser aussitôt le produit.

Le problème, pour moi, n'est pas : Comment réussir? — mais bien : comment DURER ?

Depuis longtemps, je ne prétends gagner mon procès qu'en appel. Je n'écris que pour être relu.

  1. Voir appendice.
  2. Dickens et Dostoïewski sont de grands maîtres en cela. La lumière qui éclaire leurs personnages n’est presque jamais diffuse. Dans Tolstoï,les scènes les mieux venues paraissent grises parce qu'elles sont également éclairées de partout. Intérêt successif.