Journal des faux-monnayeurs/05

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Gallimard / NRF (p. 139-144).

IDENTIFICATION DU DÉMON

Mais à présent que nous sommes seuls, dites-moi, je vous en prie, d’où vous vient cet étrange besoin de croire qu’il y a péril ou péché dans tout ce que vous allez entreprendre ?

— Qu’importe ; l’important c’est que ça ne me retienne pas.

— J’ai cru longtemps que ce n’était qu’un reste de votre éducation puritaine ; mais à présent j’en viens à croire qu’il faut voir là je ne sais quel byronisme… Oh ! ne protestez pas : je sais que vous avez horreur du romantisme : vous le dites du moins ; mais vous avez l’amour du drame…

— J’ai l’amour de la vie. Si je recherche le péril, c’est avec la confiance, la certitude que j’en triompherai. Quant au péché… ce qui m’attire en lui… oh ! non, ne croyez pas que ce soit ce raffinement qui faisait dire à l’Italienne, du sorbet qu’elle dégustait : « Peccato che non sia un peccato ». Non, c’est peut-être d’abord le mépris, la haine, l’horreur de tout ce que j’appelais vertu dans ma jeunesse ; c’est aussi que… comment vous dire… il n’y a pas bien longtemps que je l’ai compris… c’est que j’ai le diable dans mon jeu.

— Je n’ai jamais pu comprendre, je vous l’avoue, l’intérêt qu’il y avait à croire au péché, à l’enfer ou aux diableries.

— Permettez ; permettez ; mais moi non plus, je n’y crois pas, au diable ; seulement, et voilà ce qui me chiffonne : tandis qu’on ne peut servir Dieu qu’en croyant en Lui, le diable, lui, n’a pas besoin qu’on croie en lui pour le servir. Au contraire, on ne le sert jamais si bien qu’en l’ignorant. Il a toujours intérêt à ne pas se laisser connaître ; et c’est là, je vous dis, ce qui me chiffonne : c’est de penser que, moins je crois en lui, plus je l’enforce.

Ça me chiffonne, comprenez-moi bien, de songer que c’est précisément là ce qu’il désire : qu’on ne croie pas en lui. Il sait bien comment faire, allez, pour s’insinuer dans nos cœurs, et qu’il n’y peut entrer d’abord qu’inaperçu.

J’ai beaucoup réfléchi à cela, je vous assure. Évidemment, et malgré tout ce que je viens de vous dire, en parfaite sincérité je ne crois pas au démon. J’en prends tout ce qui en est comme une puérile simplification et explication apparente de certains problèmes psychologiques — auxquels mon esprit répugne à donner d’autres solutions que parfaitement naturelles, scientifiques, rationnelles. Mais, encore une fois, le diable lui-même ne parlerait pas autrement ; il est ravi ; il sait qu’il ne se cache nulle part aussi bien que derrière ces explications rationnelles, qui le relèguent au rang des hypothèses gratuites, Satan ou l’hypothèse gratuite ; ça doit être son pseudonyme préféré. Eh bien, malgré tout ce que j’en dis, malgré tout ce que j’en pense et que je ne vous dis pas, il n’en reste pas moins ceci : c’est que, dès l’instant que j’admets son existence, — et cela m’arrive tout de même, ne fût-ce qu’un instant, quelquefois — dès cet instant, il me semble que tout s’éclaire, que je comprends tout ; il me semble que tout à coup je découvre l’explication de ma vie, de tout l’inexplicable, de tout l’incompréhensible, de toute l’ombre de ma vie. Je voudrais un jour écrire une… oh ! je ne sais comment dire — ça se présente à mon esprit sous une forme de dialogue, mais il y aurait autre chose encore… enfin, ça s’appellerait peut-être « Conversation avec le diable » — et savez-vous comment cela commencerait ? J’ai trouvé sa première phrase ; la première à lui faire dire, vous comprenez ; mais pour trouver cette phrase il faut le connaître déjà très bien… Je lui fais dire d’abord : — Pourquoi me craindrais-tu ? Tu sais bien que je n’existe pas. Oui, je crois que c’est ça. Ça résume tout : c’est de cette croyance à la non existence du diable que… Mais parlez donc un peu ; j’ai besoin qu’on m’interrompe.

— Je ne sais que vous dire. Vous me parlez de choses auxquelles je m’aperçois que je n’ai jamais pensé. Mais je ne puis oublier que nombre d’esprits, et que je tiens pour des plus grands, croyaient à l’existence du diable, à son rôle — et même lui faisaient la part belle. Vous savez ce que disait Gœthe ? Que la puissance d’un homme et sa force de prédestination étaient reconnaissables à ce qu’il portait en lui de démoniaque.

— Oui, l’on m’a déjà parlé de cette phrase ; vous devriez bien tâcher de me la retrouver.

(Théorie : que, de même que le Royaume de Dieu, l’Enfer est au-dedans de nous) :

— Et je sens en moi, certains jours, un tel envahissement du mal, qu’il me semble déjà que le mauvais prince y procède à un établissement de l’Enfer.