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Journal du voyage de Montaigne/Traduction

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"Essayons de parler un peu cette autre langue[1], me trouvant ſurtout dans cette contrée où il me paroit qu’on parle le langage le plus pur de la Toſcane, particulierement parmi ceux du païs qui ne l’ont point corrompue par le melange des patois voiſins. Le Samedi matin de bonne heure, j’allai prendre les eaux de Barnabé ; c’eſt une des fontaines de cette montagne, & l’on eſt etonné de la quantité d’eaux chaudes & froides qu’on y voit. La montagne n’eſt point trop elevée & peut avoir trois milles de circuit. On n’y boit que de l’eau de notre fontaine principale, & de cette autre qui n’eſt en vogue que depuis peu d’années. Un lepreux nommé Barnabé, ayant eſſayé des eaux & des bains de toutes les autres fontaines, ſe détermina pour celle-cy, s’y abandonna & fut guéri. C’est sa guérison qui a fait la réputation de cette eau. Il n’y a point de maisons à l’entour, excepté seulement une petite loge couverte, & des sieges de pierre autour du canal, qui étant de fer, quoique placé là récemment, est déja presque tout rongé en dessous. On dit que c’est la force de l’eau qui le détruit, ce qui est fort vraisemblable. Cette eau est un peu plus chaude que l’autre, & selon l’opinion commune, plus pesante encore & plus violente ; elle sent un peu plus le souffre, mais néantmoins foiblement. L’endroit où elle tombe est teint d’une couleur de cendre comme les nôtres, mais peu sensible ; elle est eloignée de mon logis de près d’un mille, en tournant au pied de la montagne, & située beaucoup plus bas que toutes les autres eaux chaudes. Sa distance de la riviere, est d’environ une ou deux piques. J’en pris cinq livres avec quelque mal-aise, parce que ce matin je ne me portois pas trop bien. Le jour d’auparavant j’avois fait une promenade d’environ trois milles après mon diner, pendant la chaleur, & je sentis après le souper un peu plus fortement l’effet de cette eau. Je commençai à la digérer dans l’espace d’une demi-heure. Je fis un grand détour d’environ deux milles, pour m’en retourner au logis. Je ne sais pas si cet exercice extraordinaire me fit grand bien ; car les autres jours je m’en retournois tout de suite à ma chambre, afin que l’air du matin ne pût me refroidir, les maisons n’étant point à trente pas de la fontaine. La premiere eau que je rendis fut naturelle, avec beaucoup de sable : les autres étoient blanches & crues. J’eus beaucoup de vents.

Quand j’eus rendu a peu près la troisieme livre, mon urine commençoit à prendre une couleur rouge ; avant le disner j’en avois évacué plus de la moitié. En faisant le tour de la montagne de toutes parts, je trouvai plusieurs sources chaudes. Les paysans disent de plus qu’on y voit pendant l’hiver, en divers endroits, des évaporations qui prouvent qu’il y en a beaucoup d’autres. Elles me paroissent à moi comme chaudes & en quelque façon sans odeur, sans saveur, sans fumée, en comparaison des nôtres. Je vis a Corsenne un autre endroit beaucoup plus bas que les bains, où sont en quantité d’autres petits canaux plus commodes que les autres. Ils disent ici qu’il y a plusieurs fontaines, au nombre de huit ou dix, qui forment ces canaux. A la tête de chacun, est inscrit un nom différent, qui annonce leurs divers effets : comme la Savoureuse, la Douce, l’Amoureuse, la Couronne ou la Couronnée, la Désespérée, &c. A la vérité il y a certains canaux plus chauds les uns que les autres.

Les montagnes des environs sont presque toutes fertiles en bled & en vignes : au lieu qu’il n’y avoit, il y a cinquante ans, que des bois & des châtaignes. On voit encore un petit nombre de montagnes pelées & dont la cime est couverte de neige, mais elles sont assez éloignées de là. Le peuple mange du pain de bois : c’est ainsi qu’ils nomment, par forme de proverbe, le pain de châtaigne qui est leur principale récolte ; & il est fait comme celui qu’on nomme en France pain d’épice. Je n’ai jamais tant vu de serpents & de crapauds. Les enfans n’osent même assez souvent aller cueillir les fraises dont il y a grande abondance sur la montagne & dans les buissons, de peur des serpents.

Plusieurs Buveurs d’eau, à chaque verre, prennent trois ou quatre grains de coriandre pour chasser les vents. Le dimanche de Pâques, 14 de mai, je pris cinq livres & plus de l’eau de Barnabé, parce que mon verre en contenoit plus d’une livre. Ils donnent ici le nom de Pâques aux quatre principales fêtes de l’année. Je rendis beaucoup de sable la premiere fois ; & avant qu’il fut deux heures, j’avois évacué plus des deux tiers de l’eau, suivant que je l’avois prise, avec l’envie d’uriner & avec les dispositions que j’apportois ordinairement aux autres bains. Elle me tenoit le verre libre, & passoit très bien. La livre d’Italie n’est que de douze onces.

On vit ici à très bon marché. La livre de veau, très-bon & très tendre, coûte environ trois fois de France. Il y a beaucoup de truites, mais de petite espece. On y voit de bons ouvriers en parasols, & l’on en porte, de cette fabrique partout. Toute cette contrée est montueuse & l’on y voit peu de chemins unis ; cependant il s’en trouve de fort agréables, & jusqu’aux petites rues de la montagne, la plûpart sont pavées. Je donnai après dîner un bal de Païsannes, & j’y dansai moi-même pour ne pas paroître trop réservé. Dans certains lieux de l’Italie, comme en Toscane & dans le duché d’Urbin, les femmes font la révérence à la Françoise, en pliant les genoux. Près du canal de la fontaine la plus voisine du bourg, est un marbre quarré, qu’on y a posé il y a précisément cent dix ans, le premier jour de Mai, & sur lequel les propriétés de cette fontaine, sont inscrites & gravées. Je ne rapporte pointe l’inscription, parce qu’elle se trouve dans plusieurs Livres imprimés où il est parlé des bains de Luques. A tous les bains, on trouve de petites horloges pour l’usage commun ; j’en avois toujours deux sur ma table qu’on m’avoit prétées. Le soir je ne mangeai que trois tranches de pain roties avec du beurre & du sucre, sans boire. Le Lundi, comme je jugeai que cette eau avoit assez ouvert la voie, je repris de celle de la fontaine ordinaire, & j’en avalai cinq livres; elle ne me provoqua point de sueur, comme elle faisoit ordinairement. La premiere fois que j’urinois, je rendois du sable qui paroissoit être en effet des fragmens de pierre. Cette eau me sembloit presque froide en comparaison de celle de Barnabé, quoique celle-ci ait une chaleur fort modérée & bien éloignée de celle des eaux de Plombieres & de Bagnieres. Elle fit un bon effet des deux côtés ; ainsi je fus heureux de ne pas croire ces Médecins qui ordonnent d’abandonner la boisson, lorsqu’elle ne réussit pas dès le premier jour. Le Mardi 16 de Mai, comme c’est l’usage du païs, conforme à mon goût, je discontinuai de boire, & je restai plus d’une heure dans le bain sous la source même, parce qu’ailleurs l’eau me paroissoit trop froide. Enfin, comme je sentois toujours des vents dans le bas-ventre & dans les intestins, quoique sans douleur & sans qu’il y en eût dans mon estomach, j’appréhendai que l’eau n’en fût particulierement la cause, & je discontinuai d’en boire. Mais je me plaisois si fort dans le bain, que je m’y serois endormi volontiers. Il ne me fit pas suer, mais il me tint le corps libre ; je m’essuyai bien, je gardai le lit quelque tems.

Tous les mois on fait la revue de soldats de chaque vicariat. Mon Colonel, de qui je recevois des politesses infinies, fit la sienne. Il y avoit deux cens piquiers & arquebusiers ; il les fit manœuvrer les uns contre les autres, &, pour des paysans, ils entendent assez bien les évolutions : mais son principal emploi, est de les tenir en bon ordre, & de leur enseigner la discipline militaire. Le peuple est ici divisé en deux partis, l’un François & l’autre Espagnol. Cette division fait naître souvent des querelles sérieuses : elle éclate même en public. Les hommes & les femmes de notre parti portent des touffes de fleurs sur l’oreille droite, avec le bonnet & des floccons de cheveux, ou telles choses semblables : dans le parti des Espagnols, ils les portent de l’autre côté. Ici les paysans & leurs femmes sont habillés comme les gentilshommes. On ne voit point de paysanne qui ne porte des souliers blancs, de beaux bas de fil & un tablier d’armoisin de couleur. Elles dansent & font fort bien les caprioles & le moulinet. Quand on dit le Prince, dans cette Seigneurie, on entend le Conseil des cent vingt. Le Colonel ne peut prendre une femme sans la permission du Prince, & il ne l’obtient qu’avec beaucoup de peine, parce qu’on ne veut pas qu’il se fasse des amis & des parens dans le pays. Il ne peut encore y acquérir aucune possession. Aucun soldat ne peut quitter le pays sans congé. Il y en a beaucoup que la pauvreté force de mendier sur ces montagnes, & de ce qu’ils amassent ils achettent leurs armes.

Le Mercredi je fus au bain, & j’y restai plus d’une heure ; j’y suai un peu & je me baignai la tête. On voit bien là que l’usage des poëles d’Allemagne est très-commode dans l’hiver pour chauffer les habits & tout ce qu’on veut ; car notre Maître de bains en mettant quelques charbons sur une pêle de fer propre â tenir de la braise, & l’élevant un peu avec une brique, pour que l’air qu’il reçoit par ce moyen puisse nourrir le feu, fait chauffer très-bien, très-promptement, hardes, & plus commodément que nous ne pourrions faire à notre feu : cette pêle est faite comme un de nos bassins. On appelle ici toutes les jeunes filles à marier, petites ou fillettes ; & les garçons qui n’ont point encore de barbe, enfans.

Le Jeudi je fus un peu plus soigneux, & je pris le bain plus à mon aise ; j’y suai un peu, & je me mis la tête sous le sourgeon. Je sentois que le bain m’affoiblissoit un peu, avec quelque pesanteur aux reins, cependant je rendois du sable & assez de flegmes, comme lorsque je prenois les eaux. D’ailleurs je trouvois que ces eaux me faisoient le même effet qu’en les buvant. Je continuai le Vendredi. On voyoit tous les jours charger une grande quantité d’eau de cette fontaine & de celle de Corsenne destinée pour divers endroits d’Italie. Il me sembloit que ces bains m’éclaircissoient le teint. J’étois toujours sujet aux mêmes vents dans le bas ventre, mais sans douleur ; c’est apparemment ce qui me faisoit rendre dans mes urines beaucoup d’écume, & de petites bulles qui ne s’évanouissoient qu’au bout de quelque tems. Quelquefois il s’y trouvoit aussi des poils noirs, mais en petite quantité, & je me rappelle qu’autrefois j’en rendois beaucoup. Ordinairement mes urines étoient troubles & chargées d’une matiere grasse ou comme huileuse. Les gens du pays ne sont pas à beaucoup près aussi carnaciers que nous : on n’y vend que de la viande ordinaire, & à peine en sçavent-ils le prix. Un très-beau levreau dans cette saison me fut vendu au premier mot six sols de France. On ne chasse point & on n’apporte point de gibier, parce que personne ne l’acheteroit.

Le Samedi, parce qu’il faisoit très-mauvais tems & un vent si fort, qu’on sentoit bien dans les chambres le défaut de contrevents & de vitres, je m’abstins de me baigner & de boire. Je voyois un grand effet de ces eaux, en ce que mon frere, qui ne se rappelloit pas d’avoir jamais rendu du sable naturellement ni dans d’autres bains où il en avoit bu avec moi, en rendoit cependant ici en grande quantité. Le Dimanche matin je me baignai le corps, non la tête. L’après-dînée je donnai un bal avec des prix publics, comme on a coutume de faire à ces bains, & je fus bien aise de faire cette galanterie au commencement de l’année. Cinq ou six jours auparavant, j’avois fait publier la fête dans tous les lieux voisins : la veille, je fis particulierement inviter, tant au bal qu’au souper qui devoit le suivre, tous les gentilshommes & les Dames qui se trouvoient aux deux bains, & j’envoyai à Lucques pour les prix. L’usage est qu’on en donne plusieurs, pour ne pas paroître favoriser une femme seule préférablement aux autres ; pour éviter même toute jalousie, tout soupçon, il y a toujours huit ou dix prix pour les femmes, & deux ou trois pour les hommes. Je fus sollicité par beaucoup de personnes qui me prioient de ne point oublier, l’une elle-même, l’autre sa niéce, une autre sa fille. Quelques jours auparavant, M. Jean da Vincenzo Saminiati, mon ami particulier, m’envoya de Lucques, comme je le lui avois demandé par une lettre, une ceinture de cuir & un bonnet de drap noir pour les hommes ; & pour les femmes, deux tabliers de taffetas, l’un verd & l’autre violet (car il est bon de sçavoir qu’il y a toujours quelques prix plus considérables pour pouvoir favoriser une ou deux femmes à son choix), deux autres tabliers d’étamine, quatre carterons d’épingles, quatre paires d’escarpins, dont je donnai une paire à une jolie fille hors du bal ; une paire de mules, à laquelle j’ajoutai une paire d’escarpins, ne faisant qu’un prix des deux ; trois coëffes de gaze, trois tresses qui faisoient trois prix, & quatre petits colliers de perles : ce qui faisoit dix-neuf prix pour les femmes. Le tout me revenoit à un peu plus de six écus. J’eus après cela cinq fiffres que je nourris pendant tout le jour, & je leur donnai un écu pour eux tous : en quoi je fus heureux, parce qu’on ne les a pas à si bon marché. On attache ces prix à un cercle fort orné de tous côtés, & ils sont exposés à la vue de tout le monde.

Nous commençâmes le bal sur la place avec les femmes du voisinage, & je craignois d’abord que nous ne restassions seuls ; mais il vint bien-tôt grande compagnie de toutes parts, & particulierement plusieurs Gentilshommes & Dames de la Seigneurie, que je reçus & entretins de mon mieux, ensorte qu’ils me parurent assez contens de moi. Comme il faisoit un peu chaud, nous allames à la salle du Palais de Buonvisi, qui étoit très-propre pour le bal. Le jour commençant à baisser, vers les 22 heures, je m’adressai aux Dames les plus distinguées, & je leur dis que n’ayant ni le talent, ni la hardiesse d’apprécier toutes les beautés, les graces & les gentillesses que je voyois dans ces jeunes filles, je les priois de s’en charger elles-mêmes, & de distribuer les prix à la troupe selon le mérite. Nous fumes quelque tems sur la cérémonie, parce qu’elles refusoient ce délicat emploi, prenant cela pour pure honnêteté de ma part. Enfin, je leur proposai cette condition, que si elles vouloient m’admettre dans leur conseil, j’en donnerois mon avis. En effet, j’allais choisissant des yeux, tantôt l’une, tantôt l’autre, & j’avois toujours égard à la beauté, à la gentillesse : d’où je leur faisois observer que l’agrément du bal ne dépendoit pas seulement du mouvement des piés, mais encore de la contenance, de l’air, de la bonne façon & de la grace de toute la personne. Les présens furent ainsi distribués, aux unes plus, aux autres moins, convenablement. La distributrice les offroit de ma part aux danseuses ; & moi, au contraire, je lui en renvoyois toute l’obligation. Tout se passa de cette maniere avec beaucoup d’ordre & de regle, si ce n’est qu’une de ces Demoiselles refusa le prix qu’on lui présentoit, & me fit prier de le donner pour l’amour d’elle à une autre : ce que je ne jugeai point à propos de faire, parce que celle-ci n’étoit pas des plus aimibles. Pour la distribution de ces prix, on appelloit celles qui s’étoient distinguées ; chacune sortant de sa place à tour de rôle, venoit trouver la Dame & moi qui étions assis tout près l’un de l’autre. Je présentois le prix qui me sembloit convenable, après l’avoir baisé, à cette Dame, qui le prenant de ma main, le donnoit à ces jeunes filles, & leur disoit toujours d’un air agréable : c’est Monsieur qui vous fait ce beau présent ; remerciez-le. - Point du tout : vous en avez l’obligation à cette Dame qui vous a jugé digne, entre tant d’autres, de cette petite récompense. Je suis seulement fâché qu’il ne soit pas plus digne de telle ou telle de vos qualités ; ce que je disois suivant ce qu’elles étoient. On fit tout de suite la même chose pour les hommes. Je ne comprends point ici les Gentilshommes & les Dames, quoiqu’ils eussent pris part à la danse. C’est véritablement un spectacle agréable & rare pour nous autres François, de voir des paysannes si gentilles, mises comme des Dames, danser aussi bien, & le disputer aux meilleures danseuses, si ce n’est qu’elles dansent autrement. J’invitai tout le monde à souper, parce qu’en Italie les festins ne sont autre chose qu’un de nos repas bien légers en France. J’en fus quitte pour plusieurs pieces de veau & quelques paires de poulets. J’eus à souper le Colonel de ce vicariat, M. François Gambarini, Gentilhomme Bolonois, mon ami, avec un Gentilhomme François, & non d’autres. Mais je fis mettre à table Divizia, pauvre paysanne qui demeure à deux mille des bains. Cette femme, aussi que son mari, vit du travail de ses mains. Elle est laide, âgée de trente-sept ans, avec un goêtre à la gorge, & ne sait ni lire ni écrire. Mais, comme des sa tendre jeunesse il y avoit dans la maison de son pere un de ses oncles qui lisoit toujours en sa présence l’Arioste & quelques autres poëtes, son esprit s’est trouvé tellement propre à la poësie, que non-seulement elle fait des vers d’une promptitude extraordinaire, mais encore y fait entrer les fables anciennes, les noms des Dieux, des pays, des sciences & des hommes illustres, comme si elle avoit fait un cours d’étude réglé. Elle avoit fait beaucoup de vers pour moi. Ce ne sont à la vérité que des vers & des rimes, mais d’un style élégant & aisé. Il y eut à ce bal plus de cent personnes étrangères, quoique le tems n’y fût gueres propre, parce qu’alors on recueilloit la grande principale récolte de toute l’année. Car dans ce tems les gens du pays travailloient, sans avoir égard aux Fêtes, à cueillir soir & matin des feuilles de mûrier pour leurs vers à soie, & toutes les jeunes filles sont occupées de ce travail.

