Journal des faux-monnayeurs/02

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Gallimard / NRF (p. 54-114).

DEUXIÈME CAHIER


Colpach, août 1924.

Peut-être l'extrême difficulté que j'éprouve à faire progresser mon livre n'est-elle que l'effet naturel d’un vice initial. Par instants, je me persuade que l'idée même de ce livre est absurde, et j'en viens à ne plus comprendre du tout ce que je veux. Il n’y a pas, à proprement parler, un seul centre à ce livre, autour de quoi viennent converger mes efforts ; c’est autour de deux foyers, à la manière des ellipses, que ces efforts se polarisent. D'une part, l'événement, le fait, la donnée extérieure; d’autre part, l’effort même du romancier pour faire un livre avec cela. Et c’est là le sujet principal, le centre nouveau qui désaxe le récit et l'entraîne vers l'imaginatif. Somme toute, ce cahier où j'écris l’histoire même du livre, je le vois versé tout entier dans le livre, en formant l'intérêt principal, pour la majeure irritation du lecteur.

Les plus douteux égarements de la chair m'ont laissé l’âme plus tranquille que la moindre incorrection de mon esprit; et quand je me sens la conscience mal à l'aise, c’est en sortant d’un salon mondain, non du b...

À mesure que G. s'enfonce dans la dévotion, il perd le sens de la vérité. Etat de mensonge dans lequel peut vivre une âme pieuse; un certain éblouissement mystique détourne ses regards de la réalité; il ne cherche plus à voir ce qui est; il ne peut plus le voir, Et comme Edouard dit à X. que G. lui semble avoir perdu tout amour de la vérité, X. expose la thèse catholique :

Ce n’est pas la Vérité qu’il faut aimer, c'est Dieu. La vérité n’est qu’un des attributs de Dieu; ainsi que la Beauté, qu’adorent exclusivement tels artistes. L'adoration exclusive d’un des attributs de Dieu est une des formes du paganisme, etc.

Les groupements.

Les Argonautes. Ils se dévouent pour la « Patrie »; mais au sein de ce groupe, toutes les dissensions : comment la France peut-elle être le mieux servie ?

En regard, le groupement des ennemis de la société. Association pour le crime. Les conservateurs, en face de ceux-ci, font figure de pleutres. Il s'agit de savoir ce qu’il importe de protéger; ce qui vaut la peine de...

D'opinion propre, somme toute, Valentin n’en avait pas. Ou plus exactement il les avait toutes, et les éprouvait tour à tour, heureux encore quand ce n'était pas simultanément. Il se penchait sur une discussion comme sur une partie d'échecs, prêt à conseiller l’un et l’autre des adversaires, soucieux uniquement du bien jouer, et de n’avantager injustement, c’est-à-dire illogiquement, personne.

Ce qu’on appelle un « esprit faux » (l'autre haussait les épaules devant cette locution toute faite et déclarait qu’elle n’avait aucun sens) — eh bien! je m'en vais vous le dire : c’est celui qui éprouve le besoin de se persuader qu'il a raison de commettre tous les actes qu'il a envie de commettre; celui qui met sa raison au service de ses instincts, de ses intérêts, ce qui est pire, ou de son tempérament, Tant que Lucien ne cherche qu’à persuader les autres, il n’y a que demi-mal; c’est le premier degré de l'hypocrisie. Mais, avez-vous remarqué que, chez Lucien, l'hypocrisie devient de jour en jour plus profonde. Il est la première victime de toutes les fausses raisons qu'il donne; il finit par se persuader lui-même que ce sont ces fausses raisons qui le conduisent, tandis qu’en vérité c’est lui qui les incline et les conduit. Le véritable hypocrite est celui qui ne s'aperçoit plus du mensonge, celui qui ment avec sincérité,

M. dit de Lucien qu'il est « tout pénétré par sa façade ». Jude avait ce défaut d'esprit, commun à tant de jeunes gens, — et par quoi ceux- ci se rendent souvent insupportables aux aînés — de s’exagérer sa louange ou son blâme. Son jugement n’admettait pas de Purgatoire. Tout ce qui ne lui paraissait pas « admirable », il le déclarait « affreux."

Edouard pourrait fort bien avoir rencontré en wagon cette extraordinaire créature, qui nous fit lâcher nos places retenues. Je sentis au dessus de mes forces de passer la nuit dans le même compartiment qu’elle. Imaginez un être, de sexe et d'âge indécis, au regard absent, au corps flasque étayé par de nombreux coussins ; autour de cela s’empressaient deux femmes d’un certain âge. Le compartiment clos, surchauffé ; atmosphère étouffante ; odeur de médicaments, de maladie... Je refermai la porte aussitôt. Mais le wagon où nous nous installâmes alors, Marc et moi, n’allait que jusqu’à Marseille. Arrivés là, il fallut changer et, dans le train bondé, le seul compartiment où nous pûmes trouver place était celui où nos places restaient gardées. La fenêtre était baissée ; on respirait... et peut-être après tout, m'étais-je imaginé la mauvaise odeur.

Cette jeune fille, à présent, me paraissait presque jolie. La sueur collait à ses tempes ses cheveux coupés à la florentine ; par instants, elle souriait aux deux femmes qui l’accompagnaient — qui devaient être sa mère et sa tante. La tante demandait alors :

— Comment te sens-tu? — mais la mère s’écriait aussitôt :

—Ne lui demande donc pas tout le temps comment elle va. Moins elle y pense, mieux ça vaut. Et parfois la jeune fille voulait parler ; mais aussitôt son front semblait se couvrir d'ombre et une expression d'insupportable fatigue tirait ses traits. Un peu avant d'arriver à Nice, les deux femmes commencèrent les préparatifs de départ, et, quand le train s'arrêta en gare, elles s’efforcèrent de soulever le corps inerte de leur compagne; mais, celle-ci commença de pleurer ; non de pleurer précisément, mais de gémir ; ce fut une sorte de lamentation suraiguë, si étrange que les voisins surpris accoururent.

