Journal des faux-monnayeurs/04

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Gallimard / NRF (p. 131-138).

PAGES DU JOURNAL DE LAFCADIO

(Premier projet des Faux-Monnayeurs)


Des opinions, me dit Édouard, lorsque je lui montrai ces premières notes. Opinions… Je n’ai que faire de leurs opinions, tant que je ne les connais pas eux-mêmes. Persuadez-vous, Lafcadio, que les opinions n’existent pas en dehors des individus et n’intéressent le romancier qu’en fonction de ceux qui les tiennent. Ils croient toujours vaticiner dans l’absolu ; mais ces opinions dont ils font profession et qu’ils croient librement acceptées, ou choisies, ou même inventées, leur sont aussi fatales, aussi prescrites que la couleur de leurs cheveux ou que l’odeur de leur haleine ! Ce défaut de prononciation de Z…, que vous avez fort bien fait de noter, m’importe plus que ce qu’il pense ; ou du moins ceci ne viendra qu’ensuite. Y a-t-il longtemps que vous le connaissez ?

Je lui dis que je le rencontrais pour la première fois. Je ne lui cachai pas qu’il m’était extrêmement antipathique.

— Il importe d’autant plus que vous le fréquentiez, reprit-il. Tout ce qui nous est sympathique, c’est ce qui nous ressemble et que nous imaginons aisément. C’est sur ce qui diffère le plus de nous que doit porter surtout notre étude. Avez-vous laissé voir à Z… qu’il vous déplaisait ?

— Non : je n’en ai rien laissé paraître.

— C’est bien. Tâchez de devenir son ami.

Et comme je faisais la grimace :

— Ah ! vous avez encore des goûts personnels, s’écria-t-il, sur un tel ton, que je ne songeai plus qu’à les désavouer aussitôt.

… Vous avez peut-être aussi des scrupules, des répugnances ?…

— Je tâcherai de m’en débarrasser, pour vous servir, dis-je en riant. Si j’étais d’avance parfait, je n’aurais que faire de vos conseils.

— Lafcadio, faites attention, mon ami (son front s’était légèrement rembruni), ce que j’attends de vous c’est le cynisme, ce n’est pas l’insensibilité. Certains vous diront que l’un ne peut aller sans l’autre ; ne les croyez point. Mais, tout de même, méfiez-vous. L’émotion s’accompagne volontiers de maladresse et il y a certaine virtuosité du cœur, si je puis dire, qui d’ordinaire ne s’acquiert qu’au détriment des qualités les plus exquises, et qui, comme toutes les autres virtuosités, entraîne une certaine froideur d’exécution. L’émotion gêne, et néanmoins tout est perdu dès qu’on l’élude, ou que seulement elle diminue ; car, somme toute, elle est la fin dernière et c’est à cause d’elle que l’on joue. Je vous ennuie ?

— Pouvez-vous croire !… Ceci m’explique cette sorte de crainte que je ressens et que, jusqu’alors, je ne m’expliquais pas très bien.

— Quelle crainte ? fit-il avec une charmante expression de sollicitude qui me toucha.

— Celle, repris-je, d’être un peu sec lorsque j’agis ; un peu inactif, ou si vous préférez, impropre à l’action aussitôt que je m’attendris.

— Je crains que vous ne confondiez l’émotion avec cet attendrissement qui mène aux larmes et qui n’a rien à voir avec ce que j’appelais sensibilité, qui n’est, le plus souvent, qu’un joyeux frémissement de la vie. Persuadez-vous tout au contraire que c’est au plus pressé de l’action que vous la ressentez la plus vive ; du moins il sied que cela soit ainsi… Ah ! pendant que j’y pense : avez-vous une maîtresse ?

Je lui dis que, depuis que j’étais réchappé du service, j’avais eu moins souci d’attachement que de liberté.

Il sourit, puis :

— Je vous demande cela parce qu’une certaine personne m’a promis pour ce matin sa visite. (Il tira sa montre). Et même elle devrait être ici. Restez encore quelques instants ; vous n’avez rien de mieux à faire. Et en attendant, prenons un verre de porto ; ou mieux, laissez-moi vous préparer un cocktail.

Il ouvrit un petit buffet bas, mais il n’en eut pas plutôt sorti des gobelets et diverses bouteilles, qu’un coup de sonnette retentit…

ii

Il n’y a pas bien longtemps que j’ai fait la connaissance d’Édouard ; mais, depuis que je le connais, ma vie a pris un tour neuf et je trouve enfin son emploi. Je commençais vraiment d’être las de ne vivre que pour moi-même ; je ne m’aime pas assez pour cela. Au demeurant, pas bien assuré de répondre à ce qu’Édouard attend de moi ; je sens en mon esprit je ne sais quoi de courant et de desultory qui me laisse craindre de n’être pas de bon usage. De plus, je manque d’instruction à un point qu’il ne saurait croire. Je n’ai guère rien lu et ne me sens en humeur de rien lire. J’ai peut-être certain goût pour les mots et les courtes phrases, mais je sais trop de langues pour en parler parfaitement aucune ; et j’écris n’importe comment. Je crois que je suis trop impatient pour jamais rien réussir.

Au fond, Édouard ne me connaît pas plus que, moi, je ne le connais. Quand il m’a demandé si j’avais une maîtresse, j’ai failli lui dire que je ne redoute rien tant qu’une liaison ; mais mieux vaut ne pas trop se découvrir. J’ai l’horreur de parler de moi ; cela ne vient pas seulement de ce que je ne m’intéresse pas à moi-même, mais surtout de ce que je n’avance rien sur moi-même, que le contraire ne m’apparaisse aussitôt beaucoup plus vrai. Ainsi j’allais écrire : j’ai le goût de la volupté, mais, il faut bien que je me l’avoue, l’amour m’ennuie. Et je songe aussitôt que ce qui m’ennuie dans l’amour, c’est la romance, le long diffèrement du plaisir, les petits soins, les minauderies, les protestations, les serments… Car, amoureux, je le suis sans cesse, et de tout, et de tous. Ce qui me déplairait, ce serait de ne l’être plus que de quelqu’un.

Ce besoin que j’ai de bouger, de rendre service, d’où jaillit la plus claire source de mon bonheur, et qui me fait sans cesse préférer autrui à moi-même, n’est peut-être, après tout, qu’un besoin de m’échapper, de me perdre, d’intervenir et de goûter à d’autres vies. Assez parler de moi. Sans Édouard je n’en aurais jamais tant dit.