Le Lundi matin j’allai au bain un peu plus tard qu’à l’ordinaire, parce que je me fis tondre & raser ; je me baignai la tête & je reçus la douche pendant plus d’un quart-d’heure sous la grande source.

A mon bal, il y eut entr’autres le Vicaire du lieu qui juge les causes. C’est ainsi qu’on appelle un magistrat sémestre que la Seigneurie envoye à chaque Vicariat, pour juger les causes civiles en premiere instance, & il connoît de toutes celles qui n’excedent pas une petite somme fixée. Il y a un autre Officier pour le s causes criminelles. Je fis entendre à celui ci qu’il me paroissoit à propos que la Seigneurie mît ici quelque regle, ce qui seroit très facile, & je lui suggérai même les moyens qui me sembloient les plus convenables. C’étoit que tous les Marchands qui viennent en grand nombre prendre de ces eaux, pour les porter dans toute l’Italie, fussent munis d’une attestation de la quantité d’eaux dont ils sont chargés ; ce qui les empêcheroit d’y commettre aucune fraude, comme j’en avois fait l’experience de la maniere que voici. Un de ces muletiers vient trouver mon hôte qui n’est qu’un particulier, & le prie de lui donner une attestation par écrit, comme il porte vingt quatre charges de cette eau, tandis qu’il n’en avoit que quatre. L’hôte refusa d’abord d’attester une pareille fausseté ; mais le muletier répondit que dans quatre ou six jours il reviendroit chercher les vingt autres charges ; ce qu’il ne fit pas, comme je le dis au Vicaire. Celui-ci reçut très-bien mon avis ; mais il insista tant qu’il put, pour favoir le nom du muletier, quelle étoit sa figure, quels chevaux il avoit, & je ne voulus jamais lui faire connoître ni l’un ni l’autre. Je lui dis encore que je voulois commencer a établir dans ce lieu la coutume observée dans les bains les plus fameux de l’Europe, où les personnes de quelque rang laissent leurs armes, pour témoigner l’obligation qu’ils ont à ces eaux ; il m’en remercia beaucoup pour la Seigneurie. On commençoit alors en quelques endroits à couper le foin. Le Mardi je restai deux heures au bain, & je pris la douche sur la tête pendant un peu plus d’un quart-d’heure.

Il vint ce même jour aux bains un Marchand de Cremone établi à Rome ; il avoit plusieurs infirmités extraordinaires, cependant il parloit & alloit toujours ; il étoit même, à ce qu’on voyoit, content de vivre & gai. Sa principale maladie étoit à la tête ; il l’avoit si foible, qu’il disoit avoir perdu la mémoire, au point qu’après avoir mangé il ne pouvoir jamais se rappeller ce qui lui avoit été servi à table. S’il sortoit de sa maison pour aller à quelque affaire, il falloit qu’il y revînt dix fois pour demander où il devoit aller. A peine pouvoit-il finir le Pater. De la fin de cette priere, il revenoit cent fois au commencement, ne s’appercevant jamais à la fin d’avoir commencé, ni en recommençant qu’il eût fini. Il avoit été sourd, aveugle, & avoit eu de grands maux. Il sentoit une si grande chaleur aux reins qu’il étoit obligé de porter toujours une ceinture de plomb. Depuis plusieurs années il vivoit sous la discipline des Médecins, dont il observoit religieusement le régime. Il étoit assez plaisant de voir les différentes ordonnances des Médecins de divers endroits d’Italie, toutes contraires les unes aux autres, sur-tout sur le fait de ces bains & des douches. De vingt consultations, il n’y en avoit pas deux d’accord entr’elles. Elles se condamnoient presque toutes l’une l’autre, & s’accusoient d’homicide.

Cet homme étoit sujet à un accident étrange causé par les vents dont il étoit plein ; ils lui sortoient des oreilles avec tant de furie, que souvent ils l’empêchoient de dormir ; & quand il bâilloit, il sentoit tout à-coup sortir des vents impétueux par cette voie. Il disoit que le meilleur remede qu’il y eût pour se rendre le ventre libre, étoit de mettre dans sa bouche quatre grains de coriandre confits un peu gros, puis après les avoir un peu détrempés & lubrifiés avec sa salive, d’en faire un suppositoire, & que l’effet en étoit aussi, prompt que sensible. Ce même homme est le premier à qui j’ai vu ces grands chapeaux faits de plumes de paon, couverts d’un léger taffetas à l’ouverture de la tête. Le sien étoit haut d’un palme (environ six à sept pouces) & fort ample ; la coëffe au dedans étoit d’armoisine, & proportionnée à la grosseur de la tête pour que le soleil ne pût pénétrer ; les ailes avoient à-peu près un pied & demi de largeur, pour tenir lieu de nos parasols, qui, à la vérité, ne sont pas commodes à porter à cheval.

Comme je me suis autrefois repenti de n’avoir pas écrit plus particulierement sur les autres bains, ce qui auroit pu me servir de regle & d’exemple pour tous ceux que j’aurois vus dans la suite, je veux cette fois m’étendre & me mettre au large sur cette matiere. Le Mercredi je me rendis au bain ; je sentis de la chaleur dans le corps, & j’eus une sueur extraordinaire avec un peu de foiblesse. J’éprouvai de la sécheresse & de l’âpreté dans la bouche ; & à la sortie du bain, il me prit je ne sais quel étourdissement, comme il m’en arrivoit dans tous les autres, à cause de la chaleur de l’eau, à Plombieres, à Bagneres, à Preissac, &c. mais non aux eaux de Barbotan, ni même à celles-ci, excepté ce Mercredi là : soit que j’y fusse allé de bien meilleure heure que les autres jours, & n’ayant pas encore déchargé mon corps, soit que je trouvasse l’eau beaucoup plus chaude qu’à l’ordinaire. J’y restai une heure & demie, & je pris la douche sur la tête environ pendant un quart-- d’heure. C’étoit bien aller contre la regle ordinaire, que de prendre la douche dans le bain, puisque l’usage est de prendre séparement l’un après l’autre ; puis de la prendre à ces eaux, tandis qu’on va communément aux douches de l’autre bain où on les prend à telle ou telle source, les uns à la premiere, d’autres à la seconde, d’autres à la troisieme, suivant l’ordonnance des Médecins ; comme aussi de boire, de me baigner, & de boire encore, sans distinguer les jours de boisson & les jours de bain, comme font les autres qui boivent & prennent après cela, le bain certains jours de suite ; de ne point observer encore une certaine durée de tems pendant que les autres boivent dix jours tout au plus, & se baignent au moins pendant vingt-cinq, de la main à la main, ou de main en main ; enfin de me baigner une seule fois le jour, tandis qu’on se baigne toujours deux fois, & de rester fort peu de tems à la douche, au lieu qu’on y demeure toujours du moins une heure le matin & autant le soir. Quant à l’usage qui s’y pratique généralement de se faire raser le sommet de la tête, & de mettre sur la tonsure un petit morceau d’étoffe ou de drap de laine qu’on assujettit avec des filets (ou des bandelettes), ma tête lisse n’en avoit pas besoin.

Dans la même matinée, j’eus la visite du Vicaire & des principaux Gentilhommes de la Seigneurie qui venoient justement des autres bains où ils logeoient. Le Vicaire me raconta, entre autre choses, un accident singulier qui lui étoit arrivé, il y a quelques années, par la piquûre d’un scarabée qu’il reçut à l’endroit le plus charnu du pouce. Cette piquûre le mit en tel état qu’il pensa mourir de défaillance. Il fut ensuite réduit à une telle extrémité, qu’il fut cinq mois au lit sans pouvoir se remuer, étant continuellement sur les reins ; & cette posture les échauffa si fort qu’il s’y forma la gravelle, dont il souffrit beaucoup pendant plus d’un an, ainsi que de la colique. Enfin son pere, qui étoit Gouverneur de Velitri, lui envoya une certaine pierre verte qu’il avoit eue par le moyen d’un Religieux qui avoit été dans l’Inde ; & pendant tout le tems qu’il porta cette pierre, il ne sentit jamais ni douleur ni gravelle. Il se trouvoit en cet état depuis deux ans. Quant à l’effet local de la piquûre, le doigt & presque toute la main lui étoient restés comme perclus ; le bras étoit tellement affoibli, que tous les ans il venoit aux bains de Corsene pour faire donner la douche à ce bras, ainsi qu’a sa main, comme il la prenoit alors.

Le peuple est ici fort pauvre ; ils mangeoient dans ce tems des mûres vertes qu’ils cueilloient sur les arbres, en les dépouillant de leurs feuilles pour les vers à soie.

Comme le marché du loyer de la maison que j’occupois étoit demeuré incertain pour le mois de Juin, je voulus m’en eclaircir avec l’Hôte. Cet homme voyant combien j’étois sollicité de tous ses voisins, & sur-tout du maître du Palais Bonvisi qui me l’avoit offert pour un écu d’or par jour prit le parti de me la laisser tant que je voudrois à raison de vingt-cinq écus d’or par mois, à commencer au premier de Juin, & jusqu’à ce terme le premier marché continuoit. L’envie, dans ce lieu-là, les haînes cachées & mortelles, regnent parmi les habitans, quoiqu’ils soient tous à peu-près parens ; car une femme me disoit un jour ce proverbe : Quiconque veut que sa femme devienne féconde, qu’il l’envoye à ce bain, & se garde bien d’y venir. Ce qui me plaisoit beaucoup, entr’autres choses, dans la maison où j’étois, c’étoit de pouvoir aller du bain au lit par un chemin uni, & en traversant une cour de trente pas. Je voyois avec peine les mûriers dépouillés de leurs feuilles, ce qui me représentoit l’hiver au milieu de l’été. Le sable que je rendois continuellement (par les urines) me paroissoit beaucoup plus raboteux que de coutume, & me causoit tous les jours je ne sai quels picotemens à la verge.

On voyoit tous les jours ici porter de toutes parts différents essais de vins dans de petits flacons, pour que les Etrangers qui s’y trouvoient en envoyassent chercher ; mais il y en avoit très peu de bons. Les vins blancs étoient légers, mais aigrets & cruds, ou plutôt grossiers, âpres & durs, si l’on n’avoit la précaution de faire venir de Lucques ou de Pescia, du Trevisan ou Trebbiano : vin blanc assez mûr, & cependant peu délicat.

Le Jeudi, jour de la Fête-Dieu, je pris un bain tempéré pendant plus d’une heure ; j’y suai très-peu, & j’en sortis sans aucune altération. Je me fis donner la douche sur la tête pendant un demi-quart-d’heure & quand j’eus regagné mon lit, je m’endormis profondément. Je prenois plus de plaisir à me baigner & à prendre la douche qu’à toute autre chose. Je sentois aux mains & aux autres parties du corps quelques demangeaisons; mais je m’apperçus qu’il y avoit parmi les Habitans beaucoup de galleux, & que les enfans étoient sujets à ces croûtes de lait (qu’on nomme achores). Ici, comme ailleurs, les gens du pays méprisent ce que nous recherchons avec tant de difficultés ; j’en ai vu beaucoup qui n’avoient jamais goûté de ces eaux & qui n’en faisoient point de cas. Cependant il y a peu de vieillards. Avec les flegmes que je rendois continuellement par les urines, on voyoit du sable enveloppé qui s’y tenoit suspendu. Lorsque je recevois la douche sur le bas-ventre, je croyois éprouver cet effet du bain, qu’il me faisoit sortir des vents. Certainement j’ai senti soudain diminuer à vue d’oeil l’enflure que j’avois à mon testicule droit, qui quelquefois étoit gonflé, comme il m’arrive assez souvent : d’où je conclus que ce gonflement est causé par les vents qui s’y renferment. Le Vendredi je me baignai à l’ordinaire, & je pris un peu plus long tems la douche sur la tête. La quantité extraordinaire de sable que je rendois continuellement me faisoit soupçonner qu’il venoit des reins, où il étoit enfermé ; car en pressant & paitrissant ce sable on en eût fait une grosse pelotte : ce qui prouve qu’il provenoit plutôt de là, que de l’eau qui l’y auroit produit & fait sortir immédiatement. Le Samedi je me baignai pendant deux heures, & je pris la douche plus d’un quart-d’heure. Le Dimanche je me reposai. Le même jour, un Gentilhomme nous donna un bal. Le défaut d’horloges qui manquent ici & dans la plus grande partie d’Italie, me paroissoit fort incommode. Il y a dans la maison du bain une Vierge, avec cette inscription en vers Faites, Vierge Sainte, par votre pouvoir, que quiconque entrera dans ce bain, en sorte sain de corps & d’esprit.

On ne peut trop louer la beauté & l’utilité de la méthode qu’ils ont de cultiver les montagnes jusqu’à la cime, en y faisant, en forme d’escaliers, de grand degrés circulaires tout autour, & fortifiant le haut de ces degrés, tantôt avec des pierres, tantôt avec d’autres revêtemens, lorsque la terre n’est pas assez ferme par elle-même. Le terreplein de cet escalier, selon qu’il se trouve ou plus large ou plus étroit, est rempli de grain ; & son extrémité vers le vallon c’est à-dire, la circonférence ou le tour, est entourée de vignes ; enfin, par-tout où l’on ne peut trouver ni faire un terrein uni, comme vers la cime, tout est mis en vignes.

Au bal du Gentilhomme Bolonois, une femme se mit à danser avec un vase plein d’eau sur la tête, & le tenant toujours ferme & droit, elle fit beaucoup de mouvemens d’une grande hardiesse. Les Médecins étoient étonnés de voir la plupart de nos François boire le matin, & puis se baigner le même jour. Le Lundi matin je restai pendant deux heures au bain ; mais je ne pris pas la douche, parce que j’eus la fantaisie de boire trois livres d’eau, qui m’émûrent un peu. Je me baignois là tous les matins les yeux, en les tenant ouverts dans l’eau ; ce qui ne me fit ni bien ni mal. Je crois que je me débarrassai de mes trois livres d’eau dans le bain, car j’urinai beaucoup ; & suai même un peu plus qu’à l’ordinaire, & je fis quelqu’autre évacuation. Comme les jours précédens je m’étois senti plus resserré que de coutume, j’avois pris, suivant la recette marquée ci-dessus, trois grains de coriandre confits qui m’avoient fait rendre beaucoup de vents, dont j’étois tout plein, & peu d’autres choses. Mais, quoique je me purgeasse admirablement les reins, je ne laissois pas d’y sentir des picotemens que j’attribuois plutôt aux ventosités qu’à toute autre cause. Le Mardi je restai deux heures au bain ; je me tins une demi heure à la douche, & je ne bus point. Le Mercredi je fus dans le bain une heure & demie, & je pris la douche environ pendant une demi-heure. Jusqu’à présent, à dire le vrai, par le peu de communication & de familiarité que j’avois avec ces gens-là, je n’avois gueres bien soutenu la réputation d’esprit & d’habileté qu’on m’a faite ; on ne m’avoit point vu aucune faculté extraordinaire, pour qu’on dût s’émerveiller de moi, & faire tant de cas de nos petits avantages. Cependant ce même jour quelques Médecins ayant à faire une consultation importante pour un jeune Seigneur, M. Paul de Cesis, (neveu du Cardinal de ce nom), qui étoit à ces bains, ils vinrent me prier, de sa part, de vouloir bien entendre leurs avis & leur délibération, parce qu’il étoit résolu de s’en tenir entiérement à ma décision. J’en riois alors en moi même ; mais il m’est arrivé plus d’une fois pareille chose ici & à Rome.

J’éprouvois encore quelquefois des éblouissemens dans les yeux, quand je m’appliquois ou à lire ou à regarder fixement quelqu’objet lumineux. Ce qui m’inquiettoit, c’étoit de voir que cette incommodité continuoit depuis le jour que la migraine me prit près de Florence. Je sentois une pesanteur de tête sur le front, sans douleur, & mes yeux se couvroient de certains nuages qui ne me rendoient pas la vue courte ; mais qui la troubloient quelquefois, je ne sais comment. Depuis la migraine y étoit retombée deux ou trois fois, & dans ces derniers jours, elle s’y arrêtoit davantage, me laissant d’ailleurs assez libre dans mes actions ; mais elle me reprenoit tous les jours depuis que j’avois pris la douche sur la tête, & je commençois à avoir les yeux voilés comme autrefois, sans douleur ni inflammation. Il en étoit ainsi de mon mal de tête, que je n’avois pas senti depuis dix ans, jusqu’au jour que cette migraine me prit. Or, craignant encore que la douche ne m’affoiblît la tête, je ne voulus point la prendre.

Le Jeudi je me baignai seulement une heure.

Le Vendredi, le Samedi & le Dimanche, je ne fis aucun remede, tant par la même crainte, que parce que je me trouvois moins dispos, rendant toujours quantité de sable. Ma tête d’ailleurs toujours de même, ne se rétablissoit point dans son bon état : à certaines heures je sentois une altération qu’augmentoit encore le travail de l’imagination.

Le Lundi matin je bus en 13 verres, six livres & demie d’eau de la fontaine ordinaire ; je rendis environ trois livres d’eau blanche & crue avant le dîner, & le reste peu-à-peu. Quoique mon mal de tête ne fût ni continuel, ni fort violent, il me rendoit le teint assez mauvais. Cependant je ne sentois ni incommodité, ni foiblesse, comme j’en avois anciennement éprouvé quelquefois ; mais j’avois seulement les yeux chargés, & la vue un peu trouble. Ce jour, on commença dans la plaine à couper le seigle.

Le Mardi au point du jour j’allai à la fontaine de Barnabé, & je bus six livres d’eau en six verres. Il tomboit une petite pluie, je suai un peu. Cette boisson m’émut le corps & me lava bien les intestins ; c’est pourquoi je ne puis juger de là ce que j’en avois rendu. J’urinai peu ; mais dans deux heures j’avois repris ma couleur naturelle.