— Allons! voilà la chanson qui recommence, s’écria la mère. Voyons! voyons ! tu sais bien que ça ne sert à rien de pleurer.

Je m'offris pour aider ces femmes à soulever la malade, à la traîner jusqu'à la portière ; mais à l’extrémité du couloir, précisément devant les water-closets dont la porte était restée ouverte, elle s’écroula littéralement, et j'eus le plus grand mal à la retenir, m’accotant moi-même au chambranle. Puis, dans un grand effort, je la hissai, la maintins sur les marches, descendant avec elle, tandis que, sur le quai, la tante, descendue avant nous, la recevait dans ses bras.

— Voilà dix-huit mois qu’elle est ainsi, me dit la tante lorsque je l’eus rejointe. Si ça n’est pas malheureux! une jeune fille de dix-sept ans!... Il n’y a pas de vraie paralysie; non; simplement une paralysie nerveuse.

— Sans doute y a-t-il eu des causes morales ?... demandai-je un peu indiscrètement.

— Oui ; c’est après une peur qu’elle a eue, une nuit qu’elle couchait dans la chambre des enfants de mon frère.

Je compris que cette brave femme n’aurait pas demandé mieux que de causer, et déplorai de n’avoir su l’'interroger plus tôt. Mais un porteur vint avec un fauteuil roulant dans lequel on pose la malade; et la tante s'éloigne en me remerciant. Edouard pourrait la retrouver plus tard et reconstituer le passé.

Faire dire à Edouard, peut-être : L'ennui, voyez-vous, c’est d’avoir à conditionner ses personnages. Ils vivent en moi d’une manière puissante, et je dirais même volontiers qu'ils vivent à mes dépens. Je sais comment ils pensent, com- ment ils parlent; je distingue la plus subtile intonation de leur voix; je sais qu’il y a tels actes qu’ils doivent commettre, tels autres qui leur sont interdits. mais, dès qu'il faut les vêtir, fixer leur rang dans l'échelle sociale, leur carrière, le chiffre de leurs revenus ; dès surtout qu'il faut les avoisiner, leur inventer des parents, une famille, des amis, je plie boutique. Je vois chacun de mes héros, vous l'avouerais-je, orphelin, fils unique, célibataire, et sans enfant, C’est peut-être pour ça que je vois en vous un si bon héros, Lafcadio. Non! mais vous imaginez- vous ayant ce qu'on appelle « charge d'âmes »; avec de vieux parents à soutenir, par exemple; une mère paralytique, un père aveugle. C’est que cela se trouve, ces choses-là. Mieux encore: une jeune sœur, délicate de santé, qui aurait besoin de l’air des montagnes.

— Dites tout de suite une coxalgique.

— Songez à ce que serait votre sœur ! À ce que vous seriez avec une petite sœur sur les bras, et qui vous aurait dit un jour : Cadio, mon petit Cadio, depuis la mort de nos parents, tu es tout ce qui me reste au monde... _ Je me dépêcherais de lui trouver un séducteur. _ Vous dites cela parce que vous ne l'aimez pas. Mais, si elle existait, vous l’aimeriez.

L'école symboliste. Le grand grief contre elle, c’est le peu de curiosité qu'elle marqua devant la vie. À la seule exception de Vielé-Griffin peut-être (et c'est là ce qui donne à ses vers une si spéciale saveur), tous furent des pessimistes, des renonçants, des résignés,

las du triste hôpital

qu'était pour eux notre patrie (j'entends: la terre) « monotone et imméritée », comme disait Laforgue. La poésie devint pour eux un refuge ; la seule échappatoire aux hideuses réalités; on s’y précipitait avec une ferveur désespérée. Désenchantant la vie de tout ce qu'ils estimaient n'être que leurre, doutant qu’elle valût la peine d’ « être vécue », quoi d'étonnant s'ils n’apportèrent pas une éthique nouvelle, se contentant de celle de Vigny, que tout au plus ils agrémentaient d’ironie; mais seulement une esthétique.

Un caractère arrive à se peindre admirablement en peignant autrui, en parlant d'autrui — en raison de ce principe que chaque être ne comprend vraiment en autrui que les sentiments qu'il est capable lui-même de fournir.

Chaque fois qu'Edouard est appelé à exposer le plan de son roman, il en parle d’une manière différente. Somme toute, il bluffe ; il craint, au fond, de ne pouvoir : jamais en sortir. — Pourquoi me le dissimuler : ce qui me tente, c'est le genre épique. Seul, le ton de l'épopée me convient et me peut satisfaire ; peut sortir le roman de son ornière réaliste. Longtemps on a pu croire que Fielding et Richardson occupaient les deux pôles opposés. À dire vrai, l’un est autant que l’autre réaliste. Le roman s’est toujours, et dans tous les pays, jusqu'à présent cramponné à le réalité. Notre grande époque littéraire n’a su porter son effort d’idéalisation que dans le drame. La Princesse de Clèves n'a pas eu de suite; quand le roman français s'élance, c'est dans la direction du Roman Bourgeois.


28 novembre 1921.

« Ces jeunes gens avaient une idée très peu nette des limites de leur pouvoir » — est-il dit dans l’Idiot que je relis présentement. Excellente épigraphe pour l’un des chapitres.