On trouve ici une pension pour six écus d’or ou environ par mois ; on a une chambre particuliere, avec toutes les commodités que l’on veut, & le valet passe par-dessus le marché ; quand on n’a pas de valet on est servi par l’hôte en beaucoup de choses & nourri convenablement. Avant la fin du jour naturel, j’avois rendu toute l’eau, & plus que je n’en avois bu dans toutes les boissons que j’avois prises. Je ne bus qu’une petite fois une demie livre d’eau à mon repas, & je soupai peu.

Le Mercredi qui fut pluvieux, je pris de l’eau ordinaire sept livres en sept fois ; je la rendis avec ce que j’avois bu de plus.

Le Jeudi j’en pris neuf livres, c’est à-dire, sept d’une premiere séance ; & puis quand je commençai à la rendre, j’en envoyai chercher deux autres livres. Je la rendis de tous côtés, & je bus très-peu à mon repas.

Le Vendredi & le Samedi je fis la même chose. Le Dimanche je me tins tranquille.

Le Lundi je pris sept livres d’eau en sept verres. Je rendois toujours du sable, mais un peu moins que quand je prenois le bain ; ce que je voyois arriver à plusieurs autres dans le même tems. Ce même jour je sentis au bas-ventre une douleur semblable à celle qu’on éprouve en rendant des pierres, & il m’en sortit effectivement une petite.

Le Mardi j’en rendis une autre, je puis presque assûrer que je me suis apperçu que cette eau a la force de les briser, parce que je sentois la grosseur de quelques unes, lorsqu’elles descendoient, & qu’ensuite je les rendois par petits morceaux. Ce Mardi, je bus huit livres d’eau en huit fois. Si Calvin avoit sçu qu’ici les freres Prêcheurs se nommoient Ministres, il n’est pas douteux qu’il eût donné un autre nom aux siens.

Le Mercredi je pris huit livres d’eau en huit verres. J’en rendois presque toujours en trois heures jusqu’à la moitié crue & dans sa couleur naturelle ; puis environ une demie-livre rousse & teinte, le reste après le repas & pendant la nuit.

Or, comme cette saison attiroit beaucoup de monde au bain, suivant les exemples que j’avois devant moi, & l’avis des Médecins même, particulièrement de M. Donato, qui avoit écrit sur ces eaux, je n’avois pas fait une grande faute en prenant dans ce bain la douche sur la tête ; car ils sont encore ici dans l’usage de se faire donner dans le bain la douche sur l’estomac, par le moyen d’un long tuyau qu’on attache d’un bout au surgeon de l’eau, & de l’autre, au corps plongé dans le bain, comme d’ordinaire autrefois on prenoit la douche sur la tête, de cette même eau, & le jour qu’on la prenoit, on se baignoit aussi. Moi donc, pour avoir mêlé la douche & le bain, ou pour avoir pris immédiatement l’eau à la source, & non au tuyau, je ne pouvois pas avoir fait une si grande faute. Ai-je manqué seulement en ce que je n’ai pas continué ? Cette idée, dont jusqu’à présent j’ai été frappé, pourroit bien avoir mis en mouvement ces humeurs, dont avec le tems j’aurois été délivré. Le même (M. Donato) trouvoit bon qu’on bût & qu’on se baignât le même jour ; d’où je me repens de n’en avoir pas eu la hardiesse, comme j’en avois eu la volonté, & de n’avoir pas bu la matinée dans le bain, en observant quelque intervalle entre les deux procedés. Ce Médecin louoit aussi beaucoup les eaux de Barnabé ; mais avec tous les beaux raisonnemens de la médecine, on ne voyoit pas l’effet de ces eaux sur plusieurs autres personnes qui n’étoient pas sujettes à rendre du sable, comme je continuois toujours d’en voir dans mes urines : ce que je dis, parce que je ne puis me résoudre à croire que ce sable fût produit par lesdites eaux.

Le Jeudi matin, pour avoir la premiere place, je me rendis au bain avant le jour, & j’y bus une heure sans me baigner la tête. Je crois que cette circonstance, jointe à ce que je dormis ensuite dans mon lit, me rendit malade ; j’eus la bouche séche & altérée avec une telle chaleur, que le soir en me couchant je bus deux grands verres de la même eau rafraîchie, qui ne me causa point d’autre changement. Le Vendredi je me reposai. Le Ministre Franciscain, (c’est ainsi qu’on nomme le Provincial) homme de mérite, sçavant & poli, qui étoit au bain avec plusieurs autres Religieux de différens ordres, m’envoya en présent de très-bon vin, des massepains & autres friandises.

Le Samedi je ne fis aucun remede, & j’allai dîner à Metalsio, grand & beau village situé à la cime d’une de ces montagnes dont j’ai parlé. J’y portai du poisson, & je fus reçu chez un soldat, qui, après avoir beaucoup voyagé en France & ailleurs, s’est marié & enrichi en Flandre. Il s’appelle M. Santo. Il y a là une belle Eglise, & parmi les habitans un très-grand nombre de soldats, dont la plupart ont aussi beaucoup voyagé. Ils sont fort divisés entr’eux pour l’Espagne & la France. Je mis, sans y prendre garde, une fleur à mon oreille gauche ; ceux du parti François s’en trouverent offensés. Après mon dîner, je montai au Fort qui est un lieu fortifié de hautes murailles pareillement à la cime du mont qui est très-escarpé, mais bien cultivé partout. Car ici sur les lieux les plus sauvages, sur les rochers & les précipices ; enfin, sur les crevasses de la montagne, on trouve non seulement des vignes & du bled, mais encore des prairies, tandis que dans la plaine ils n’ont pas de foin. Je descendis ensuite tout droit par un autre côté de la montagne.

Le Dimanche matin je me rendis au bain avec plusieurs autres Gentilshommes, & j’y restai une demi-heure. Je reçus de M. Louis Pinitesi en présent, une charge de très-beaux fruits, & entr’autres des figues, les premieres qui eussent encore paru dans le bain, avec douze flacons d’excellent vin. Dans le même tems, le Ministre Franciscain m’envoya une si grande quantité d’autres fruits, que je pus en faire à mon tour des libéralités aux habitans.

Après le dîner, il y eut un bal où s’étoient rassemblées plusieurs Dames très bien mises, mais d’une beauté très commune, quoiqu’elles fussent des plus belles de Lucques. Le soir, M. Louis Ferrari de Cremone, dont j’étois fort connu, m’envova des boëtes de coings très-bons & bien parfumés, des citrons d’une espece rare, & des oranges d’une grosseur extraordinaire.

La nuit suivante, un peu avant le jour, il me prit une crampe au gras de la jambe droite avec de très-fortes douleurs qui n’étoient pas continues, mais intermittentes. Cette incommodité dura une demi-heure. Il n’y avoit pas longtems que j’en avois eu une pareille, mais elle passa dans un instant. Le Lundi j’allai au bain, & je tins pendant une heure mon estomac sous le jet de la source ; je sentoïs toujours à la jambe un p etit picotement.

Cétoit précisément l’heure où l’on commençoit à sentir le chaud ; les cigales n’étoient pas plus incommodes qu’en France, & jusqu’à présent les saisons me paroissent être encore plus fraîches que chez moi.

On ne voit pas chez les nations libres la même distinction de rangs, de personnes, que chez les autres peuples; ici les plus petits ont je ne sçai quoi de seigneurial à leur maniere. Jusqu’en demandant l’aumône, ils mêlent toujours quelque parole d’autorité : comme, Faites-moi l’aumône, voulez-vous ? ou Donnez-moi l’aumone, entendez-vous ? Le mot a Rome est d’ordinaire : Faites-moi quelque bien pour vous-même.

Le Mardi je restai dans le bain une heure.

Le Mercredi 21 Juin, de bonne heure, je partis de la ville, & en prenant congé de la compagnie des hommes & des Dames qui s’y trouvoient, j’en reçus toutes les marques d’amitié que je pouvois desirer. Je vins par des montagnes escarpées, cependant agréables & couvertes, à

PESCIA, douze milles. Petit château, situé sur le fleuve Pescia, dans le territoire de Florence, où se trouvent de belles maisons, des chemins bien ouverts, & les vins fameux de Trebiano, vignoble assis au milieu d’un plant d’oliviers très-épais. Les habitans sont fort affectionnés à la France ; & c’est pour cela, disent-ils, que leur ville porte pour armes un Dauphin. Après dîner, nous rencontrâmes une belle plaine fort peuplée où l’on voit beaucoup de châteaux & de maisons. Je m’étois proposé de voir le Mont Catino, où est l’eau chaude & salée du Tetuccio ; mais je l’oubliai par distraction. Je le laissai à main droite éloigné d’un mille de mon chemin, environ à sept milles de Pescia, & je ne m’apperçus de mon oubli que quand je fus presqu’arrivé, à

PISTOIE, onze milles. J’allai loger hors de la ville, & là, je reçus la visite du fils de M. Ruspiglioni, qui ne voyage en Italie qu’avec des chevaux de voiture, en quoi il n’entend pas bien ses intérêts : car il me paroît plus commode de changer de chevaux de lieu en lieu, que de se mettre pour un long voyage entre les mains des voituriers.

De Pistoie à Florence, distance de vingt milles, les chevaux ne coûtent que quatre Jules. Delà passant par la petite ville de Prato, je vins dîner à Castello, dans une auberge située vis-à-vis le Palais du Grand Duc. Nous allâmes après dîner examiner plus attentivement son jardin, & j’eprouvai là ce qui m’est arrivé en beaucoup d’autres occasions, que l’Imagination va toujours plus loin que la réalité. Je l’avois vu pendant l’hiver nud & dépouillé ; je m’étois donc représenté sa beauté future, dans une plus douce saison, beaucoup au dessus de ce qu’elle me parut alors en effet. De Prato à Castello, dix-sept milles. Après dîner je vins, à

FLORENCE, trois milles. Le vendredi je vis les Processions publiques, & le Grand Duc en voiture. Entre autres somptuosités, on voyoit un char en forme de théâtre doré par-dessus, sur lequel étoient quatre petits enfans & un moine, ou un homme habillé en moine, avec une barbe postiche, qui représentoit S. François (d’Assise) debout, & tenant les mains comme il les a dans ses tableaux avec une couronne sur le capuchon. Il y avoit d’autres enfans de la ville armés, & l’un d’eux représentoit S. George. Il vint sur la place à sa rencontre un grand dragon fort lourdement appuyé sur des hommes qui le portoient, & jettant avec bruit du feu par la gueule. L’enfant le frappoit tantôt de l’épée, tantôt de la lance, & il finit par l’égorger.

Je reçus ici beaucoup d’honnêtetés d’un Gondi qui fait sa résidence à Lyon ; il m’envoya de très-bons vins, comme du Trebisien (ou Trebbiano).

Il faisoit une chaleur dont les habitans eux-mêmes étoient étonnés. Le matin à la pointe du jour j’eus la colique au côté droit, & je souffris l’espace d’environ trois heures. Je mangeai ce jour là le premier melon. Dès le commencement de Juin, on mangeoit à Florence des citrouilles & des amandes.

Vers le 23, on fit la course des chars dans une grande & belle place quarrée plus longue que large, & entourée de tous côtés de belles maisons. A chaque extrémité de la longueur, on avoit dressé un obélisque, ou une aiguille de bois quarrée, & de l’une à l’autre étoit attachée une longue corde pour qu’on ne pût traverser la place ; plusieurs hommes même se mirent encore en travers, pour empêcher de passer par dessus la corde. Les balcons étoient remplis de Dames, & le Grand-Duc avec la Duchesse & sa Cour étoit dans un Palais. Le peuple étoit répandu le long de la place & sur des especes d’échauffauds où j’étois aussi : on voyoit courir à l’envi cinq chars vuides. Ils prirent tous place au hasard (ou après avoir tiré au sort) à côté d’un des obélisques. Plusieurs disoient que le plus éloigné avoit de l’avantage pour faire plus commodément le tour de la lice. Les chars partirent au son des trompettes. Le troisieme circuit au tour de l’obélisque, ou se dirige la course, est celui qui donne la victoire. Le char du Grand-Duc conserva l’avantage jusqu’au troisieme tour ; mais celui de Strozzi qui l’avoit toujours suivi de plus près, ayant redoublé de vitesse, & courant à bride abattue, en se resserrant à propos, mit la victoire en balance. Je m’apperçus que le peuple rompit le silence en voyant Strozzi s’approcher, & qu’il lui applaudissoit à grands cris de toutes ses forces à la vue même du Prince. Ensuite, quand il fut question de faire juger la contestation par certains Gentilhommes arbitres ordinaires des courses, ceux du parti de Strozzi s’en étant remis au jugement de l’assemblée, il s’éleva tout-à-coup du milieu de la foule un suffrage unanime & un cri public en faveur de Strozzi, qui enfin remporta le prix ; mais à tort, à ce qu’il me semble. La valeur du prix étoit de cent écus. Ce spectacle me fit plus de plaisir qu’aucun de ceux que j’eusse vus en Italie, par la ressemblance que j’y trouvois avec les courses antiques. Comme ce jour étoit la veille de Saint Jean, on entoura le comble de l’Eglise Cathédrale de deux ou trois rangs de lampions, ou de pots à-feu, & delà s’élançoient en l’air des fusées volantes. On dit pourtant qu’on n’est pas dans l’usage en Italie, comme en France, de faire des feux le jour de Saint-Jean.

Mais le Samedi, jour ou tomboit cette Fête, qui est la plus solemnelle & la plus grande Fête de Florence, puisque ce jour-là tout se montre en public, jusqu’aux jeunes filles, (parmi lesquelles je ne vis point beaucoup de beautés ;) dès le matin, le matin, le Grand-Duc parut à la place du Palais sur un échaffaud ; dressé le long du bâtiment, dont les murs étoient couverts de très-riches tapis. Il étoit sous un dais avec le Nonce du Pape que l’on voyoit à côte de lui, à sa gauche, & avec l’Ambassadeur de Ferrare, beaucoup plus éloigné de lui. Là passerent devant lui toutes ses terres & tous ses châteaux dans l’ordre où les proclamoit un héraut. Pour Sienne, par exemple, il se présenta un jeune-homme vêtu de velours blanc & noir, portant à la main un grand vase d’argent, & la figure de la louve de Sienne. Il en fit ainsi l’offrande au Duc, avec un petit compliment. Lorsque celui-ci eut fini, il vint encore à la file, à mesure qu’on les appelloit par leurs noms, plusieurs estaffiers mal vêtus, montés sur de très-mauvais chevaux ou sur des mules, & portant les uns une coupe d’argent, les autres un drapeau déchiré. Ceux-ci qui étoient en grande nombre passoient le long des rues, sans faire aucun mouvement, sans décence, sans la moindre gravité, & plutôt même avec un air de plaisanterie que de cérémonie sérieuse. C’étoit les représentans des châteaux & lieux particuliers dépendants de l’Etat de Sienne. On renouvelle tous les ans cet appareil qui est de pure forme. Il passa ensuite un char & une grande pyramide quarrée faite de bois, qui portoit des enfans rangés tout autour sur des gradins ; & vêtus les uns d’une façon, les autres d’une autre, en Anges & en Saints. Au sommet de cette pyramide qui égaloit en hauteur les plus hautes maisons, étoit un Saint Jean, c’est-à-dire, un homme travesti en Saint Jean, attaché à une barre de fer. Les Officiers & particuliérement ceux de la Monnoie étoient à la suite de ce char.

La marche étoit fermée par un autre char sur lequel étoient de jeunes gens qui portoient trois prix pour les diverses courses. A côté d’eux étoient les chevaux barbes qui devoient courir ce jour-là, & les valets qui devoient les monter avec les enseignes de leurs maîtres, qui sont des premiers Seigneurs du pays. Les chevaux étoient petits, mais beaux.

La chaleur alors ne paroissoit pas plus forte qu’en France. Cependant, pour l’éviter dans ces chambres d’auberge, j’étois forcé la nuit de dormir sur la table de la salle, où je faisois mettre des matelats & des draps, & cela faute de pouvoir trouver un logement commode ; car cette ville n’est pas bonne pour les étrangers. J’usois encore de cet expédient pour éviter les punaises, dont tous les lits sont fort infectés.

Il n’y a pas beaucoup de poisson à Florence. Les truites & les autres poissons qu’on y mange viennent de dehors, encore sont-ils marinés. Je vis apporter de la part du Grand Duc à Jean Mariano, Milanois, qui logeoit dans la même hôtellerie que moi, un présent de vin, de pain, de fruits & de poisson ; mais ces poissons étoient en vie, petits & renfermés dans des cuvettes de terre. Tout le jour j’avois la bouche aride & séche avec une altération, non de soif, mais provenant d’une chaleur interne, telle que j’en ai sentie autrefois dans nos tems chauds. Je ne mangeois que du fruit & de la salade avec du sucre, & malgré ce régime je ne me portois pas bien. Les amusemens que l’on prend le soir en France, après le souper, précedent ici le repas. Dans les plus longs jours, on y soupe souvent la nuit, & le jour commence entre sept & huit heures du matin. Ce jour, dans l’après dînée, on fit les courses des Barbes. Le cheval du Cardinal de Médicis remporta le prix. Il étoit de la valeur de 200 écus. Ce spectacle n’est pas fort agréable, parce que dans la rue vous ne voyez que passer rapidement des chevaux en furie.

Le Dimanche je vis le Palais Pitti, & entr’autres choses une Mule en marbre qui est la statue d’une mule encore vivante, à laquelle on a accordé cet honneur pour les longs services qu’elle a rendus à voiturer ce qui étoit nécessaire pour ce bâtiment : c’est ce que disent au moins les vers latins qu’on y lit. Nous vîmes dans le Palais cette Chimere (antique) qui a entre les épaules une tête naissante avec des cornes & des oreilles, & le corps d’un petit lion.

Le Samedi précédent, le Palais du Grand Duc étoit ouvert & rempli de Paysans pour qui rien n’étoit fermé, & l’on dansoit de tous côtés dans la grande salle. Le concours de cette sorte de gens est, à ce qu’il me semble, une image de la liberté perdue, qui se renouvelle ainsi tous les ans à la principale Fête de la ville.

Le Lundi j’allai dîner chez le Seigneur Silvio Picolomini, homme fort distingué par son mérite, & sur-tout par son habileté dans l’Escrime ou l’Art des armes. Il y avoit bonne compagnie de Gentils-hommes, & l’on s’y entretint de différentes matieres. Le Seigneur Picolomini fait très-peu de cas de la manière d’escrimer (de faire des armes) des maîtres Italiens, tels que le Vénitien, le Bolonois, le Patinostraro & autres ; il n’estime en ce genre qu’un de ses éleves établi à Brescia où il enseigne cet art à quelques Gentilshommes. Il dit que, dans la maniere dont on montre ordinairement à faire des armes, il n’y a ni regle ni méthode. Il condamne particulierement l’usage de pousser l’épée en avant, & de la mettre au pouvoir de l’ennemi ; puis, la botte portée, de redonner un autre assaut & de rester en arrêt. Il soutient qu’il est totalement différent de ce que font ceux qui se battent, comme l’expérience le fait voir. Il étoit sur le point de faire imprimer un Ouvrage sur cette matiere. Quant au fait de la guerre, il méprise fort l’artillerie, & tout ce qu’il nous dit sur cela me plut beaucoup. Il estime ce que Machiavel a écrit sur ce sujet, & il adopte ses opinions. Il prétend que pour les fortifications, le plus habile & le plus excellent Ingénieur qu’il y ait, est actuellement à Florence au service du Grand Duc.

On est ici dans l’habitude de mettre de la neige dans les verres avec le vin. J’en mettois peu, parce que je ne me portois pas trop bien, ayant souvent des maux de reins, & rendant toujours une quantité incroyable de sable ; outre cela, je ne pouvois recouvrer ma tête, & la remettre en son premier état. J’éprouvois des étourdissemens, & je ne sais quelle pesanteur sur les yeux, le front, les joues, les dents, le nez & tout le visage. Il me vient dans l’idée que ces douleurs étoient causées par les vins blancs doux & fumeux du pays, parce que la premiere fois que la migraine me reprit, tout échauffé que j’étois déja, tant par le voyage que par la saison, j’avois bu grande quantité de Trebbiano, mais si doux, qu’il n’étanchoit pas ma soif.

Après tout, je n’ai pu m’empêcher d’avouer, que c’est avec raison que Florence est nommée la belle.

Ce jour je fus, seulement pour m’amuser, voir les Dames qui se laissent voir à qui veut. Je vis les plus fameuses, mais rien de rare. Elles sont séquestrées dans un quartier particulier de la ville & leurs logemens vilains, misérables, n’ont rien qui ressemble à ceux des courtisannes Romaines ou Vénitiennes, non plus qu’elles mêmes ne leur ressemblent pour la beauté, les agrémens, le maintien. Si quelqu’une d’entr’elles veut demeurer hors de ces limites, il faut que ce soit bien peu de chose, & qu’elle fasse quelque métier pour cacher cela.

Je vis les boutiques des Fileurs de soie qui se servent de certains devidoirs, par le moyen desquels une seule femme en les faisant tourner, fait d’un seul mouvement tordre & tourner à la fois 500 fuseaux.

Le Mardi matin je rendis une petite pierre rousse.

Le Mercredi je vis la maison de plaisance du Grand-Duc. Ce qui m’y frappa le plus, c’est une roche en forme de pyramide construite & composée de toutes sortes de minéraux naturels, c’est-à dire, d’un morceau de chacun, raccordés ensemble. Cette roche jettoit de l’eau qui faisoit mouvoir au-dedans de la grotte plusieurs corps ; tels que des moulins à eau & à vent, de petites cloches d’église, des soldats en sentinelle, des animaux, des chasses, & mille choses semblables.

Le Jeudi je ne me souciai pas de voir une autre course de chevaux. J’allai l’après-dînée à Pratolino, que je revis dans un grand détail. Le concierge du palais m’ayant prié de lui dire mon sentiment sur les beautés de ce lieu & sur celles de Tivoli, je lui dis ce que j’en pensois, en comparant les lieux, non en général, mais partie par partie, & considérant leurs divers avantages : ce qui rendoit respectivement, tantôt l’un tantôt l’autre supérieur.

Le Vendredi j’achetai à la librairie des Juntes, un paquet d’onze Comédies & quelques autres livres. J’y vis le Testament de Bocace imprimé avec certains discours faits sur le Decameron. On voit par ce testament à quelle étonnante pauvreté, à quelle misere étoit réduit ce grand homme. Il ne laisse à ses parentes & à ses sœurs que des draps & quelques pieces de son lit ; ses livres à un certain réligieux, à condition de les communiquer à quiconque dont il en sera requis ; il met en compte jusqu’aux ustensiles & aux meubles les plus vils ; enfin il ordonne des Messes & sa sépulture. On a imprimé ce testament tel qu’il a été trouvé sur un vieux parchemin bien délabré. Comme les Courtisannes Romaines & Vénitiennes se tiennent aux fenêtres pour attirer leurs amans, celles de Florence se montrent aux portes de leurs maisons, & elles y restent au filet aux heures commodes. Là vous les voyez, avec plus ou moins de compagnie, discourir & chanter dans la rue au milieu des cercles.

Le Dimanche 2 Juillet, je partis de Florence après dîner, & après avoir passé l’Arno sur un pont, nous le laissâmes à main droite, en suivant toutefois son cours. Nous traversâmes de belles plaines fertiles, où sont les plus célebres melonieres de Toscane. Les bons melons ne sont mûrs que vers le 15 de Juillet, & l’endroit particulier où se trouvent les meilleurs se nomme Legnaia : Florence en est à trois milles.

La route que nous fîmes ensuite étoit pour la plus grande partie unie, fertile, & très-peuplée par tout de maisons, de petits châteaux, de villages presque continus. Nous traversâmes, entr’autres, une jolie terre appellée Empoli, nom dans le son duquel il y a je ne sais quoi d’antique. Le site en est très-agréable. Je n’y reconnus aucunes traces d’antiquité, si ce n’est, près du grand chemin, un pont en ruine qui en a quelque air.

Je fus ici frappé de trois choses :

1°. de voir tout le peuple de ce canton occupé, même le Dimanche, les uns à battre le bled ou à le ranger, les autres à coudre, à filer, &c ; 2°. de voir ces paysans un luth à la main, & de leur côté les bergeres, ayant l’Arioste dans la bouche : mais c’est ce qu’on voit dans toute l’Italie ; 3°. de leur voir laisser le grain coupé dans les champs pendant dix & quinze jours ou plus, sans crainte des voisins.

Vers la fin du jour nous arrivâmes à

SCALA, vingt milles. Il n’y a qu’une seule hôtellerie, mais fort bonne. Je ne soupai pas, & je dormis peu à cause d’un grand mal de dents qui me prit du côté droit. Cette douleur je la sentois souvent avec mon mal de tête ; mais c’étoit en mangeant qu’elle me faisoit le plus souffrir, ne pouvant rien mettre dans ma bouche sans éprouver une très-grande douleur. Le Lundi matin, 3 Juillet, nous suivîmes un chemin uni le long de l’Arno, & nous le trouvâmes terminé par une belle plaine couverte de bleds. Vers le midi, nous arrivâmes à

PISE, vingt milles, ville qui appartient au Duc de Florence. Elle est située dans la plaine sur l’Arno qui la travese par le milieu, & qui, se jettant dans la mer à six milles delà, amene à Pise plusieurs espèces de bâtimens.

C’étoit le tems où les écoles cessoient, comme c’est la coutume pendant les trois mois du grand chaud.

Nous y rencontrâmes une très-bonne troupe de Comédiens appellés Disiosi.

Comme l’auberge où j’étois ne me plaisoit pas, je louai une maison où il y avoit quatre chambres & une salle. L’hôte se chargeoit de faire la cuisine & de fournir les meubles. La maison étoit belle, & j’avois le tout pour huit écus par mois. Quant à ce qu’il s’étoit obligé de fournir pour le service de table, comme nappes & serviettes, c’étoit peu de chose, attendu qu’en Italie on ne change de serviettes qu’en changeant de nappes, & que la nappe n’est changée que deux fois la semaine. Nous laissions faire à nos valets leur dépense eux-mêmes, & nous mangions à l’auberge à quatre jules par jour.

La maison étoit dans une très-belle situation, avec une agréable vue sur le canal que forme l’Arno en traversant la campagne. Ce canal est fort large & long de plus de cinq cens pas, un peu incliné & comme replié sur lui-même ; ce qui fait un aspect charmant, en ce que par le moyen de cette courbure, on en découvre plus aisément les deux bouts, avec trois ponts qui traversent le fleuve, toujours couvert de navires & de marchandises. Les deux bords de ce canal sont revêtus de beaux quais, comme celui des Augustins de Paris. Il y a deux côtés de rues larges, & le long de ces rues un rang de maisons, parmi lesquelles étoit la nôtre.

Le Mercredi 5 Juillet, je vis la Cathédrale, où fut autrefois le Palais de l’Empereur Adrien. Il y a un nombre infini de colonnes de différens marbres, ainsi que de forme & de travail différens, & de très belles portes de métal. Cette Eglise est ornée de diverses dépouilles de la Grèce & de l’Egypte, & bâtie d’anciennes ruines, où l’on voit diverses inscriptions, dont les unes se trouvent à rebours, les autres à demi-tronquées ; & en certains endroits des caracteres inconnus, que l’on prétend être d’anciens caracteres Etrusques.

Je vis le clocher bâti d’une façon extraordinaire, incliné de sept brasses comme celui de Bologne & autres, & entouré de tous côtés de pilastres & de corridors ouverts.

Je vis encore l’Eglise de Saint-Jean qui est aussi très riche par les ouvrages de sculpture & de peinture qu’on y voit. Il y a entr’autres un pupitre de marbre, avec grand nombre de figures d’une telle beauté, que ce Laurent qui tua, dit-on, le Duc Alexandre, enleva les têtes de quelques unes, & en fit présent à la Reine. La forme de cette Eglise ressemble à celle de la Rotonde de Rome. Le fils naturel de ce Duc Alexandre fait ici sa résidence. Il est vieux à ce que j’ai vu. Il vit commodément des bienfaits du Duc, & ne s’embarrasse point d’autre chose. Il y a de très beaux endroits pour la chasse & pour la pêche, & ce sont là ses occupations.

Pour les saintes reliques, les ouvrages rares, les marbres précieux, & les pierres d’une grandeur & d’un travail admirables, on en trouve ici tout autant que dans aucune autre ville d’Italie. Je vis avec beaucoup de plaisir le bâtiment du cimetiere, qu’on appelle Campo-Santo ; il est d’une grandeur extraordinaire, long de trois cens pas, large de cent, & quarré ; le corridor qui regne autour a quarante pieds de largeur, est couvert de plomb, & pavé de marbre. Les murs sont couverts d’anciennes peintures, parmi lesquelles il y en a d’un Gondi de Florence, tige de la maison de ce nom.

Les Nobles de la ville avoient leurs tombeaux sous ce corridor ; on y voit encore les noms & les armes d’environ quatre cens familles, dont il en reste à peine quatre, échappées des guerres & des ruines de cette ancienne ville, qui d’ailleurs est peuplée, mais habitée par des étrangers. De ces Familles nobles, dont il y a plusieurs Marquis, Comtes & autres Seigneurs, une partie est rép andue en différens endroits de la Chrétienté, où elles ont passé successivement.

Au milieu de cet édifice, est un endroit découvert où l’on continue d’inhumer les morts. On assure ici généralement que les corps qu’on y dépose se gonflent tellement dans l’espace de huit heures, qu’on voit sensiblement s’élever la terre ; que huit heures après ils diminuent & s’affaissent ; qu’enfin dans huit autres heures les chairs se consument, de maniere qu’avant que les ving-quatre heures soient passées, il ne reste plus que les os tout nuds. Ce phénomène est semblable à celui du cimetiere de Rome, où si l’on met le corps d’un Romain, la terre le repousse aussitôt. Cet endroit est pavé de marbre, comme le corridor. On a mis par-dessus le marbre, de la terre à la hauteur d’une ou de deux brasses, & l’on dit que cette terre fut apportée de Jérusalem dans l’expédition que les Pisans y firent avec une grande armée. Avec la permission de l’Evêque, on prend un peu de cette terre qu’on répand dans les autres sépulchres, par la persuasion où l’on est que les corps s’y consumeront plus promtement : ce qui paroît d’autant plus vraisemblable, que dans le cimetiere de la ville on ne voit presque point d’ossemens, & qu’il n’y a pas d’endroit où l’on puisse les ramasser & les renfermer, comme on fait dans d’autres villes.

Les montagnes voisines produisent de très-beau marbre, & il y a dans la ville beaucoup d’excellens ouvriers pour le travailler. Ils faisoient alors pour le Roi de Fez en Barbarie, un trèsriche ouvrage : c’étoient les ornemens d’un théâtre dont ils exécutoient le dessin, & qui devoit être décoré de cinquante colonnes de marbre d’une très-grande hauteur.

On voit en beaucoup d’endroits de cette ville les armes de France, & une colonne que le Roi Charles VIII a donnée à la Cathédrale. Dans une maison de Pise, sur le mur du côté de la rue, ce même Prince est représénté, d’après nature, à genoux devant une Vierge qui semble lui donner des conseils. L’inscription porte, que ce Monarque soupant dans cette maison, il lui vint par hasard dans l’esprit de rendre aux Pisans leur ancienne liberté : en quoi, dit-elle, il surpassa la grandeur d’Alexandre. On lit ici parmi les titres de ce Prince, Roi de Jérusalem, de Sicile, &c. Les mots qui regardent cette circonstance de la liberté rendue aux Pisans, ont été barbouillés exprès, & sont à moitié biffés, effacés. D’autres maisons particulieres sont encore décorées des mêmes armes (de France), pour indiquer la noblesse que le Roi leur donna.

Il n’y a pas ici beaucoup de restes d’anciens édifices ou d’antiquités, si ce n’est une belle ruine en briques à l’endroit où fut le Palais de Néron, dont le nom lui est resté, & une Eglise de Saint-- Michel qui fut autrefois un Temple de Mars.

Le Jeudi, Fête de Saint-Pierre, on me dit qu’anciennement l’Evêque de Pise alloit en procession à l’Eglise de Saint-Pierre, à quatre milles hors de la ville, & de-là sur le bord de la mer, qu’il y jettoit un anneau, & l’épousoit solennellement ; mais cette ville avoit alors une marine très-puissante. Maintenant il n’y va qu’un Maître d’Ecole tout seul, tandis que les Prêtres vont en procession à l’Eglise, où il y a de grandes Indulgences. La Bulle du Pape qui est d’environ 400 ans, dit sur la foi d’un livre qui en a plus de 1200, que cette Eglise fut bâtie par Saint-Pierre, & que Saint-Clément faisant l’office sur une table de marbre, il tomba sur cette table trois gouttes de sang du nez du Saint Pape. Il semble que ces gouttes n’y soient imprimées que depuis trois jours. Les Génois rompirent autrefois celle table pour emporter une de ces gouttes de sang ; ce qui fit que les Pisans ôterent de l’Eglise le reste de la table ; & la porterent dans leur ville. Mais tous les ans on l’y rapporte en procession le jour de Saint-Pierre, & le peuple y va toute la nuit dans des barques. Le Vendredi, 7 Juillet, de bonne heure j’allai voir les cassines ou fermes de Pierre de Médicis éloignées de la terre de deux milles. Ce Seigneur a là des biens immenses qu’il fait valoir par lui même, en y mettant tous les cinq ans de nouveaux Laboureurs qui prennent la moitié des fruits. Le terrein est très fertile en grains, & il y a des pâturages, où l’on tient toutes sortes d’animaux. Je descendis de cheval pour voir les particularités de la maison. Il y a grand nombre de personnes occupées à faire des crêmes, du beurre, des fromages, avec tous les utenciles nécessaires à ce genre d’économie.

Delà, suivant la plaine, j’arrivai sur les bords de la mer Tyrrhenienne, où d’un côté je découvrois à main droite Erici, & de l’autre, encore de plus près, Livourne, Château situé sur la mer. Delà se découvre bien l’Isle de Gorgone, plus loin celle de Capraia, & plus loin encore la Corse. Je tournai à main gauche le long du bord de la mer, & nous le suivîmes jusqu’à l’embouchure de l’Arno, dont l’entrée est fort difficile aux vaisseaux, parce que plusieurs petites rivieres qui se jettent ensemble dans l’Arno, charrient de la terre & de la boue qui s’y arrêtent, & font élever l’embouchure en l’embarrassant. J’y achetai du poisson que j’envoyai aux Comédiennes de Pise. Le long de ce fleuve on voit plusieurs buissons de Tamaris. Le Samedi j’achetai un petit baril de ce bois, six jules ; j’y fis mettre des cercles d’argent, & je donnai trois écus à l’orfévre.

J’achetai de plus une canne d’Inde pour m’appuyer en marchant, six jules ; un petit vase & un gobelet de noix d’Inde qui fait le même effet pour la ratte & la gravelle que le Tamaris, huit jules. L’artiste, homme habile & renommé pour la fabrique des instrumens de mathématique, m’apprit que tous les arbres ont intérieurement autant de cercles & de tours qu’ils ont d’années. Il me le fit voir à toutes les especes de bois qu’il avoit dans sa boutique ; car il est menuisier. La partie du bois tournée vers le septentrion ou le nord est plus étroite, a les cercles plus serrés & plus épais que l’autre ; ainsi quelque bois qu’on lui porte, il se vante de pouvoir juger quel âge avoit l’arbre, & dans quelle situation il étoit.

Dans ce tems-là précisement, j’avois je ne sai quel embarras à la tête qui m’incommodoit tousiours de quelque façon, avec une constipation telle que je n’avois point le ventre libre, sans art ou sans le secours de quelques drogues, secours assez foibles. Les reins d’ailleurs selon les circonstances.

L’air de cette ville (de Pise), passoit il y a quelque tems pour être très mal-sain ; mais depuis que le Duc Cosme a fait dessecher les marais d’alentour, il est bon. Il étoit auparavant si mauvais, que quand on vouloit reléguer quelqu’un & le faire mourir, on l’exiloit à Pise où dans peu de jours c’éto it fait de lui.

Il n’y a point ici de perdrix, malgré les soins que les Princes Toscans se sont donnés pour en avoir.