Pontigny, 20 août 1922.

Bernard a pris pour maxime :


Si ce n’est toi, qui le fera ?
Si pas maintenant, quand sera-ce ?


Il cherche à formuler cela en latin. Et, quand il s’agit de dégager de la consigne la valise d'Edouard : « Si tu ne le fais maintenant, tu risques de le laisser faire par Edouard ».

Ces maximes ont ceci de charmant qu’elles sont aussi bien la clef du Paradis, que de l'Enfer. Cuverville, 11 octobre 1922.

C’est à l'envers que se développe, assez bizarrement, mon roman. C’est-à-dire que je découvre sans cesse que ceci ou cela, qui se passait auparavant, devrait être dit. Les chapitres, ainsi, s'ajoutent, non point les uns après les autres, mais repoussant toujours plus loin celui que je pensais d’abord devoir être le premier.


28 octobre.

Ne pas amener trop au premier plan — ou du moins pas trop vite — les personnages les plus importants, mais les reculer, au contraire, les faire attendre. Ne pas les décrire, mais faire en sorte de forcer le lecteur à les imaginer comme il sied. Au contraire, décrire avec précision et accuser fortement les comparses épisodiques ; les amener au premier plan pour distancer d'autant les autres.

Dans cette première scène du Luxembourg, je fais parler les indifférents; Olivier est le seul qui monologue. On ne doit pas l'entendre; à peine l'entrevoir; mais déjà l’aimer un peu, s'attacher à lui et souhaiter de le voir et de l’entendre. Le sentiment doit ici précéder la connaissance.

Tout ceci, je le fais d’instinct. C’est ensuite que j’analyse.


1er novembre.

Purger le roman de tous les éléments qui n’appartiennent pas spécifiquement au roman. On n'obtient rien de bon par le mélange. J'ai toujours eu horreur de ce que l’on a appelé « la synthèse des arts », qui devait, suivant Wagner, se réaliser sur le théâtre. Et cela m'a donné l’horreur du théâtre — et de Wagner. (C'était l'époque où, derrière un tableau de Munkaczy, on jouait une symphonie en récitant des vers; l’époque où, au Théâtre des Arts, on projetait des parfums dans la salle pendant la représentation du Cantique des Cantiques). Le seul théâtre que je puisse supporter est un théâtre qui se donne simplement pour ce qu’il est, et ne prétende être que du théâtre.

Le tragédie et la comédie, au XVIIe siècle, sont parvenues à une grande pureté (la pureté, en art comme partout, c'est cela qui importe) — et du reste, à peu près tous les genres, grands ou petits, fables, caractères, maximes, sermons, mémoires, lettres. La poésie lyrique, purement lyrique[1] —et le roman point ? (Non ; ne grossissez pas à l'excès la Princesse de Clèves ; c'est surtout une merveille de tact et de goût...)

Et ce pur roman, nul ne l'a non plus donné plus tard; non, pas même l’admirable Stendhal, qui, de tous les romanciers, est peut-être celui qui en approche le plus. Mais n'est-il pas remarquable que Balzac, s’il est peut-être le plus grand de nos romanciers, est sûrement celui qui mêla au roman et y annexa, et y amalgame, le plus d'éléments hétérogènes, et proprement inassimilables par le roman ; de sorte que la masse d'un de ses livres reste à la fois une des choses les plus puissantes, mais bien aussi les plus troubles, les plus imparfaites et chargées de scories, de toute notre littérature. Il est à remarquer que les Anglais, dont le drame n'a jamais su parfaitement se purifier (au sens où s'est purifiée la tragédie de Racine), sont parvenus d'emblée à une beau- coup plus grande pureté dans le roman de De Foë, Fielding, et même de Richardson. Je crois qu'il faut mettre tout cela dans la bouche d'Edouard — ce qui me permettrait d'ajouter que je ne lui accorde pas tous ces points, si judicieuses que soient ses remarques; mais que je doute pour ma part qu'il se puisse imaginer plus pur roman que, par exemple, La double Méprise, de Mérimée. Mais, pour exciter Edouard à produire ce pur roman qu'il rêvait, la conviction qu'on n'en avait point produit encore de semblable, lui était nécessaire.

Au surplus, ce pur roman, il ne parviendra jamais à l'écrire.


Je dois respecter soigneusement en Edouard tout ce qui fait qu'il ne peut écrire son livre. Il comprend bien des choses; mais se poursuit lui-même sans cesse; à travers tous, à travers tout. Le véritable dévouement lui est à peu près impossible. C'est un amateur, un raté.

Personnage d'autant plus difficile à établir que je lui prête beaucoup de moi. Il me faut me reculer et l'écarter de moi pour bien le voir.


Art classique ; Vous vous aimez tous deux plus que vous ne pensez. (TARTUFE).

Sarah dit: « pour ne pas que » — faute horrible, si fréquente aujourd'hui et que je n'ai vue dénoncée nulle part — « j'ai fermé la porte pour ne pas qu'il sorte », etc.


Olivier tenait à grand souci de ne parler point de ce qu'il ne connaissait guère; mais, comme ce souci n'était partagé par aucun de ceux que fréquentait Robert, lesquels ne se gênaient point pour proférer des jugements péremptoires sur des livres qu'ils n'avaient point lus, Olivier préféra croire qu'il était beaucoup plus ignorant que ceux-ci, tandis qu'il n'était que plus consciencieux.

— J'admire, disait-il à Robert, la culture de tous vos amis. Je me sens auprès d'eux si ignare, que je n'ose parler de rien. Qu'est-ce donc que ce livre, dont, tous, vous disiez tantôt si grand bien?

C'est un livre que presque aucun de nous n'a lu, dit Robert en riant ; mais on a tacitement convenu de lui trouver tous les mérites, et de tenir pour un idiot celui qui ne les lui reconnaîtrait point. Un mois plus tôt, une pareille réponse aurait indigné Olivier. Il sourit.


Annecy, 23 février.

Bernard son caractère encore incertain. Au début, parfaitement insubordonné. Se motive, précise et limite tout le long du livre, à la faveur de ses amours. Chaque amour, chaque adoration entraîne un dévouement, une dévotion. Il peut s'en désoler d'abord, mais comprend vite que ce n'est qu'en se limitant, que son champ d'action peut se préciser. Olivier son caractère peu à peu se déforme. Il commet des actions profondément contraires à sa nature et à ses goûts — par dépit et violence. Un abominable dégoût de lui-même s'ensuit. L'émoussement progressif de sa personnalité — son frère Vincent de même. (Accentuer la défaite de sa vertu, au moment où il a commencé de gagner au jeu). Je n'ai pas su indiquer cela assez clairement, Vincent et Olivier ont de très bons et nobles instincts et s'élancent dans la vie avec une vision très haute de ce qu'ils doivent faire; — mais ils sont de caractère faible et se laissent entamer. Bernard, au contraire, réagit contre chaque influence et se rebiffe. — Il y a eu maldonne c'est Olivier qu'Edouard aurait dû adopter; et c'est Olivier qu'il aimait.

Vincent se laisse lentement pénétrer par l'esprit diabolique. Il se croit devenir le diable; et c'est quand tout lui réussit le plus qu'il se sent le plus perdu. Il voudrait a-vertir son frère Olivier, et tout ce qu'il tente pour le sauver tourne au dam d'Olivier et à son profit propre. Il sent vraiment qu'avec Satan, il a partie liée. Il sent qu'il appartient d'autant plus à Satan, qu'il ne parvient pas à croire à l'existence réelle du Malin. Cela reste toujours pour lui une commode façon métaphorique d'expliquer les choses; mais toujours revient en son esprit ce thème : « Pourquoi me craindrais-tu? Tu sais bien que je n'existe pas? » Il finit par croire à l'existence de Satan comme à la sienne, c'est-à-dire qu'il finit par croire qu'il est Satan.

C'est son assurance même (l'assurance où il est d'avoir le diable dans son jeu) qui le fait réussir tout ce qu'il entreprend. Il en est effrayé ; il en vient à souhaiter presque un peu de faillite; mais il sait qu'il réussira, quoi que ce soit qu'il entreprenne. Il sait qu'en gagnant le monde, il perd son âme.

Il comprend par quels arguments le Diable l'a dupé, lorsqu'il s'est trouvé pour la première fois près de Laura, dans ce sanatorium dont ni l'un ni l'autre ne croyait pouvoir sortir — et qu'il a lié partie avec lui, dès l'instant qu'il a accepté de transporter le terrain d'action sur un sophisme : « En admettant que nous ne vivions pas, et que, par conséquent, rien de ce que nous ferons désormais, ne doive tirer à conséquence... »

Je ne puis admirer pleinement le courage de celui qui méprise la vie.

Il sied, tout au contraire de Meredith ou de James, de laisser le lecteur prendre barre sur moi de s'y prendre de manière à lui permettre de croire qu'il est plus intelligent que l'auteur, plus moral, plus perspicace et qu'il découvre dans les personnages maintes choses, et dans le cours du récit maintes vérités, malgré l'auteur et pour ainsi dire à son insu.


Annecy, 5 mars 1923.

Rêvé cette dernière nuit :

Un domestique en livrée vint enlever sur un plateau les restes de la collation qui nous avait été servie. J'étais assis sur un simple escabeau, près d'un guéridon bas, à peu près au centre d'une vaste pièce peu éclairée. La personne avec qui je conversais, au visage à demi caché par les oreilles d'un grand fauteuil, était Marcel Proust. L'attention que je lui prêtais fut distraite par le départ du domestique, et je remarquai que celui-ci entraînait après lui un bout de ficelle, dont une extrémité se trouva dans ma main, tandis que l'autre alla se fixer entre les livres d'un rayon de la bibliothèque. Cette bibliothèque tapissait un des murs de la pièce. Proust y tournait le dos, tandis que j'y faisais face. Je tirai la ficelle et vis se déplacer légèrement deux gros vieux volumes somptueusement reliés. Je tirai un peu plus et les livres sortirent à demi du rayon, prêts à tomber; je tirai davantage encore, ils tombèrent. Le bruit de la chute me fit battre le cœur et coupa le récit que Proust était en train de faire. Je m'élançai vers la bibliothèque, ramassai l'un des livres, m'assurai que la reliure de maroquin plein n'était pas écornée; ce que je voulus aussitôt faire remarquer à mon ami pour le rassurer. Mais les plats étaient à demi détachés du dos et la reliure, somme toute, dans un état déplorable. Je compris intuitivement que Proust tenait beaucoup à ces livres ; à celui-ci spécialement; mais sur un ton d'amabilité exquise et tout à fait grand seigneur :

— Ce n'est rien. C'est une édition de Saint-Simon de... Il me dit une date; et je reconnus aussitôt une édition des plus rares et des plus recherchées. Je voulais balbutier des excuses, mais Proust y coupant court commença de me montrer, avec force commentaires, quelques-unes des nombreuses illustrations du livre qu'il avait gardé sur ses genoux.