J’eus plusieurs fois à mon logis la visite de Jérôme Borro, Médecin, Docteur de la Sapience, & je l’allai voir à mon tour. Le 14 Juillet, il me fit présent de son livre du flux & reflux de la mer, qu’il a écrit en langue vulgaire, & me fit voir un autre livre de sa façon écrit en latin sur les maladies du corps.

Ce même jour, près de ma maison, vingt-un esclaves Turcs s’échaperent de l’Arsenal, & se sauverent sur une frégate toute agréée que le Seigneur Alexandre de Piombino avoit laissée dans le port, tandis qu’il étoit à la pêche.

A l’exception de l’Arno & de la beauté du canal qu’il offre en traversant la ville, comme aussi des Eglises, des ruines anciennes, & des travaux particuliers, Pise a peu d’élégance & d’agrément. Elle est déserte en quelque sorte, & tant par cette solitude, que par la forme des édifices, par sa grandeur & par la largeur de ses rues, elle ressemble beaucoup à Pistoye. Un des plus grands défauts qu’elle ait, est la mauvaise qualité de ses eaux qui ont toutes un goût de marécage. Les habitans sont très pauvres, & n’en sont pas moins fiers, ni moins intraitables, & peu polis envers les étrangers, (particuliérement pour les François), depuis la mort d’un de leurs Evêques, Pierre-Paul de Bourbon, qui se disoit de la maison de nos Princes, & dont la famille subsiste encore.

Cet Evêque aimoit si fort notre nation, & il etoit si libéral, qu’il avoit ordonné que dès qu’il arriveroit un François, il lui fût amené chez lui. Ce bon Prélat a laissé aux Pisans un souvenir très-honorable de sa bonne vie & de sa libéralité. Il n’y a que cinq ou six ans qu’il est mort. Le 17 Juillet, je me mis avec vingt-cinq autres à jouer à un écu par tête, à la Riffa, quelques nippes d’un des Comédiens de la ville, nommé Fargnocola. On tire à ce jeu d’abord à qui jouera le premier, puis le second, & ainsi de suite jusqu’au dernier : c’est l’ordre qu’on suit. Mais comme on avoit plusieurs choses à jouer, on fit ensuite deux conditions égales : celui qui faisoit le plus de points gagnoit d’une part, & celui qui en faisoit le moins gagnoit de l’autre. Le sort m’échut à jouer le second.

Le 8, il s’éleva une grande contestation à l’Eglise de Saint-François, entre les Prêtres de la Cathédrale & les Religieux. La veille un Gentilhomme de Pise avoit été enterré dans ladite Eglise. Les Prêtres y vinrent avec leurs ornemens, & tout ce qu’il falloit pour dire la Messe. Ils alléguoient leur privilege & la coutume observée de tout tems. Les Religieux disoient au contraire que c’étoit à eux non point à d’autres, à dire la Messe dans leur Eglise. Un Prêtre s’approchant du grand Autel voulut en empoigner la table ; un Religieux s’efforça de lui faire lâcher. Page:Montaigne - Journal du Voyage en Italie, 1775, vol2.djvu/383 Page:Montaigne - Journal du Voyage en Italie, 1775, vol2.djvu/385 Page:Montaigne - Journal du Voyage en Italie, 1775, vol2.djvu/387 Page:Montaigne - Journal du Voyage en Italie, 1775, vol2.djvu/389 Page:Montaigne - Journal du Voyage en Italie, 1775, vol2.djvu/391 Page:Montaigne - Journal du Voyage en Italie, 1775, vol2.djvu/393 Page:Montaigne - Journal du Voyage en Italie, 1775, vol2.djvu/395 Page:Montaigne - Journal du Voyage en Italie, 1775, vol2.djvu/397 Page:Montaigne - Journal du Voyage en Italie, 1775, vol2.djvu/399 Page:Montaigne - Journal du Voyage en Italie, 1775, vol2.djvu/401 Le 10 Août, nous sortîmes de la ville pour nous aller promener, avec plusieurs Gentilshommes de Lucques qui m’avoient prêté des chevaux. Je vis des maisons de plaisance fort jolies aux environs de la ville, à trois ou quatre milles de distance, avec des portiques & des galeries qui les rendent fort gaies. Il y a entr’autres une grande galerie toute voûtée en dedans, couverte de sceps & de branches de vignes qui sont plantés à l’entour, & appuyés sur quelques soutiens. La treille est vive & naturelle. Mon mal de tête me laissoit quelquefois tranquille pendant cinq à six jours & plus, mais je ne pouvois la remettre parfaitement.


Il me vint en fantaisie d’étudier la langue Toscane, & de l’apprendre par principes ; j’y mettois assez de tems & de soins, mais j’y faisois peu de progrès.

On éprouva dans cette saison une chaleur beaucoup plus vive qu’on n’en sentoit communément. Le 12, j’allai voir hors de Lucques la maison de campagne de M. Benoît Buonvisi, que je trouvai d’une beauté médiocre. J’y vis, entr’autres choses, la forme de certains bosquets qu’ils font sur des lieux élevés. Dans un espace d’environ cinquante pas, ils plantent divers arbres de l’espece de ceux qui restent verds toute l’année. Ils entourent ce lieu de petits fossés, & pratiquent au dedans de petites allées couvertes. Au milieu du bosquet, est un endroit pour le chasseur qui, dans certains tems de l’année, comme vers le mois de Novembre, muni d’un sifflet d’argent & de quelques grives prises exprès pour cet usage & bien attachées, après avoir disposé de tous côtés plusieurs appeaux avec de la glu, prendra dans une matinée deux cents grives. Cela ne se fait que dans un certain canton près de la ville.

Le Dimanche 13, je partis de Lucques, après avoir donné ordre qu’on offrît à M. Louis Pinitesi quinze écus pour l’appartement qu’il m’avoit cédé dans sa maison, (ce qui revenoit à un écu par jour) : il en fut très-content.

Nous allâmes voir ce jour-là plusieurs maisons de campagne appartenant à des Gentilshommes de Lucques ; elles sont jolies, agréables, enfìn elles ont leurs beautés. L’eau y est abondante, mais postiche, c’est-à-dire, ni naturelle, ni vive, ou continuelle.

Il est étonnant de voir si peu de fontaines dans un pays si montueux.

Les eaux dont ils se servent, ils les tirent des ruisseaux ; & pour l’ornement, ils les érigent en fontaines avec des vases, des grottes, & autres travaux à cet usage. Nous vinmes le soir souper à une maison de campagne de M. Louis, avec M. Horace son fils, qui nous accompagnoit toujours. Il nous reçut fort bien, & nous donna un très-bon souper sous une grande galerie fort fraîche & ouverte de tous côtés. Il nous fit ensuite coucher séparément dans de bonnes chambres, où nous eûmes des draps de lin très-blancs & d’une grande propreté, tels que nous en avions eus à Lucques dans la maison de son pere.

Lundi, de bonne heure, nous partîmes de là, & chemin faisant, sans descendre de cheval, nous nous arrêtâmes à la maison de campagne de l’Evêque qui y étoit. Nous fûmes très-bien reçus par ses gens & même invités à y dîner ; mais nous allâmes dîner aux

BAINS DELLA VILLA, 15 milles. J’y reçus de tout le monde le meilleur accueil, & des caresses infinies. Il sembloit en vérité que je fusse de retour chez moi. Je logeai encore dans la même chambre que j’avois louée ci-devant vingt écus par mois, au même prix & aux mêmes conditions. Le Mardi, 15 Août, j’allai de bon matin me baigner ; je restai un peu moins d’une heure dans le bain, & je le retrouvai plus froid que chaud. Il ne me provoqua point de sueur. J’arrivai à ces bains non-seulement en bonne santé, mais je puis dire encore fort allegre de toute façon. Après m’être baigné, je rendis des urines troubles ; le soir ayant marché quelque tems par des chemins montueux & difficiles, elles furent tout-à-fait sanguinolentes, & quand je fus couché je sentis je ne sai quel embarras dans les reins.

Le 16, je continuai le bain, & pour être seul à l’écart, je choisis celui des femmes où je n’avois pas encore été. Il me parut trop chaud, soit qu’il le fût réellement, soit qu’ayant déjà les pores ouverts par le bain que j’avois pris la veille, je fusse plus prompt à m’échauffer ; cependant j’y restai plus d’une heure. Je suai médiocrement ; les urines étoient naturelles, point de sable. Après dîner, les urines revinrent encore troubles & rousses ; & vers le coucher du soleil elles étoient sanguinolentes.

Le 17, je trouvai le même bain plus tempéré. Je suai très-peu ; les urines étoient un peu troubles, avec un peu de sable ; j’avois le teint d’un jaune pâle.

Le 18, je restai deux heures encore au même bain. Je sentis aux reins je ne sai quelle pesanteur ; mon ventre étoit aussi libre qu’il le falloit. Dès le premier jour j’avois éprouvé beaucoup de vents & de borborigmes ; ce que je crois sans peine être un effet particulier de ces eaux, parce que la premiere fois que je pris les bains, je m’apperçus sensiblement que les mêmes vents étoient produits de cette maniere.

Le 19, j’allai au bain un peu plus tard, pour donner le tems à une Dame de Lucques de se baigner avant moi, parce que c’est une regle assez raisonnable observée ici, que les femmes jouissent à leur aise de leur bain ; aussi j’y restai deux heures.

Ma tête pendant plusieurs jours s’étoit maintenue en très bon état ; il lui survint un peu de pesanteur. Mes urines étoient toujours troubles, mais en diverses façons, & elles charrioient beaucoup de sable. Je m’appercevois aussi de je ne sai quels mouvemens aux reins ; & si je pense juste en ceci, c’est une des principales propriétés de ces bains. Non seulement ils dilatent & ouvrent les passages & les conduits, mais encore ils poussent la matiere, la dissipent, & la font disparoître. Je jettois du sable qui paroissoit n’être autre chose que des pierres brisées, récemment désunies. La nuit je sentis au côté gauche un commencement de colique assez fort & même poignant, qui me tourmenta pendant un bon espace de tems, & ne fit pas néanmoins les progrès ordinaires ; car le mal ne s’étendit point jusqu’au bas ventre, & il finit de façon à me faire croire que c’étoient des vents.

Le 20, je fus deux heures au bain. Les vents me causerent pendant tout le jour de grandes incommodités au bas ventre. Je rendois toujours des urines troubles, rousses, épaisses, avec un peu de sable. La tête me faisoit mal, & j’allois du ventre plus que de coutume.

On n’observe pas ici les Fêtes avec la même religion que nous, ni même le Dimanche ; on voit les femmes faire la plus grande partie de leur travail après dîner. Le 21, je continuai mon bain après lequel j’avois les reins fort douloureux ; mes urines étoient abondantes & troubles, & je rendois toujours un peu de sable. Je jugeois que les vents étoient la cause des douleurs que j’éprouvois alors dans les reins, parce qu’ils se faisoient sentir de tous côtés. Ces urines si troubles me faisoient pressentir la descente de quelque grosse pierre ; je ne devinai que trop bien. Après avoir le matin écrit cette partie de mon joural, aussi-tôt que j’eus dîné, je sentis de vives douleurs de colique ; & pour me tenir plus alerte, il s’y joignit, à la joue gauche, un mal de dents très aigu, que je n’avois point encore éprouvé. Ne pouvant supporter tant de malaise, deux ou trois heures après je me mis au lit, ce qui fit bien-tôt cesser la douleur de ma joue.

Cependant, comme la colique continuoit de me déchirer, & qu’aux mouvemens flatueux qui tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, occupoient successivement diverses parties de mon corps, je sentois enfin que c’étoint plutôt des vents que des pierres, je fus forcé de demander un lavement. Il me fut donné sur le soir très-bien préparé avec de l’huile, de la camomille & de l’anis, le tout ordonné seulement par l’Apothicaire. Le Capitaine Paulino me l’administra lui-même avec beaucoup d’adresse ; car quand il sentoit que les vents repoussoient, il s’arrêtoit & retiroit la seringue à lui, puis il reprenoit doucement & continuoit de façon que je pris le remede tout entier sans aucun dégoût. Il n’eut pas besoin de me recommander de le garder tant que je pourrais, puisque je ne fus pressé par aucune envie. Je le gardai donc jusqu’à trois heures, & ensuite je m’avisai de moi-même de le rendre. Etant hors du lit, je pris avec beaucoup de peine un peu de masse pain & quatre gouttes de vin. Sur cela je me remis au lit, & après un léger sommeil, il me prit envie d’aller à la selle ; j’y fus quatre fois jusques au jour, y ayant toujours quelque partie du lavement qui n’étoit pas rendu. Le lendemain matin, je me trouvai fort soulagé, parce qu’il m’avoit fait sortir beaucoup de vents. J’étois fort fatigué, mais sans aucune douleur. Je mangeai un peu à dîner, sans nul appétit ; je bus aussi sans goût, quoique je me sentisse altéré. Après dîner, la douleur me reprit encore une fois à la joue gauche, & me fit beaucoup souffrir, depuis le dîner jusqu’au souper. Comme j’étois bien convaincu que mes vents ne venoint que du bain, je l’abandonnai, & je dormis bien toute la nuit. Le jour suivant à mon réveil, je me trouvai las & chagrin, la bouche séche avec des aigreurs & un mauvais goût, l’haleine comme si j’avois eu la fievre. Je ne sentois aucun mal, mais je continuois de rendre des urines extraordinaires & fort troubles.

Enfin, le 24 au matin, je poussai une pierre, qui s’arrêta au passage. Je restai depuis ce moment jusqu’au dîner sans uriner, quoique j’en eusse grande envie. Alors je rendis ma pierre non sans douleur & sans effusion de sang avant & après l’éjection. Elle étoit de la grandeur & longueur d’une petite pomme ou noix de pin, mais grosse d’un côté comme une féve, & elle avoit exactement la forme du membre masculin. Ce fut un grand bonheur pour moi d’avoir pu la faire sortir. Je n’en ai jamais rendu de comparable en grosseur à celle-ci ; je n’avois que trop bien jugé, par la qualité de mes urines, ce qui en devoit arriver. Je verrai quelles en seront les suites. Il y auroit trop de foiblesse & de lâcheté de ma part, si, certain de me retrouver toujours dans le cas de périr de cette maniere, & la mort s’approchant d’ailleurs à tous les instans, je ne faisois pas mes efforts, avant d’en être là, pour pouvoir la supporter sans peine, quand le moment sera venu. Car ensin la raison nous recommande de recevoir joyeusement le bien qui plaît à Dieu de nous envoyer. Or, le seul remede, la seule regle & l’unique science, pour éviter tous les maux qui assiégent l’homme de toutes parts & à toute heure, quels qu’ils soient, c’est de se résoudre à les souffrir humainement ou à les terminer courageusement & promptement.

Le 25 Août, l’urine reprit couleur, & je me retrouvai dans le même état qu’auparavant. Outre cela, je souffrois souvent tant le jour que la nuit de la joue gauche ; mais cette douleur étoit passagere, & je me rappellois qu’elle m’avoit autrefois causé chez moi beaucoup d’incommodité. Le 26 au matin, je fus deux heures au bain.

Le 27 après dîné, je fus cruellement tourmenté d’un mal de dents très-vif, tellement que j’envoyai chercher le Médecin.

Le Docteur ayant tout examiné, vu principalement que la douleur s’étoit appaisée en sa présence, jugea que cette espece de fluxion n’avoit pas de corps ou n’en avoit que fort peu ; mais que c’étoient des vents mêlés de quelque humeur qui montoient de l’estomac à la tête, & me causoient ce mal-aise ; ce qui me paroissoit d’autant plus vraisemblable, que j’avois éprouvé de pareilles douleurs en d’autres parties de mon corps.

Le Lundi 28 Août, j’allai de bon matin boire des eaux de la fontaine de Barnabé, & j’en bus sept livres quatre onces, à douze onces la livre. Elles me procurerent une selle, & j’en rendis un peu moins de la moitié avant mon dîner. J’éprouvois sensiblement que cette eau me faisoit monter à la tête des vapeurs qui l’appesantissoient.

Le Mardi 29, je bus de la fontaine ordinaire neuf verres contenant chacun une livre moins une once, & la tête aussi-tôt me fit mal. Il est vrai, pour dire ce qui en est, que d’elle-même elle étoit en mauvais état, & qu’elle n’avoit jamais été bien libre depuis le premier bain, quoique sa pesanteur se fît sentir plus rarement & différemment ; mes yeux un mois auparavant, ne s’étant point affoiblis & n’ayant point éprouvé d’éblouissement. Je souffrois par derriere, mais jamais je n’avois mal à la tête que la douleur ne s’étendît à la joue gauche qu’elle embrassoit toute entiere, jusqu’aux dents même les plus basses, enfin à l’oreille & à une partie du nez. La douleur passoit vîte, mais d’ordinaire elle étoit aiguë, & elle me reprenoit souvent le jour & la nuit. Tel étoit alors l’état de ma tête. Je crois que les fumées de cette eau, soit en buvant, soit en se baignant (quoique plus d’une façon que de l’autre) sont fort nuisibles à l’estomac. C’est pourquoi l’on est ici dans l’usage de prendre quelques médecines pour prévenir cet inconvénient.

Je rendis dans le cours d’une journée jusqu’à la suivante, à une livre près, toute l’eau que j’avois bue, en comptant celle que je buvois à table, mais qui étoit bien peu de chose, puisqu’elle n’alloit pas à une livre par jour. Dans l’après-dînée, vers le coucher du soleil, j’allai au bain, j’y restai trois-quarts-d’heure, & le Mercredi je suai un peu.

Le 30 Août, je bus deux verres, à neuf onces le verre ; ce qui fit dix-huit onces, & j’en rendis la moitié avant dîner.

Le Jeudi je m’abstins de boire, & j’allai le matin à cheval voir Controne, village fort peuplé sur ces montagnes. Il y avoit plusieurs plaines belles & fertiles, & des paturages sur la cime. Ce village a plusieurs petites campagnes, & des maisons commodes bâties de pierres, dont les toits sont aussi couverts de pierre en plateaux. Je fis un grand circuit autour de ces montagnes avant de retourner au logis. Je n’étois pas content de la maniere dont j’avois rendu les dernieres eaux que j’avois prises ; c’est pourquoi il me vint dans l’idée de renoncer à en boire. Ce qui me déplaisoit en cela, c’est que je ne trouvois pas mon compte les jours de boisson, en comparant ce que j’urinois avec ce que je buvois. Il falloit, la derniere fois que je bus, qu’il fût encore resté dans mon corps plus de trois verres de l’eau du bain, outre qu’il m’étoit survenu un resserrement que je pouvois regarder comme une vraie constipation, par rapport à mon état ordinaire.

Le Vendredi, premier Septembre 1581, je me baignai une heure le matin ; il me prit dans le bain un peu de sueur, & je rendis en urinant une grande quantité de sable rouge. Lorsque je buvois, je n’en r endois pas ou bien peu. J’avois la tête à l’ordinaire, c’est à dire, en mauvais état. Je commençois à me trouver incommodé de ces bains ; ensorte que si j’eusse reçu de France les nouvelles que j’attendois depuis quatre mois sans en recevoir, j’eusse parti sur le champ, & j’aurois préféré d’aller finir la cure de l’automne à quelques autres bains que ce fût.

En tournant mes pas du côte de Rome, je trouvois à peu de distance de la grande route, les bains de Bagno-acqua, de Sienne & de Viterbe ; du côté de Venise, ceux de Bologne & de Padoue. A Pise, je fis blasonner & dorer mes armes, avec de belles & vives couleurs, le tout pour un écu & demi de France ; ensuite, comme elles étoient peintes sur toile, je les fis encadrer au bain, & je fis clouer, avec beaucoup de soin le tableau au mur de la chambre que j’occupois, sous cette condition, qu’elles devoient être censées données à la chambre, non au Capitaine Paulino, quoiqu’il fût le maître du logis, & attachées à cette chambre quelque chose qui pût arriver dans la suite. Le Capitaine me le promit & en fit serment.

Le Dimanche 3, j’allai au bain, & j’y restai un peu plus d’une heure. Je sentis beaucoup de vents, mais sans douleurs.

La nuit & le matin du Lundi 4, je fus cruellement tourmenté de la douleur des dents ; je soupçonnai dès-lors qu’elle provenoit de quelque dent gâtée. Je mâchois le matin du mastic sans éprouver aucun soulagement. L’altération que me causoit cette douleur aiguë, faisoit encore que j’étois constipé, & c’étoit pour cela que je n’osois me remettre à boire des eaux ; ainsi je faisois très-peu de remedes. Cette douleur, vers le tems du dîner, & trois ou quatre heures après, me laissa tranquille ; mais sur les vingt heures, elle me reprit avec tant de violence & aux deux joues, que je ne pouvois me tenir sur mes pieds, la force du mal me donnoit des envies de vomir. Tantôt j’étois tout en sueur, & tantôt je frissonnois. Comme je sentois du mal par-tout, cela me fit croire que la douleur ne provenoit pas d’une dent gâtée. Car, quoique le fort du mal fût au côté gauche, il étoit quelquefois encore très-violent aux deux tempes & au menton, & s’étendoit jusqu’ aux épaules, au gosier, même de tous côtés ; ensorte que je passai la plus cruelle nuit que je me souvienne d’avoir passé de ma vie ; c’étoit une vraye rage & une fureur.

J’envoyai chercher la nuit même un Apothicaire qui me donna de l’eau-de-vie, pour la tenir du côté où je souffrois le plus, ce qui me soulagea beaucoup. Dès l’instant que je l’eus dans la bouche, toute la douleur cessa ; mais aussitôt que l’eau-de-vie étoit imbibée, le mal reprenoit. Ainsi j’avois continuellement le verre à la bouche ; mais je ne pouvois y garder la liqueur, parce qu’aussitôt que j’étois tranquille, la lassitude me provoquoit au sommeil, & en dormant il m’en tomboit toujours dans le gosier quelques gouttes, qui m’obligeoient de la rejetter sur le champ. La douleur me quitta vers le point du jour.

Le Mardi matin, tous les Gentilshommes qui étoient au bain vinrent me voir dans mon lit. Je me fis appliquer à la tempe gauche, sur le pouls même un petit emplâtre de mastic, & ce jour là je souffris peu. La nuit on me mit des étoupes chaudes sur la joue & au côté gauche de la tête. Je dormis sans douleur, mais d’un sommeil agité.

Le Mercredi, j’avois encore quelque resentiment de mal, tant aux dents qu’à l’oeil gauche ; je dormis sans douleur, mais d’un sommeil agité. En urinant je rendois du sable, mais non pas en si grande quantité que la premiere fois que je fus ici, & quelquefois il ressembloit à de petits grains de millet roussâtre.

Le Jeudi matin, 7 de Septembre, je fus pendant une heure au grand bain.

Dans la même matinée, on m’apporta, par la voie de Rome, des lettres de M. Tausin, écrites de Bordeaux le 2 Août, par lesquelles il m’apprenoit que le jour précédent j’avois été élu d’un consentement unanime Maire de Bordeaux, & il m’invitoit à accepter cet emploi pour l’amour de ma Patrie.

Le Dimanche 10 Septembre, je me baignai le matin une heure au bain des femmes, & comme il étoit un peu chaud, j’y suai un peu.

Après dîner, j’allai tout seul à cheval voir quelques autres endroits du voisinage, & particuliérement une petite campagne qu’on nomme Gragnaiola, située au sommet d’une des plus hautes montagnes du canton. En passant sur la cime des Monts, je découvrois les plus riches, les plus fertiles & les plus agréables collines que l’on puisse voir.

Comme je m’entretenois avec quelques gens du lieu, je demandai à un vieillard fort âgé, s’ils usoient de nos bains : il me répondit, qu’il leur arrivoit la même chose qu’à ceux qui pour être trop voisins de Notre-Dame de Lorette, y vont rarement en pélérinage ; qu’on ne voyoit donc gueres opérer les bains, qu’en faveur des étrangers, & de personnes qui venoient de loin. Il ajouta qu’il s’appercevoit avec chagrin depuis quelques années que ces bains étoient plus nuisibles que salutaires à ceux qui les prenoient ; ce qui provenoit de ce qu’autrefois il n’y avoit pas dans le pays un Apothicaire, & qu’on y voyoit rarement même des Médecins, au lieu qu’à présent c’est tout le contraire. Ces gens là, plus pour leur profit que pour le bien des malades, ont répandu cette opinion, que les bains ne faisoient aucun effet à ceux qui non-seulement ne prenoient pas quelques médecines avant & aprés l’usage des eaux, mais même n’avoient pas grand soin de se médicamenter en les prenant ; ensorte qu’ils (les Médecins) ne consentoient pas aisément qu’on les prît pures & sans ce mélange. Aussi l’effet le plus évident qui s’en suivoit, selon lui, c’est qu’à ces bains il mouroit plus de monde qu’il n’en guérissoit, d’où il tenoit pour assuré qu’ils ne tarderoient pas à tomber en discrédit, & à être totalement méprisés.

Le Lundi 11 Septembre, je rendis le matin beaucoup de sable, presque tout en forme de grains de millet ronds, fermes, rouges à la surface & gris en dedans.

Le 12 Septembre 1581, nous partîmes des bains della Villa le matin de bonne heure, & nous allâmes dîner à

LUCQUES, quatorze milles on commençoit à y vendanger. La Fête de Sainte-Croix est une des principales Fêtes de la Ville ; on donne alors pendant huit jours à ceux qui sont absens pour dettes la liberté de venir chez eux vacquer librement à cette dévotion.

Je n’ai point trouvé en Italie un seul bon barbier pour me raser & me faire les cheveux. Le Mercredi au soir, nous allâmes entendre Vêpres au Dôme où il y avoit un concours de toute la Ville & des Processions. Le Volto Santo étoit découvert : elle est en grande vénération parmi les Lucquois, parce qu’elle est très-ancienne & illustrée par quantité de miracles. C’est exprès pour elle que le Dôme a été bâti, & même la petite Chapelle où est gardée cette relique est au milieu de cette grande Eglise, mais assez mal placée & contre toutes les regles de l’Architecture. Quand les Vêpres furent dites, toute la pompe passa dans une autre Eglise qui étoit autrefois le Dôme.

Le Jeudi, j’entendis la Messe dans le Chœur du Dôme où étoient tous les Officiers de la Seigneurie. A Lucques, on aime beaucoup la musique ; on y voit peu d’hommes & de femmes qui ne la sachent point, & communément ils chantent tous : cependant ils ont très-peu de bonnes voix. On chanta cette Messe à force de poumons, & ce ne fut pas grand chose. Ils avoient construit exprès un grand Autel fort haut, en bois & papier, couvert d’images, de grands chandeliers & de beaucoup de vases d’argent rangés comme un buffet, c’est-à-dire, un bassin au milieu & quatre plats autour. L’Autel étoit garni de cette maniere depuis le pied jusqu’au haut, ce qui faisoit un assez bel effet. Toutes les fois que l’Evêque dit la Messe, comme il fit ce jour là, à l’instant qu’il entonne le Gloria in excelsis, on met le feu à un tas d’étoupes, que l’on attache à une grille de fer suspendue pour cet usage au milieu de l’Eglise.

La saison dans ce pays là étoit déja fort réfroidie & humide. Le Vendredi, 15 Septembre, il me survint comme un flux d’urine, c’est-à-dire, j’urinois presque deux fois plus que je n’avois pris de boisson ; s’il m’étoit resté dans le corps quelque partie de l’eau du bain, je crois qu’elle sortit.

Le Samedi matin, je rendis sans aucune peine une petite pierre rude au toucher : je l’avois un peu sentie dans la nuit au bas du ventre & à la tête du gland. Le Dimanche, 18 Septembre, se fit le changement des Gonfaloniers de la Ville ; j’allai voir cette cérémonie au Palais. On travaille ici presque sans aucun égard pour le Dimanche, & il y a beaucoup de boutiques ouvertes.

Le Mercredi, 20 Septembre, aprèsdîner, je partis de Lucques, après avoir fait emballer, dans deux caisses, plusieurs choses pour les envoyer en France.

Nous suivîmes un chemin uni, mais par un pays stérile comme les Landes de Gascogne. Nous passâmes, sur un pont bâti par le Duc Cosme, un grand ruisseau où sont les moulins à fer du Grand Duc, avec un beau bâtiment. Il y a encore trois pêcheries ou lieux séparés en forme d’étangs qui sont renfermés, & dont le fond est pavé de briques, où l’on entretient une grande quantité d’anguilles, que l’on voit aisément par le peu d’eau qui s’y trouve. Nous passâmes l’Arno à Fusecchio, & nous arrivâmes le soir à

SCALA, vingt milles. J’en partis au point du jour. Je passai par un beau chemin ressemblant à une plaine. Le pays est entrecoupé de petites montagnes très-fertiles, comme celles de France. Nous traversâmes Castel Fiorentino, petit bourg fermé de murailles, & ensuite à pied, tout près de là, Certaldo, beau Château situé sur une colline, patrie de Bocace. Delà nous allâmes dîner à

POGGIBONZI, dix-huit milles, petite terre, d’où nous nous rendîmes à souper à

SIENNE, douze milles. Je trouvai que le froid dans cette saison étoit plus sensible en Italie qu’en France.

La place de Sienne est la plus belle qu’on voie dans aucune ville d’Italie. On y dit tous les jours la Messe en public à un Autel, vers lequel les maisons & les boutiques sont tournées de façon que le peuple & les artisans peuvent l’entendre, sans quitter leur travail ni sorti r de leur place. Au moment de l’élévation, on sonne une trompette pour avertir le monde. Dimanche, 23 Septembre, après dîner, nous partîmes de Sienne, & après avoir marché par un chemin aisé, quoique parfois inégal, parce que le pays est semé de collines fertiles & de montagnes qui ne sont point escarpées, nous arrivâmes à

SAN-CHIRICO, petit Château à vingt milles. Nous logeâmes hors des murs. Le cheval de somme (qui portoit nos bagages) étant tombé dans un petit ruisseau que nous passâmes à gué, toutes mes hardes, & sur-tout mes livres furent gâtés ; il fallut du tems pour les sécher. Nous laissâmes sur les collines voisines, à main gauche, Montepulciano, Montecello & Castiglioncello. Le Lundi, de bonne heure, j’allai voir un bain éloigné de deux milles, & nommé Vignone, du nom d’un petit Château qui est tout auprès. Le bain est situé dans un endroit un peu haut, au pied duquel passe la riviere d’Urcia. Il y a dans ce lieu environ une douzaine de petites maisons peu commodes & désagréables qui l’entourent, & le tout paroît fort chétif. Là est un grand étang entouré de murailles & de degrés d’où l’on voit bouillonner au milieu plusieurs jets de cette eau chaude, qui n’a pas la moindre odeur de souffre, éleve peu de fumée, laisse un sédiment roussâtre, & paroît etre plus ferrugineuse que d’aucune autre qualité ; mais on n’en boit pas. La longueur de cet étang est de 60 pas, & sa largeur de 25. Il y a tout autour quatre ou cinq endroits séparés & couverts où l’on se baigne ordinairement. Ce bain est tenu assez proprement.

On ne boit point de ses eaux, mais bien de celles de Saint Cassien, qui ont plus de réputation. Elles sont près de Sanchirico, à dix-huit milles du côté de Rome à la gauche de la grande route. En considérant la délicatesse de ces vases de terre qui semblent de la porcelaine, tant ils sont blancs & propres, je les trouvois à si bon marché, qu’ils me paroissent véritablement d’un usage plus agréable pour le service de table que l’étain de France, & sur-tout celui qu’on sert dans les auberges, qui est fort sale.

Tous ces jours-ci, le mal de tête dont je croyois être entiérement délivré, s’étoit fait un peu sentir. J’éprouvois comme auparavant, aux yeux, au front, à toutes les parties antérieures de la tête, une certaine pesanteur, un affoiblissement & un trouble qui m’inquiétoient. Le Mardi nous vinmes dîner à LA PAGLIA, treize milles, & coucher à

SAN-LORENZO : chétives auberges. On commençoit à vendanger dans ce pays-là.

Le Mercredi matin il survint une dispute entre nos gens & les voituriers de Sienne, qui, voyant que le voyage étoit plus long que de coutume, fâchés d’être obligés de payer la dépense des chevaux, ne vouloient pas payer celle de cette soirée. La dispute s’échauffa au point que je fus obligé d’aller parler au Maire qui me donna gain de cause, après m’avoir entendu, & fit mettre en prison un des voituriers. J’alléguois que la cause du retard venoit de la chûte du cheval de bagage, qui tombant dans l’eau avait gâté la plus grande partie de mes hardes.

Près du grand chemin, à quelque pas de distance à main droite, environ à six milles de Montefiascone, est un bain situé dans une très-grande plaine. Ce bain, à trois ou quatre milles de la montagne la plus voisine, forme un petit lac, à l’un des bouts duquel on voit une très-grosse source jetter une eau qui bouillonne avec force, & presque brûlante. Cette eau sent beaucoup le soufre ; elle jette une écume & des féces blanches. A l’un des côtés de cette source, est un conduit qui amène l’eau à deux bains, situés dans une maison voisine. Cette maison qui est isolée a plusieurs petites chambres, assez mauvaises, & je ne crois pas qu’elle soit fort fréquentée. On boit de cette eau pendant sept jours dix livres chaque fois ; mais il faut la lasser refroidir pour en diminuer la chaleur, comme on fait au bain de Preissac, & l’on s’y baigne tout autant. Cette maison, ainsi que le bain, est du domaine d’une certaine Eglise : elle est affermée cinquante écus. Mais outre le profit des malades qui s’y rendent au Printems, celui qui tient cette maison à loyer, vend une certaine boue qu’on tire du lac & dont usent les bons Chrétiens, en la délayant avec de l’huile, pour la guérison de la gale, & pour celle des brebis, & des chiens, en la délayant avec de l’eau. Cette boue en nature & brute, se vend douze jules, & en boules séches sept quatrins. Nous y trouvâmes beaucoup de chiens du Cardinal Farnese qu’on y avoit menés pour les faire baigner. Environ à trois milles delà, nous arrivames à

VITERBE, seize milles. Le jour étoit si avancé, qu’il fallut faire un seul repas du dîner & du souper. J’étois fort enroué, & je sentois du froid. J’avois dormi tout habillé sur une table à San-Lorenzo, à cause de s punaises ; ce qui ne m’étoit encore arrivé qu’à Florence & dans cet endroit. Je mangeai ici d’une espece de glands qu’on nomme gensole : l’Italie en produit beaucoup, & ils ne sont pas mauvais. Il y a encore tant d’étourneaux que vous en avez un pour deux liards. Le Jeudi 26 Septembre au matin, j’allai voir quelques-autres bains de ce pays situés dans la plaine, & assez éloignés de la montagne. On voit d’abord deux différens endroits des bâtimens où étoient il n’y a pas long-tems des bains qu’on a laissé perdre par négligence : le terrein toutefois exhale une mauvaise odeur. Il y a de plus une maisonnette dans laquelle est une petite source d’eau chaude qui forme un petit lac, pour se baigner. Cette eau n’a point d’odeur, mais un goût insipide ; elle est médiocrement chaude. Je jugeai qu’il y avoit beaucoup de fer ; mais on n’en boit pas. Plus loin est encore un édifice qu’on appelle le Palais du Pape, parce qu’on prétend qu’il a été bâti ou réparé par le Pape Nicolas. Au bas de ce Palais & dans un terrein fort enfoncé, il y a trois jets différents d’eau chaude, de l’un desquels on use en boisson. L’eau n’en est que d’une chaleur médiocre & tempérée : elle n’a point de mauvaise odeur ; on y sent seulement au goût une petite pointe, où je crois que le nitre domine. J’y étois allé dans l’intention d’en boire pendant trois jours. On boit là tout comme ailleurs par rapport à la quantité ; on se promene ensuite, & l’on se trouve bien de suer.