Un instant après, je ne sais comment Proust s'étant retiré, je me trouvai seul dans la pièce. Une sorte de majordome, vêtu d'une longue redingote verte et noire, vint pour fermer les volets, à la manière d'un gardien de musée quand va sonner cinq heures. Je me levai pour sortir et dus traverser au côté du majordome une enfilade de salons fastueux. Je glissais sur le parquet luisant, faillis tomber, et, à la fin, n'y tenant plus, me jetai à terre aux pieds du majordome en sanglotant; puis commençai de lui déclarer, avec un grand déploiement d'emphase et de lyrisme que je jugeais de nature à couvrir le ridicule de mon aveu:

— J'ai menti tout à l'heure en feignant d'avoir fait tomber les livres par mégarde; je savais qu'en tirant la ficelle je les ferais tomber, et j'ai tiré la ficelle tout de même. Ça a été plus fort que moi.

Je m'étais relevé et le majordome, me soutenant dans ses bras, me donnait de petites tapes sur l'épaule, à la russe.


Dans le compartiment du train vers Annecy, un ouvrier, après avoir en vain tâché d'allumer une pipe :

— Au prix où sont les allumettes, ça devient intéressant qu'elles ne brûlent pas.

J'ai si grand'peur, et il me déplairait tant, de laisser la passion incliner ma pensée, que c'est souvent au moment qu'il me veut le plus de mal que je suis tenté de dire le plus de bien de quelqu'un.


Cuverville, 3 novembre.

Force fut de m'en rendre compte, lors de cette lecture que je fis à R. Martin du Gard (août-Pontigny): les meilleures parties de mon livre sont celles d'invention pure. Si j'ai raté le portrait du vieux Lapérouse, ce fut pour l'avoir trop approché de la réalité; je n'ai pas su, pas pu perdre de vue mon modèle. Le récit de cette première visite est à reprendre. Lapérouse ne vivra et je ne le verrai vraiment que quand il aura complètement pris la place de l'autre. Rien encore ne m'a donné tant de mal. Le difficile c'est d'inventer, là où le souvenir vous retient.


13 novembre.

Ai complètement remanié ce chapitre que je crois assez bon maintenant. Il m'est certainement plus aisé de faire parler un personnage, que de m'exprimer en mon nom propre; et ceci d'autant que le personnage créé diffère de moi davantage. Je n'ai rien écrit de meilleur ni avec plus de facilité que les monologues de Lafcadio, ou que le journal d'Alissa. Ce faisant, j'oublie qui je suis, si tant est que je l'aie jamais su. Je deviens l'autre. (Ils cherchent à savoir mon opinion. Mon opinion, je n'en ai cure, je ne suis plus quelqu'un, mais plusieurs — d'où ce reproche que l'on me fait d’inquiétude, d'instabilité, de versatilité, d'inconstance.) Pousser l'abnégation jusqu'à l'oubli de soi total.

(Je disais à Claudel, certain soir que son amitié s'inquiétait du salut de mon âme :

— Je me suis complètement désintéressé de mon âme et de son salut.

— Mais Dieu, répondait-il, Lui, ne se désintéresse pas de vous).

De même dans la vie, c'est la pensée, l'émotion d'autrui qui m'habite; mon cœur ne bat que par sympathie. C'est ce qui me rend toute discussion si difficile. J'abandonne aussitôt mon point de vue. Je me quitte et ainsi soit-il.

Ceci est la clef de mon caractère et de mon œuvre. Le critique fera de mauvaise besogne qui ne l'aura pas compris — et ceci encore : ce n'est pas ce qui me ressemble, mais ce qui diffère de moi qui m'attire.


Cuverville, 27 décembre.

Jacques Rivière me quitte à l'instant. Il vient de passer ici trois jours. Je lui ai lu les dix-sept premiers chapitres des Faux-Monnayeurs (les chapitres I et II sont à refaire complètement). Il y a lieu d'apporter, dès le premier chapitre, un élément fantastique et surnaturel, qui autorise par la suite certains écarts du récit, certaines irréalités. Je crois que le mieux serait de faire une description « poétique » du Luxembourg — qui doit rester un lieu aussi mythique que la forêt des Ardennes dans les féeries de Shakespeare.


Cuverville, 3 janvier 1924.

La difficulté vient de ceci que, pour chaque chapitre, je dois repartir à neuf. Ne jamais profiter de l'élan acquis — telle est la règle de mon jeu.


6 janvier.

Le livre, maintenant, semble parfois doué de vie propre; on dirait une plante qui se développe, et le cerveau n'est plus que le vase plein de terreau qui l'alimente et la contient. Même, il me paraît qu'il n'est pas habile de chercher à « forcer » n'est la plante; qu'il vaut mieux en laisser les bourgeons se gonfler, les tiges s'étendre, les fruits se sucrer lentement; qu'en cherchant à devancer l'époque de leur maturité naturelle, on compromet la plénitude de leur saveur.


En wagon vers Cuverville, 8 février 1924.

Puisqu'ils m'empêchent de lire et de méditer, je noterai tous-venants les pro- pos de la grosse dame qui occupe avec son mari deux autres places de mon compartiment:

— C'était pourtant pratique, les wagons avec des portières à chaque compartiment... en cas d'accident (notre wagon est à couloir). Tiens! on dirait d'un bonhomme, au haut du toit, regarde... cette girouette. Je ne savais pas qu'Amer Picon avait une usine à Batignolles.

LE MARI : — Ça c'est la banlieue. La banlieue qui est déjà....

LA DAME: — Il y a des nuages, mais il ne pleuvra pas. Ote-donc ton paletot... La ! la, la, la.

LE MARI : — Eh ?

LA DAME : — La, la, la, la... Ça n'est pas Rouen, là-bas ?

LE MARI: — Oh! la, la : d'ici deux heures.

LA DAME: — Regarde la forme de ces cheminées.

LE MARI : — Argenteuil... les asperges...

La dame a surpris mon regard. Elle se penche vers son mari, et à partir de ce moment, ils ne parleront plus qu'à voix basse. C'est toujours ça de gagné. J'entends encore :

LE MARI: — Ce n'est pas sincère. LA DAME: — Naturellement. Pour être sincère il faudrait que ce soit... Admirable la personne qui ne finirait jamais ses phrases. Mm Védel, la pastoresse.


14 février.

La traduction de Tom Jones, dont Dent m'envoie les épreuves, est des plus médiocres. Je me refuse à la préfacer. Après long conciliabule entre Rys (le représentant de Dent), Valéry Larbaud et moi, la maison Dent abandonne l'entreprise. Je me retrouve en face de mes Faux-Monnayeurs ; mais cette courte plongée dans Fielding m'éclaire sur les insuffisances de mon livre. Je doute si je ne devrais pas élargir le texte, intervenir (malgré ce que me dit Martin du Gard), commenter. J'ai perdu prise.

Brignoles, 27 mars.

Le style des Faux-Monnayeurs ne doit présenter aucun intérêt de surface, aucune saillie. Tout doit être dit de la manière la plus plate, celle qui fera dire à certains jongleurs que trouvez-vous à admirer là dedans?


Vence, 29 mars.

Dès la première ligne de mon premier livre, j'ai cherché l'expression directe de l'état de mon personnage, — telle phrase qui fût directement révélatrice de son état intérieur — plutôt que de dépeindre cet état. L'expression pouvait être maladroite et faible, mais le principe était bon. 30 mars.

Ce qui manque à chacun de mes héros, que j'ai taillés dans ma chair même, c'est ce peu de bon sens qui me retient de pousser aussi loin qu'eux leurs folies.


31 mars.

Le caractère de Lady Griffith est et doit rester comme hors du livre. Elle n'a pas d'existence morale, ni même à vrai dire de personnalité; c'est là ce qui va gêner Vincent bientôt. Ces deux amants sont faits pour se haïr.

Roquebrune, 10 avril 1924.

Ne pas établir la suite de mon roman dans le prolongement des lignes déjà tracées; voilà la difficulté. Un surgissement perpétuel; chaque nouveau chapitre doit poser un nouveau problème, être une ouverture, une direction, une impulsion, une jetée en avant — de l'esprit du lecteur. Mais celui-ci doit me quitter, comme la pierre lancée quitte la fronde. Je consens même que, boomerang, il s'en revienne frapper contre moi.


Paris, 17 mai.

Écrit les trois chapitres qui doivent précéder la « rentrée » à la pension. (Journal d'Édouard : entretiens avec Molinier, avec les Védel-Azaïs, avec Lapérouse).

Je veux attirer tour à tour chacun de mes personnages sur le devant du théâtre et lui céder un instant la place d'honneur.

Respiration nécessaire entre les chapitres (mais il faudrait l'obtenir aussi du lecteur).


27 mai.

Le frère aîné de Bernard se persuade qu'il doit être un « homme d'action ». C'est-à-dire qu'il devient un homme de parti. Avant que l'adversaire ait parlé, il a déjà sa riposte prête; à peine laisse-t-il l'autre achever sa phrase. Écouter autrui risquerait de l'affaiblir. Il travaille ferme et prétend qu'il s'instruit, mais il ne cherche dans ses lectures que des munitions pour sa cause. Les premiers temps, il souffrait encore de certaine distance qu'il sentait entre ses pensées et ses paroles; je veux dire que ses paroles, ses déclarations devant des camarades de son bord, étaient souvent en avance sur ses pensées; mais il a eu soin de mettre au pas celles-ci. A présent, il croit vraiment ce qu'il affirme, et n'a même plus besoin d'ajouter, comme il faisait d'abord : « sincèrement » après chacune de ses déclarations.

Bernard cause avec lui, à la suite de son bachot. Il était sur le point de revenir à son père. La conversation qu'il a avec son frère bien-pensant le reprécipite dans la révolte.


Le mauvais romancier construit ses personnages; il les dirige et les fait parler. Le vrai romancier les écoute et les regarde agir; il les entend parler dès avant que de les connaître, et c'est d'après ce qu'il leur entend dire qu'il comprend peu à peu qui ils sont. J'ai ajouté : les regarde agir — car, pour moi, c'est plutôt le langage que le geste qui me renseigne, et je crois que je perdrais moins, perdant la vue, que perdant l'ouïe. Pourtant je vois mes personnages; mais non point tant leurs détails que leur masse, et plutôt encore leurs gestes, leur allure, le rythme de leurs mouvements. Je ne souffre point de ce que les verres de mes lunettes ne me les présentent pas tout à fait « au point »; tandis les que moindres inflexions de leur voix, je les perçois avec la netteté la plus vive.

J'ai écrit le premier dialogue entre Olivier et Bernard et les scènes entre Passavant et Vincent, sans du tout savoir ce que je ferais de ces personnages, ni qui ils étaient. Ils se sont imposés à moi, quoi que j'en aie. Rien de miraculeux là- dedans. Je m'explique assez bien la formation d'un personnage imaginaire, et de quel rebut de soi-même il est fait.