Ces eaux sont en grande réputation ; elles sont transportées par charge dans toute l’Italie. Le Médecin qui a fait un Traité général de tous les Bains d’Italie, préfere les eaux de celui-ci, pour la boisson, à toutes les autres. On leur attribue spécialement une grande vertu pour les maux de reins ; on les boit ordinairement au mois de Mai. Je ne tirai pas un bon augure de la lecture d’un écrit qu’on voit sur le mur, & qui contient les invectives d’un malade contre les Médecins qui l’avoient envoyé à ces eaux, dont il se trouvoit beaucoup plus mal qu’auparavant. Je n’augurai pas bien non plus de ce que le maître des bains disoit que la saison étoit trop avancée, & me sollicitoit froidement à en boire.

Il n’y a qu’un logis, mais il est grand, commode & décent, éloigné de Viterbe d’un mille & demi; je m’y rendis à pied. Il renferme trois ou quatre bains qui produisent différents effets, & de plus un endroit pour la douche. Ces eaux forment une écume très blanche qui se fixe aisément, qui reste aussi ferme que la glace, & produit une croûte dure sur l’eau. Tout l’endroit est couvert & comme incrusté de cette écume blanche. Mettez y un morceau de toile, dans le moment vous le voyez chargé de cette écume, & ferme comme s’il étoit gelé. Cette écume sert à nettoyer les dents ; elle se vend & transporte hors du pays. En la mâchant, on ne sent qu’un goût de terre & de sable. On dit que c’est la matiere premiere du marbre qui pourroit bien se pétrifier aussi dans les reins. Cependant on assure qu’elle ne laisse aucun sédiment dans les flacons où elle se met, & qu’elle s’y conserve claire & très-pure. Je crois qu’on en peut boire tant qu’on veut, & que la pointe qu’on y sent ne la rend qu’agréable à boire.

De-là en m’en retournant, je repassai dans cette plaine qui est très-longue, & dont la largeur est de huit milles, pour voir l’endroit où les habitans de Viterbe, (parmi lesquels il n’y a pas un seul Gentilhomme, parce qu’ils sont tous Laboureurs & Marchands), ramassent les lins & les chanvres qui font la matiere de leurs fabriques, auxquelles les hommes seuls travaillent, sans employer aucunes femmes. Il y avoit un grand nombre de ces ouvriers autour d’un certain lac où l’eau dans toute saison est également chaude & bouillante. Ils disent que ce lac n’a point de fond, & ils en dérivent de l’eau pour former d’autres petits lacs tiedes, où ils mettent rouir le chanvre & le lin. Au retour de ce petit voyage que je fis à pied en allant, & à cheval en revenant, je rendis à la maison une petite pierre rousse & dure, de la grosseur d’un gros grain de froment ; je l’avois un peu sentie la veille descendre chez moi vers le bas-ventre, mais elle s’étoit arrêtée au passage. Pour faciliter la sortie de ces sortes de pierres, on fait bien d’arrêter le conduit de l’urine, & de serrer un peu la verge ; ce qui lui donne ensuite un peu de ressort pour l’expulser. C’est une recette que m’apprit M. de Langon à Arsac.

Le Samedi, Fête de Saint-Michel, après-dîner, j’allai voir la Madona di Quercio, à une demilieue de la Ville. On y va par un grand chemin très-beau, droit, égal, garni d’arbres d’un bout jusqu’à l’autre, enfin fait avec beaucoup de soin par les ordres du Pape Farnese. L’Eglise est belle, remplie de monumens religieux, & d’un nombre infini de tableaux votifs. On lit dans une inscription latine, qu’il y a environ cent ans qu’un homme étant attaqué par des voleurs, & à demi-mort de frayeur, se réfugia sous un chêne où étoit cette image de la Vierge, & que lui ayant fait sa priere, il devint miraculeusement invisible à ces voleurs & fut ainsi délivré d’un péril évident. Ce miracle fit naître une dévotion particuliere pour cette Vierge ; on bâtit autour du chêne cette Eglise qui est très-belle. On y voit encore le tronc du chêne coupé par le pied, & la partie supérieure sur laquelle est posée l’image, est appliquée au mur, & dépouillée des branches qu’on a coupées tout autour.

Le Samedi, dernier Septembre, je partis de bon matin de Viterbe, & je pris la route de Bagnaia. C’est un endroit appartenant au Cardinal Gambara qui est fort orné, & surtout si bien fourni de fontaines, qu’en cette partie il paroît non seulement égaler, mais surpasser même Pratolino & Tivoli. Il y a d’abord une fontaine d’eau vive, ce que n’a pas Tivoli, & trés-abondante, ce qui n’est pas à Pratolino ; de façon qu’elle suffit à une infinité de distributions sous différens dessins. Le même M. Thomas de Sienne, qui a conduit l’ouvrage de Tivoli, conduit encore celui-ci qui n’est pas achevé. Ainsi ajoutant toujours de nouvelles inventions aux anciennes, il a mis dans cette derniere construction beaucoup plus d’art, de beautés & d’agrément. Parmi les différentes pieces qui la décorent, on voit une pyramide fort élevée qui jette de l’eau de plusieurs manieres différentes : celle-ci monte, celle-là descend. Autour de la pyramide, sont quatre petits lacs, beaux, clairs, purs & remplis d’eau. Au milieu de chacun est une gondole de pierre, montée par deux Arquebusiers, qui, après avoir pompé l’eau, la lancent avec leurs arbalêtes contre la pyramide, & par un Trompette qui tire aussi de l’eau. On se promene autour de ces lacs & de la pyramide par de très-belles allées, où l’on trouve des appuis de pierre d’un fort beau travail. Il y a d’autres parties qui plurent encore davantage à quelques autres Spectateurs. Le Palais est petit, mais d’une structure agréable. Autant que je puis m’y connoître, cet endroit certainement l’emporte de beaucoup sur bien d’autres, par l’usage & l’emploi des eaux. Le Cardinal n’y étoit pis ; mais comme il est François dans le cœur, ses gens nous firent toutes les politesses & les amitiés qu’on peut desirer.

De là, en suivant le droit chemin, nous passâmes à Caprarola, Palais du Cardinal Farnese, dont on parle beaucoup en Italie. En effet, je n’en ai vu aucun dans ce beau pays qui lui soit comparable. Il est entouré d’un grand fossé, taillé dans le tuf : le haut du bâtiment est en forme de terrasse, de sorte qu’on n’en voit point la couverture. Sa figure est un peu pentagone, & il paroît à la vue un grand quarré parfait. Sa forme intérieure est exactement circulaire : il regne autour de larges corridors tous voûtés, & chargés partout de peintures. Toutes les chambres sont quarrées. Le bâtiment est très-grand, les salles fort belles, & entr’autres il y a un salon admirable, dont le plafond (car tout l’édifice est voûté) représente un globe céleste avec toutes les figures dont on le compose. Sur le mur du salon tout autour est peint le globe terrestre, avec toutes ses régions : ce qui n forme une Consmographie complette. Ces peintures qui sont très-riches couvrent entierement les murailles.

Ailleurs sont représentées, en divers tableaux, les actions du Pape Paul III, & de la maison Farnese. Les personnes y sont peintes si au naturel que ceux qui les ont vues reconnoissent au premier coup-d’oeil, dans leurs portraits, notre Connétable, la Reine-mere, ses enfans, Charles IX, Henri III, le Duc d’Alençon, la Reine de Navarre, & le Roi François II, l’aîné de tous, ainsi que Henri II, Pierre Strozzi & autres. On voit dans une même salle aux deux bouts deux bustes, sçavoir d’un côté, & à l’endroit le plus honorable, celui du Roi Henri II, avec une Inscription au dessous où il est nommé le Conservateur de la maison Farnese ; & à l’autre bout, celui du Roi Philippe II, Roi d’Espagne dont l’inscription porte : Pour les bienfaits en grand nombre reçus de lui. Au dehors, il est aussi beaucoup de belles choses dignes d’être vues, & entr’autres, une grotte d’où l’eau s’élançant avec art dans un petit lac, représente à la vue & à l’ouie la chûte d’une pluie naturelle. Cette grotte est située dans un lieu désert & sauvage, & l’on est obligé de tirer l’eau de ses fontaines à une distance de huit milles qui s’étend jusqu’à Viterbe.

De là, par un chemin égal & une grande plaine nous parvinmes a des prairies fort étendues, au milieu desquelles, en certains endroits secs & dépouillés d’herbes, on voit bouillonner des sources d’eau froide, assez pures, mais tellement impregnées de soufre, que de fort loin on en sent l’odeur. Nous allâmes coucher à

MONTEROSSI, vingt-trois milles ; & le Dimanche premier Octobre à

ROME, vingt deux milles. On éprouvoit alors un très grand froid & un vent glacial de nord. Le Lundi & quelques jours après, je sentis des crudités dans mon estomach ; ce qui me fit prendre le parti de faire quelques repas tout seul, pour manger moins. Cependant j’avois le ventre libre, j’étois assez dispos de toute ma personne, excepté de la tête qui n’étoit point entierement rétablie. Le jour que j’arrivai à Rome, on me remit des lettres des Jurats de Bordeaux, qui m’écrivoient fort poliment au sujet de l’élection qu’ils avoient faite de moi pour Maire de leur ville ; & me prioient avec instance de me rendre auprès d’eux.

Le Dimanche 8 Octobre 1581, j’allai voir aux Thermes de Dioclétien à Monte-Cavallo, un Italien, qui ayant été long-tems esclave en Turquie, y avoit appris mille choses très-rares dans l’art du manege. Cet homme, par exemple, courant à toute bride, se tenoit droit sur la selle, & lançoit avec force un dard, puis tout d’un coup il se mettoit en selle. Ensuite au milieu d’une course rapide, appuyé seulement d’une main sur l’arçon de la selle, il descendoit de cheval touchant à terre du pied droit, & ayant le gauche dans l’étrier ; & plusieurs fois on le voyoit ainsi descendre & remonter alternativement. Il faisoit plusieurs tours semblables sur la selle, en courant toujours. Il tiroit d’un arc à la Turque devant & derriere, avec une grande dextérité. Quelquefois appuyant sa tête & une épaule sur le col du cheval, & se tenant sur ses pieds, il le laissoit courir à discrétion. Il jettoit en l’air une masse qu’il tenoit dans sa main, & la rattrappoit à la course. Enfin, étant debout sur la selle, & tenant de la main droite une lance, il donnoit dans un gant & l’enfiloit, comme quand on court la bague. Il faisoit encore à pied tourner autour de son col devant & derriere une pique qu’il avoit d’abord fortement poussée avec la main.

Le 10 Octobre après-dîner, l’Ambassadeur de France m’envoya un Estafier me dire de sa part que si je voulois, il viendroit me prendre dans sa voiture pour aller ensemble voir les meubles du Cardinal Ursin, que l’on vendoit parce qu’il étoit mort dans cet Eté même à Naples, & qu’il avoit fait héritiere de ses grands biens une sienne Niéce, qui n’étoit éncore qu’un enfant. Parmi les choses rares que j’y vis, il y avoit une couverture de lit de taffetas fourrée de plumes de cignes. On voit à Sienne beaucoup de ces peaux de cigne conservées entieres avec la plume, & toutes préparées ; on ne m’en demandoit qu’un écu & demi. Elles sont de la grandeur d’une peau de mouton, & une seule suffiroit pour en faire une pareille couverture. Je vis encore un œuf d’Autruche ciselé tout autour & très-bien peint ; plus un petit coffre carré pour mettre des bijoux, & il y en avoit quelques-uns. Mais comme ce coffre étoit fort artistement rangé, & qu’il y avoit des gobelets de cristal, en l’ouvrant, il paroissoit qu’il fût de tous côtés, tant par-dessous que par-dessus, beaucoup plus large & plus profond, & qu’il y eût dix fois plus de joyaux qu’il n’en renfermoit, une même chose se répétant plusieurs fois, par la réflection des cristaux qu’on n’appercevoit pas même aisément.

Le Jeudi 12 Octobre, le Cardinal de Sens me mena seul en voiture avec lui, pour voir l’Eglise de Saint-Jean & Saint-Paul ; il en est titulaire & supérieur, ainsi que de ces Religieux qui distillent les eaux de senteur, dont nous avons parlé plus haut. Cette Eglise est située sur le Mont Celius, situation qui semble avoir été choisie à dessein ; car elle est toute voûtée en dessous, avec de grands corridors & des salles souterraines. On prétend que c’étoit là le Forum ou la place d’Hostilius. Les jardins & les vignes de ces Religieux sont en très-belle vue ; on découvre delà l’ancienne Rome. Le lieu par sa hauteur est escarpé, profond, isolé & presque inaccessible de toutes parts. Ce même jour j’expédiai une malle bien garnie pour être transportée à Milan. Les voituriers mettent ordinairement vingt jours pour s’y rendre. La malle pesoit en tout 150 liv., & on paye deux bajoques par livre ; ce qui revient à deux sols de France. J’avois dedans plusieurs choses de prix, surtout un magnifique chapelet d’Agnus Dei, le plus beau qu’il y eût à Rome. Il avoit été fait exprès pour l’Ambassadeur de l’Impératrice, & un de ses Gentilshommes l’avoit fait bénir par le Pape.

Le Dimanche 15 Octobre, je partis de grand matin de Rome. J’y laissai mon frere en lui donnant 43 écus d’or, avec lesquels il comptoit y rester & s’exercer pendant cinq mois à faire des armes. Avant mon départ de Rome, il avoit loué une jolie chambre pour 20 jules par mois. MM. d’Estissac, de Montbaron, de Chase, Morens & plusieurs autres, m’accompagnerent jusqu’à la premiere poste. Si même je ne m’étois pâs hâté, parce que je voulois éviter cette peine à ces Gentilshommes, plusieurs d’entr’eux étoient encore tout prêts à me suivre, & avoient déja loué des chevaux. Tels étoient MM. du Bellay, d’Ambres, d’Allegre, & autres. Je vins coucher à

RONSIGLIONE, trente milles. J’avais loué les chevaux jusqu’à Lucques, chacun à raison de vingt jules, & le voiturier étoit chargé d’en payer la dépense.

Le Lundi matin je fus étonné de sentir un froid si aigu, qu’il me sembloit n’en avoir jamais souffert de pareil, & de voir que dans ce canton les vendanges & la récolte du vin n’étoient pas encore achevées. Je vins dîner à Viterbe où je pris mes fourrures, & tous mes accoutremens d’hiver. De là je vins diner à

SAINT LAURENT, vingt-neuf milles ; & de ce bourg j’allai coucher à

SAN-CHIRICO, trente-deux milles. Tous ces chemins avoient été raccommodés cette année même par ordre du Duc de Toscane, & c’est un ouvrage fort beau, très utile pour le public. Dieu l’en récompense : car ces routes auparavant très-mauvaises sont maintenant très-commodes & fort dégagées ; a peu-près comme les rues d’une ville. Il étoit étonnant de voir le nombre prodigieux de personnes qui alloient à Rome. Les chevaux de voiture pour y aller étoient hors de prix ; mais pour le retour, on les laissoit presque pour rien. Près de Sienne (& cela se voit en beaucoup d’autres endroits), il y a un pont double, c’est-à-dire, un pont sur lequel passe le canal d’une autre riviere. Nous arrivâmes le soir à

SIENNE, vingt milles. Je souffris cette nuit pendant deux heures de la colique, & je crus sentir la chûte d’une pierre. Le Jeudi de bonne heure, Guillaume Felix, Médecin Juif, vint me trouver ; il discourut beaucoup sur le régime que je devois observer par rapport à mon mal de reins & au sable que je rendois. Je partis à l’instant de Sienne ; la colique me reprit & me dura trois ou quatre heures. Au bout de ce tems, je m’apperçus à la douleur violente que je sentois au bas ventre & à toutes ses dépendances, que la pierre étoit tombée. Je vins souper à

PONTEALCE, vingt-huit milles. J’y rendis une pierre plus grosse qu’un grain de millet, avec un peu de sable ; mais sans douleur, ni difficulté au passage. J’en partis le Vendredi matin, & en chemin je m’arrêtai à

ALTOPASCIO, seize milles. J’y restai une heure pour faire manger l’avoine aux chevaux. Je rendis encore là, sans beaucoup de peine & avec quantité de sable, une pierre longue, partie dure & partie molle, plus grosse qu’un gros grain de froment. Nous rencontrâmes en chemin plusieurs païsans, dont les uns cueilloient des feuilles de vignes qu’ils gardent pour en donner à manger pendant l’hiver à leurs bestiaux ; les autres ramassoient de la fougere pour leur laitage. Nous vinmes coucher à

LUCQUES, huit milles. Je reçus encore la visite de plusieurs Gentilshommes & de quelques artisans. Le Samedi 21 Octobre au matin, je poussai dehors une autre pierre qui s’arrêta quelque tems dans le canal, mais qui sortit ensuite sans difficulté ni douleur. Celle-ci étoit à peu-près ronde, dure, massive, rude, blanche en-dedans, rousse en dessus, & beaucoup plus grosse qu’un grain ; je faisois cependant toujours du sable. On voit par-là que la nature se soulage souvent d’elle-même ; car je sentois sortir tout cela comme un écoulement naturel. Dieu soit loué de ce que ces pierres sortent ainsi sans douleur bien vive, & sans troubler mes actions.

Dès que j’eus mangé un raisin (car dans ce voyage je mangeois le matin très-peu, même presque rien), je partis de Lucques sans attendre quelques Gentilhommes qui se disposoient à m’accompagner. J’eus un fort beau chemin, souvent très-uni. J’avois à ma droite de petites montagnes couvertes d’une infinité d’oliviers, à gauche des marais, & plus loin la mer.

Je vis dans un endroit de l’Etat de Lucques une machine à demi-ruinée par la négligence du Gouvernement ; ce qui fait un grand tort aux campagnes d’alentour. Cette machine étoit faite pour dessécher les marais & les rendre fertiles. On avoit creusé un grand fossé, à la tête duquel étoient trois roues qu’un ruisseau d’eau vive roulant du haut de la montagne faisoit mouvoir continuellement en se précipitant sur elles. Ces roues ainsi mises en mouvement puisoient d’une part l’eau du fossé, avec les augets qui y étoient attachés, de l’autre la versoient dans un canal pratiqué pour cet effet plus haut & de tous côtés entouré de murs, lequel portoit cette eau dans la mer. C’étoit ainsi que se desséchoit tout le pays d’alentour.