Il n'est pas d'acte, si absurde ou si préjudiciable, qui ne soit le résultat d'un concours de causes, conjonctions et concomitances; et sans doute est-il bien peu de crimes dont la responsabilité ne puisse être partagée, et pour la réussite desquels on ne se soit mis à plusieurs — fût-ce sans le vouloir ou le savoir. Les sources de nos moindres gestes sont aussi multiples et retirées que celles du Nil.


Le renoncement à la vertu par abdication de l'orgueil.

Coxyde, 6 juillet.

Profitendieu est à redessiner complètement. Je ne le connaissais pas suffisamment, quand il s'est lancé dans mon livre. Il est beaucoup plus intéressant que je ne le savais.


Cuverville, 27 juillet.

Boris. Le pauvre enfant comprend qu'il n'y a pas une de ses qualités, par une de ses vertus, qui ne puisse être tournée en défaut par ses camarades : sa chasteté en impuissance; sa sobriété en absence de gourmandise; son abstinence générale en couardise, sa sensibilité en faiblesse. Tant il est vrai que rien ne permet de se lier autant des défauts communs, ou des vices, tant il est vrai que la noblesse de l'âme empêche la facilité de l'accueil (aussi bien d'être accueilli que d'accueillir).


Jarry. Il avait un sens exact de la langue; ou mieux encore, du poids des mots. Il construisait des phrases massives, bien assises, appliquant tout de leur long sur le sol.


Cuverville, 10 août.

Un autre article de leur code était ce que je pourrais appeler: la doctrine du moindre effort: Chacun de ces enfants — à la seule exception de quelques rares, qui passaient pour poseurs et mauvais coucheurs — mettait un point d'honneur ou d'amour-propre, à tout obtenir en payant et se foulant le moins possible; que ce fût un objet qu'un tel se vantait d'avoir pu se procurer à meilleur compte; que ce fût un problème dont tel autre avait découvert la solution sans avoir peiné sur les calculs; un moyen de locomotion qui lui permettait de partir cinq minutes plus tard pour la classe, le principe restait le même. « Pas d'effort inutile », était leur absurde devise. Aucun n'avait su comprendre qu'il peut y avoir bénéfice dans l'effort même et récompense ailleurs que dans le but obtenu.

J'ai pu douter si peut-être cette disposition d'esprit, que pour ma part je considère comme une des plus fâcheuses, ne devient pas moins dangereuse après qu'elle est cataloguée et, de même qu'il advient qu'on ne donne un nom qu'à ce dont on se sépare, si cette formule même ne présageait pas un départ. La mise de ces enfants ressortissait à la même éthique. Tout respirait chez eux le strict; tout était parcimonieusement mesuré. Leurs vestons (je parle des plus élégants) les encerclaient comme une écorce que la poussée du tronc aurait fait éclater par devant. Leurs faux-cols ne cédaient à la cravate que le plus petit espace pour le plus petit nœud. Il n'était pas jusqu'aux souliers dont certains de ces jeunes gens rentraient savamment les lacets de manière à n'en laisser paraître que l'indispensable.


Cuverville, 1er novembre 1924.

Je devais partir le 6 novembre pour le Congo; toutes dispositions étaient prises, cabines retenues, etc... Je remets le départ en juillet. Espoir de finir mon livre (ce n'est d'ailleurs pas là la raison majeure qui me retient).

Je viens d'écrire le chapitre X de la seconde partie (le faux suicide d'Olivier) et ne vois plus devant moi qu'un embrouillement terrible, un taillis tellement épais, que je ne sais à quelle branche m'attaquer d'abord. Selon ma méthode, j'’use de patience et considère la touffe longuement avant d'attaquer.


La vie nous présente de toutes parts quantité d'amorces de drames, mais il est rare que ceux-ci se poursuivent et se dessinent comme a coutume de les filer un romancier. Et c'est là précisément l'impression que je voudrais donner dans ce livre, et ce que je ferai dire à Edouard.

Cuverville, 20 novembre.


Que maints gestes de ceux d'une génération trouvent leur explication dans la génération suivante — c'est ce que je m'étais proposé de montrer; mais mes personnages m'entraînent, et je n'ai pu me donner complète satisfaction sur ce point. Si j'écris un autre roman, je voudrais éclairer cela mieux : comment ceux d'une nouvelle génération, après avoir critiqué, blâmé les gestes et les attitudes (conjugales par ex.) de ceux qui les ont précédés, se trouvent amenés peu à peu à refaire à peu près les mêmes. André voit se reformer dans son propre ménage tout ce qui lui paraissait monstrueux dans le ménage de Guillaume, que fréquentait son enfance.

Maison de santé, 3 janvier 1925.


Bernard essuie l'endoctrinement d'un traditionaliste qui, ignorant sa bâtardise, veut le persuader que la sagesse consiste, pour chacun, à prolonger la ligne qu'a commencé de tracer son père, etc... Bernard n'ose donner vent à sa protestation :

— Mais enfin, si, ce père, je ne le connais pas...?

Et il en vient presque aussitôt à se féliciter de ne le point connaître, et de n'avoir, par conséquent, à chercher la règle morale qu'en lui-même.

Mais saura-t-il s'élever jusqu'à accepter, assumer les contradictions de sa trop riche nature? jusqu'à chercher, non point à les résoudre, mais à les alimenter, — jusqu'à comprendre que l'ampleur de l'hésitation et la largeur de l'écart font, pour la corde tendue, la puissance du son qu'elle va rendre, et qu'elle ne peut se fixer qu'au point mort.

Comparaison également avec les deux pôles magnétiques, entre lesquels faire jaillir l'étincelle de vie.