Je passai au milieu de Pietra Santa, Château du Duc de Florence, fort grand, & où il y a beaucoup de maisons, mais peu de gens pour les habiter, parce que l’air est, dit on, mauvais, qu’on ne peut pas y demeurer, & que la plupart des habitans y meurent ou languissent. De là nous vinmes à

MASSA DI CARRARA, vingt-deux milles, bourg appartenant au Prince de Massa, de la Maison de Cibo. On voit sur une petite montagne un beau Château à mi côte entouré de bonnes murailles, audessous duquel & tout autour sont les chemins & les maisons. Plus bas hors desdites murailles est le bourg qui s’étend dans la plaine ; il est de même bien enclos de murs. L’endroit est beau, de beaux chemins, & de jolies maisons qui sont peintes. J’étois forcé de boire ici des vins nouveaux ; car on n’en boit pas d’autres dans le pays. Ils ont le secret de les éclaircir avec des copeaux de bois & des blancs d’œufs ; de maniere qu’ils lui donnent la couleur du vin vieux ; mais ils ont je ne sçai quel goût qui n’est pas naturel.

Le Dimanche vingt-deux Octobre, je suivis un chemin fort uni, ayant toujours à main gauche la mer de Toscane à la distance d’une portée de fusil. Dans cette route, nous vîmes, entre la mer & nous, des ruines peu considérables que les habitans disent avoir été autrefois une grande Ville nommée Luna.

De là, nous vinmes à Sarrezana, terre de la Seigneurie de Gênes. On y voit les armes de la République, qui sont un Saint George à cheval ; elle y tient une Garnison Suisse. Le Duc de Florence en étoit autrefois possesseur, & si le Prince de Massa n’étoit pas entre deux pour les séparer, il n’est pas douteux que Pietra Santa & Sarrezana, frontieres de l’un & de l’autre Etats ne fussent continuellement aux mains.

Au départ de Sarrezana, où nous fûmes forcés de payer quatre jules par cheval pour une poste, il se faisoit de grandes salves d’artillerie pour le passage de Don Jean de Médicis, frere naturel du Duc de Florence, qui revenoit de Gênes, où il avoit été de la part de son frere voir l’Impératrice, comme elle avoit été visitée de plusieurs autres Princes d’Italie. Celui qui fit le plus de bruit par sa magnificence ce fut le Duc de Ferrare ; il alla à Padoue au-devant de cette Princesse, avec quatre cent carosses. Il avoit demandé à la Seigneurie de Venise la permission de passer par leurs terres avec six cens chevaux, & ils avoient répondu qu’ils accordoient le passage, mais avec un plus petit nombre. Le Duc fit donc mettre tous ses gens en carrosse, & les mena tous de cette maniere ; le nombre des chevaux fut seulement diminué. Je rencontrai le Prince (Jean de Médicis) en chemin. C’est un jeune homme bien fait de sa personne : il étoit accompagné de vingt hommes bien mis, mais montés sur des chevaux de voiture ; ce qui en Italie ne deshonore personne, pas même les Princes. Après avoir passé Sarrezana, nous laissâmes à gauche le chemin de Gênes.

Là, pour aller à Milan, il n’y a pas grande différence, de passer par Gênes ou par la même route ; c’est la même chose. Je desirois voir Gênes & l’Impératrice qui y étoit. Ce qui m’en détourna, c’est que pour y aller il y a deux routes, l’une à trois journées de Sarrezana qui a 40 milles de chemin très-mauvais & très-montueux rempli de pierres, de précipices, d’auberges assez mauvaises & fort peu fréquentées : l’autre route est par Lerice, qui est éloignée de trois milles de Sarrezana. On s’y embarque, & en douze heures on est à Gênes. Or moi qui ne pouvois supporter l’eau par la foiblesse de mon estomac, & qui ne craignois pas tant les incommodités de cette route que de ne pas trouver de logement par la grande foule d’étrangers qui étoit à Gênes ; qui de plus avois entendu dire, que les chemins de Gênes à Milan n’étoient pas trop sûrs, mais infestés de voleurs ; enfin qui n’étois plus occupé que de mon retour en France, je pris le parti de laisser là Gênes, & je pris ma route à droite entre plusieurs montagnes. Nous suivîmes toujours le bas du vallon le long du fleuve Magra, que nons avions à main gauche. Ainsi passant tantôt par l’Etat de Gênes, tantôt par celui de Florence, tantôt par celui de la Maison Malespina, mais toujours par un chemin praticable & commode, à l’exception de quelques mauvais pas, nous vinmes coucher à

PONTEMOLLE, trente milles. C’est une ville longue fort peuplée d’anciens édifices qui ne sont pas merveilleux. Il y a beaucoup de ruines. On prétend qu’elle se nommoit anciennement Appua ; elle est actuellement dépendante de l’Etat de Milan, & elle appartenoit récemment aux Fiesques. La premiere chose qu’on me servit à table fut du fromage tel qu’il se fait vers Milan & dans les environs de Plaisance, puis de très-bonnes olives sans noyau, assaisonnées avec de l’huile & du vinaigre en façon de salade & à la mode de Gênes. La Ville est située entre des montagnes & à leur pied. On servoit pour laver les mains un bassin plein d’eau posé sur un petit banc, & il falloit que chacun se lavât les mains avec la même eau.

J’en partis le Lundi matin 23, & au sortir du logis je montai l’Appennin, dont le passage n’est ni difficile ni dangereux, malgré sa hauteur. Nous passâmes tout le jour à monter & à descendre des montagnes, la plûpart sauvages & peu fertiles, d’où nous vinmes coucher à

FORNOUE, dans l’Etat du Comte de Saint-Second, trente milles. Je fus bien content quand je me vis délivré de ces frippons de montagnards qui rançonnent impitoyablement les voyageurs sur la dépense de la table & sur celle des chevaux. On me servit à table différens ragoûts à la moutarde, fort bons ; il y en avoit un, entr’autres, fait avec des coings. Je trouvai ici grande disette de chevaux de voiture. Vous êtes entre les mains d’une nation sans regle & sans foi à l’égard des étrangers. On paye ordinairement deux jules par cheval chaque poste ; on en exigeoit ici de moi trois, quatre & cinq par poste, de façon que tous les jours il m’en coutoit plus d’un écu pour le louage d’un cheval, encore me comptoit-on deux postes où il n’y en avoit qu’une.

J’étois en cet endroit éloigné de Parme de deux postes, & de Parme à Plaisance la distance est la même, que de Fornoue à la derniere, de sorte que je n’allongeois que de deux postes ; mais je ne voulus pas y aller pour ne pas déranger mon retour, ayant abandonné tout autre dessein. Cet endroit est une petite campagne de six ou sept maisonnettes, située dans une plaine le long du Taro : je crois que c’est le nom de la riviere qui l’arrose. Le Mardi matin nous la suivîmes long tems, & nous vinmes dîner à

BORGO S. DONI, douze milles, petit Château que le Duc de Parme commence à faire entourer de belles murailles flanquées. On m’y servit à table de la moutarde composée de miel & d’orange coupée par morceaux, en façon de cotignac à demi cuit.

De là laissant Crémone à main droite, & à même distance que Plaisance, nous suivîmes un très-beau chemin dans un pays où l’on ne voit, tant que la vue peut s’étendre à l’horison, aucune montagne ni même aucune inégalité, & dont le terrein est très-fertile. Nous changions de chevaux de poste en poste ; je fis les deux dernieres au galop pour essayer la force de mes reins, je n’en fus pas fatigué ; mon urine étoit dans son état naturel.

Près de Plaisance il y a deux grandes colonnes placées aux deux côtés du chemin à droite & à gauche, & laissant entr’elles un espace d’environ quarante pas. Sur la base de ces colonnes est une inscription latine, portant défense de bâtir entr’elles, & de planter ni arbres, ni vignes. Je ne sais si l’on veut par-là conserver seulement la largeur du chemin, ou laisser la plaine découverte telle qu’on la voit effectivement depuis ces colonnes jusqu’à la ville, qui n’en est éloignée que d’un demi-mille. Nous allâmes coucher à

PLAISANCE, vingt milles : Ville fort grande. Comme j’y arrivai bien avant la nuit, j’en fis le tour de tous côtés pendant trois heures. Les rues sont fangeuses, & non pavées ; les maisons petites. Sur la place, qui fait principalement sa grandeur, est le Palais de la Justice, avec les prisons ; c’est-là que se rassemblent tous les Citoyens. Les environs sont garnis de boutiques de peu de valeur.

Je vis le Château qui est entre les mains du Roi Philippe. Sa garnison est composée de trois cens soldats Espagnols mal payés, à ce qu’ils me dirent eux-mêmes. On sonne la Diane matin & soir pendant une heure, avec les instrumens que nous appellons hautbois, & eux fiffres. Il y a là dedans beaucoup de monde, & de belles pieces d’artillerie. Le Duc de Parme qui étoit al ors dans la Ville ne va jamais dans le Château que tient le Roi d’Espagne ; il a son logement à part dans la Citadelle, qui est un autre Château situé ailleurs. Enfin, je n’y vis rien de remarquable, sinon le nouveau bâtiment de Saint-Augustin que le Roi Philippe a fait construire à la place d’une autre Eglise de Saint- Augustin, dont il s’est servi pour la construction de ce Château, en retenant une partie de ses revenus. L’Eglise qui est très-bien commencée n’est pas encore finie ; mais la maison conventuelle, ou le logement des Religieux qui sont au nombre de soixante-dix, & les Cloîtres qui sont doubles, sont entierement achevés. Cet édifice, par la beauté des corridors, des dortoirs, des différentes usines & d’autres pieces, me paroît le plus somptueux & le plus magnifique bâtiment pour le service d’une Eglise que je me souvienne d’avoir vu en aucun autre endroit. On met ici le sel en bloc sur la table, & le fromage se sert de même en masse sans plat.

Le Duc de Parme attendoit à Plaisance l’arrivée du fis ainé de l’Archiduc d’Autriche, jeune Prince que je vis à Insprug, & l’on disoit qu’il alloit à Rome pour se faire couronner Roi des Romains. On vous présente encore ici l’eau pour la mêler avec le vin, avec une grande cuillier de laiton. Le fromage qu’on y mange ressemble à celui qui se vend dans tout le Plaisantin. Plaisance est précisément à moitié chemin de Rome à Lyon. Pour aller droit à Milan, je devois aller coucher à

MARIGNAN, distance de trente milles, d’où à Milan il y en a dix ; j’allongeai mon voyage de dix milles pour voir Pavie. Le Mercredi 25 Octobre je partis de bonne heure, & je suivis un beau chemin dans lequel je rendis une petite pierre molle & beaucoup de sable. Nous traversâmes un petit Château appartenant au Comte Santafiore. Au bout du chemin, nous passâmes le Pô sur un pont volant établi sur deux barques avec une petite cabane, & que l’on conduit avec une longue corde, appuyée en divers endroits sur des batelets rangés dans le fleuve, les uns vis à-vis des autres. Près de là le Tesin mêle ces eaux à celles du Pô. Nous arrivâmes de bonne heure à

PAVIE, trente milles. Je me hâtai d’aller voir les principaux monumens de cette Ville : le pont - sur le Tesin, l’Eglise Cathédrale & celles des Carmes, de Saint Thomas, de Saint Augustin ; dans la derniere, est le riche tombeau du Saint Evêque en marbre blanc & orné de plusieures statues. Dans une des places de la Ville, on voit une colonne de briques sur laquelle est une statue qui paroît faite d’après la statue équestre d’Antonio le Pieux qu’on voit devant le Capitole à Rome. Celle-ci plus petite ne sçauroit être comparée à l’original ; mais ce qui m’embarrassa, c’est qu’au cheval de la statue de Pavie il y a des étriers & une selle, avec des arçons devant & derriere, tandis que celui de Rome n’en a pas. Je suis donc ici de l’opinion des Savans, qui regardent les étriers & les selles, au moins tels que ceux-ci, comme une invention moderne. Quelque Sculpteur ignorant peut-être a cru que ces ornemens manquoient au cheval. Je vis encore les premiers ouvrages du bâtiment que le Cardinal Borromée faisoit faire pour l’usage des Etudians.

La Ville est grande, passablement belle, bien peuplée, & remplie d’artisans de toute espece. Il y a peu de belles maisons, & celle même où l’Impératrice a logé dernierement est peu de chose. Dans les armes de France que je vis, les lys sont effacés ; enfin il n’y a rien de rare. On a dans ces cantons-ci les chevaux à deux jules par poste. La meilleure auberge où j’eusse logé depuis Rome jusqu’ici, étoit la poste de Plaisance, & je la crois la meilleure d’ltalie, depuis Vérone ; mais la plus mauvaise hôtellerie que j’aye trouvé dans ce voyage est le Faucon de Pavie. On paye ici & à Milan le bois à part, & les lits manquent de matelas.

Je partis de Pavie le Jeudi 26 Octobre ; je pris à main droite à la distance d’un demi-mille du chemin direct, pour voir la plaine où l’on dit que l’armée du Roi François I, fut défaite par Charles- Quint, ainsi que pour voir la Chartreuse qui passe avec raison pour une très-belle Eglise. La façade de l’entrée est toute de marbre, richement travaillée, d’un travail infini, & d’un aspect imposant. On y voit un devant d’Autel d’ivoire, où sont représentés en relief l’Ancien & le Nouveau Testament, & le Tombeau de Jean Galeas Visconti, Fondateur de cette Eglise, en marbre. On admire ensuite le Chœur, les ornemens du Maître-Autel, & le Cloître qui est d’une grandeur extraordinaire & d’une rare beauté. La maison est très-vaste ; & à voir la grandeur & la quantité des divers bâtimens qui la composent, à voir encore le nombre infini de domestiques, de chevaux, de voitures, d’ouvriers & d’artisans qu’elle renferme, elle semble représenter la Cour d’un très-grand Prince. On y travaille continuellement avec des dépenses incroyables qui se font sur les revenus de la maison. Cette Chartreuse est située au milieu d’une très-belle prairie. De là nous vinmes à

MILAN, vingt milles. C’est la Ville d’Italie la plus peuplée ; elle est grande, remplie de toutes sortes d’artisans & de marchands. Elle ressemble assez à Paris, & a beaucoup de rapport avec les Villes de France. On n’y trouve point les beaux Palais de Rome, de Naples, de Gênes, de Florence ; mais elle l’emporte en grandeur, & le concours des Etrangers n’y est pas moindre qu’à Venise. Le Vendredi, 27 Octobre, j’allai voir les dehors du Château, & j’en fis presqu’entierement le tour. C’est un édifice très-grand, & admirablement fortifié. La Garnison est composée de sept cent Espagnols au moins, & très-bien munie d’artillerie. On y fait encore des réparations de tous côtés. Je m’arrêtai là pendant tout le jour à cause d’une abondante pluie qui survint. Jusqu’alors le tems, le chemin, tout nous avoit été favorable. Le Samedi 28 Octobre au matin, je partis de Milan par un beau chemin, très-uni ; quoiqu’il plût continuellement, & que tous les chemins fussent couverts d’eau, il n’y avoit point de boue, parce que le pays est sablonneux. Je vins dîner à

BUFFALORA, dix huit milles. Nous passâmes là le Naviglio sur un pont. Le canal est étroit, mais tellement profond qu’il transporte à Milan de grosses barques. Un peu plus en deça nous passâmes en bateau le Tesin, & vinmes coucher à

NOVARRE, vingt huit milles, petite Ville, peu agréable, située dans une plaine. Elle est entourée de vignes & de bosquets ; le terrein en est fertile. Nous en partîmes le matin, & nous nous arrêtames le tems qu’il fallut pour faire manger nos chevaux à

VERCEIL, dix milles, Ville du Piémont au Duc de Savoie, située encore dans une plaine, le long de la Sesia, riviere que nous passâmes en bateau. Le Duc a fait construire en ce lieu à force de monde, & très-promptement, une jolie forteresse, autant que j’en ai pu juger par les ouvrages de dehors ; ce qui a causé de la jalousie aux Espagnols qui sont dans le voisinage. De là nous traversâmes deux petits Châteaux, Saint-Germain & Saint Jacques, & suivant toujours une belle plaine, fertile principalement en noyers (car dans ce pays il n’y a point d’oliviers, ni d’autre huile que de l’huile de noix), nous allâmes coucher à

LIVORNO, vingt-milles, petit Village assez garni de maisons. Nous en partîmes le Lundi de bonne heure, par un chemin très-uni ; nous vinmes dîner à

CHIVAS, dix milles. Après avoir passé plusieurs rivieres & ruisseaux, tantôt en bateau, tantôt à pié, nous arrivâmes à

TURIN, (dix milles), où nous aurions pu facilement être rendus avant le dîner. C’est une petite Ville, située en un lieu fort aquatique, qui n’est pas trop bien bâtie, ni fort agréable, quoiqu’elle soit traversée par un ruisseau qui en emporte les immondices. Je donnai à Turin cinq écus & demi par cheval, pour le service de six journées jusqu’ à Lyon : leur dépense sur le compte des Maîtres. On parle ici communément François & tous les gens du pays paroissent fort afféctionnés pour la France. La langue vulgaire n’a presque que la prononciation Italienne, & n’est au fond composée que de nos propres expressions. Nous en partîmes le Mardi, dernier Octobre, & par un long chemin, mais toujours uni, nous vinmes dîner à

S. AMBROISE, deux postes. De là, suivant une plaine étroite entre les montagnes, nous allâmes coucher à

SUZE, deux postes. C’est un petit Château peuplé de beaucoup de maisons. J’y ressentis, pendant mon séjour , au genou droit, une grande douleur qui me tenoit depuis quelques jours, & alloit toujours en augmentant. Les hôtelleries y sont meilleures qu’aux autres endroits d’Italie : bon vin, mauvais pain, beaucoup à manger.

Les aubergistes sont polis, ainsi que dans toute la Savoie. Le jour de la Toussaint, après avoir entendu la Messe j’en partis & vins à

NOVALESE, une poste. Je pris là huit Marrons pour me faire porter en chaise jusqu’au haut du Mont Cenis, & me faire ramasser de l’autre côté.

  1. L’Italienne.