Bernard pense : — Se diriger vers un but? — Non! Mais : « aller de l'avant ».


Cuverville, Fin janvier.


Comment se forme une équipe modèle: La première condition, pour en faire partie, c'est de renoncer à son nom, de manière à n'être plus qu'une force anonyme; chercher à faire triompher l'équipe, mais ne pas chercher à se distinguer.

Faute de quoi l'on n'obtient que des spécialisations, des phénomènes. Une bonne moyenne, pour vaincre, importe toujours plus que quelques numéros exceptionnels qui paraissent d'autant plus extraordinaires et que l'on remarque d'autant plus, que l'ensemble de la troupe est plus médiocre.


Art classique.

Je me plains de mon sort moins que vous ne pensez.

(BAJAZET).


8 mars 1925.

Vu Martin du Gard, à Hyères. Il souhaiterait voir s'allonger indéfiniment mon roman. Il m'encourage à « profiter ». plus des personnages que j'ai créés. Je ne pense pas suivre son conseil.

Ce qui m'attirera vers un nouveau livre, ce ne sont point tant de nouvelles figures, qu'une nouvelle façon de les présenter. Celui-ci s'achèvera brusquement, non point par épuisement du sujet, qui doit donner l'impression de l'inépuisable, mais au contraire, par son élargissement et par une sorte d'évasion de son contour. Il ne doit pas se boucler, mais s'éparpiller, se défaire...


La Bastide, 29 mars 1925.


Assez bien travaillé depuis près d'un mois. Écrit plusieurs chapitres, qui d'abord me paraissaient particulièrement difficiles. Mais une des particularités de ce livre (et qui tient assurément à ce que je m'y refuse sans cesse à « profiter de l'élan acquis») c'est cette excessive difficulté que j'éprouve, en face de chaque nouveau chapitre — difficulté presque égale à celle qui me retenait au seuil du livre et qui m'a forcé à piétiner si longuement. Oui, vraiment, il m'est arrivé, des jours durant, de douter si je pourrais remettre la machine en marche. Autant qu'il m'en souvient, rien de pareil avec les Caves, ni avec aucun autre livre ; ou la peine que j'ai prise à les écrire s'est-elle effacée de mon souvenir, comme s'effacent les douleurs de l'accouchement, après la naissance de l'enfant ?

Je me demande depuis hier soir (j'ai achevé avant-hier le chap. XVII de la seconde partie : visite d'Armand à Olivier) s'il n'y a pas lieu de résumer en un seul les quelques chapitres que je voyais devant moi. La terrible scène du suicide gagnerait, il me semble, à ne pas être trop annoncée. On verse dans le morne, par excès de préparation. Je ne vois plus, ce matin, que les avantages d'un resserrement qui présenterait dans un seul chapitre le suicide et sa motivation.


Il n'y a guère de « règles de vie », dont on ne puisse se dire qu'il y aurait plus de sagesse à en prendre le contrepied, qu'à les suivre.


D'abord procéder à l'inventaire. On fera les comptes plus tard. Il n'est pas bon de mêler. Puis, mon livre achevé, je tire la barre, et laisse au lecteur le soin de l'opération; addition, soustraction, peu importe j'estime que ce n'est pas à moi de la faire. Tant pis pour le lecteur paresseux : j'en veux d'autres. Inquiéter, tel est mon rôle. Le public préfère toujours qu'on le rassure. Il en est dont c'est le métier. Il n'en est que trop.

Cuverville. Mai 1925.


Je crains la disproportion entre la première et la deuxième partie — et que celle-ci, tout compte fait, ne se découvre sensiblement plus courte. Encore que les fins précipitées me plaisent, et que j'aime à donner à mes livres l'aspect du sonnet qui commence en quatrains et finit en tercets. Il me paraît toujours inutile d'expliquer tout au long ce que le lecteur attentif a compris; c'est lui faire injure. L'imagination jaillit d'autant plus haut que l'extrémité du conduit se fait plus étroite, etc... Pourtant, ce matin, j'en viens à considérer l'avantage qu'il y aurait à diviser le livre en trois parties. La première (Paris) s'arrêtant au chapitre XVI. La seconde comprenant les huit chapitres de Saas-Fée. Ce qui ferait l'emporter en importance la troisième.


Hier, 8 juin, achevé les Faux-Monnayeurs.


Martin du Gard me communique cette citation de Thibaudet:

« Il est rare qu'un auteur qui s'expose dans un roman, fasse de lui un individu ressemblant, je veux dire vivant... Le romancier authentique crée ses personnages avec les directions infinies de sa vie possible; le romancier factice les crée avec la ligne unique de sa vie réelle. Le génie du roman fait vivre le possible; il ne fait pas revivre le réel. »

Et cela me paraît si vrai que je songe à épingler ces phrases, en guise de préface, en tête des Faux-Monnayeurs, à côté de celle-ci que Vauvenargues écrivit en songeant certainement à Henri Massis : « Ceux qui ne sortent pas d'eux-mêmes sont tout d'une pièce[2] ».


Mais, tout considéré, mieux vaut laisser le lecteur penser ce qu'il veut fût-ce contre moi.

  1. Oserai-je bien faire remarquer que, dans la Porte Étroite (1909) il est déjà question de « poésie pure » (p. 132-133) ; incidemment, il est vrai; mais il ne me paraît pas que ces mots, dans l'esprit d'Alissa, aient une signification très différente de celle que l'abbé Brémont devait leur donner plus tard.
  2. Conseils à un jeune homme (cité par Sainte-Beuve, Lundis, I, p. 8.)